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rétablie,au grand mécontentement des anciens révolutionnaires et d'une partie de l'entourage de Bonaparte, mais au profit du chef de l'État, qui sachant la puissance du sentiment religieux, aimait mieux un clergé nommé par lui et à peu près soumis qu'un clergé indépendant et hostile 1.

Rétablissement du crédit de l'Étal. -- Les intérêts avaient besoin aussi d'être rassurés. Le chaos financier, cause principale du discrédit, fut débrouillé ; l'impôt forcé progressif fut supprimé; une agence centrale des contributions directes fut créée qui confectionna immédiatement les rôles, arriérés depuis plusieurs années 2. Des receveurs furent institués: pour l'arrondissement, un receveur particulier; pour le département, un receveur général qui devint un véritable banquier du Trésor. Les fonds commencèrent à rentrer. On put payer aux rentiers — ce qui ne s'était pas vu depuis longtemps un semestre en argent, et débarrasser la place par le retrait successif de papiers d'État qui l'encombraient. Le taux de la rente, porté en moins d'un an de 12 à 40 francs, témoigna de la confiance renaissante 3.

Voies de communication. En même temps Bonaparte s'appliquait à compléter, à l'aide de l'octroi obligatoire, les revenus insuffisants des hospices. Pour remédier au déplorable état des routes il doublait, triplait, par des prélèvements sur le budget général, le produit de la taxe des barrières. Il ordonnait de reprendre les travaux de canalisation et il allait lui-même sur les lieux fixer le tracé du canal de Saint

1. Un homme qui n'appartenait à aucune foi religieuse, mais qui avait l'esprit élevé et modéré, a jugé ainsi la politique concordataire : « L'opération la plus hardie qu'ait faite Bonaparte pendant les premières années de son règne a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases... La faveur qu'il avait obtenue près du peuple par le rétablissement du culte se tourna en haine contre lui dès qu'il fut en controverse avec le pape... Aussi l'empereur disait-il qu'il eût mieux fait de se déclarer protestant. » CHAPTAL, Mes Souvenirs sur Napoléon, p. 236 et 243. 2. GAUDIN, dans ses mémoires, constate qu'au cours de l'an VIII, les 35,000 rôles qui restaient à faire de l'an VII et ceux de l'année suivante purent entrer en recouvrement dès le premier jour de l'an IX. « On conçoit aisément, ajoute-t-il, qu'un travail aussi considérable ne put être exécuté dans un si court intervalle avec le soin que cette opération exige dans un temps ordinaire; mais faire vite dut être le mot d'ordre de cette première année où il n'y avait de moyen de salut que dans la célérité des mesures et dans la rapidité de leur exécution. >>

3. On sait que la rente était même un moment, en 1799, tombée à 5 francs. Sous l'Empire elle monta, en 1807, jusqu'à 93 fr. 40.

4. Sur l'état des hôpitaux, voir CHAPTAL, op. cit., p. 60.

5. La taxe des routes produisait 13 à 14 millions; Bonaparte ajouta 12 millions sur les recettes de l'an IX, 28 millions sur celles de l'an X. Pour donner une idée de la durée des voyages, nous rappelons que de Paris à Orléans, sur une route toute pavée et des mieux entretenues, l'entreprise des messageries, réorganisée en 1805, faisait le trajet en 15 heures; partant de Paris à 4 heures du matin tous les jours, elle arrivait vers 7 heures du soir.

Quentin. Il fit reprendre les travaux du canal de l'Ourcq et travailler au canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire; il fit construire des ponts à Paris. Pour purger les grands chemins il envoya, quand la paix de Lunéville eut rendu les troupes disponibles, des colonnes mobiles dans les cantons suspects: il faisait monter des gendarmes dans les diligences et livrait les malfaiteurs à des tribunaux spéciaux. Lorsque Brune eut contraint la Vendée à déposer les armes et que les restes de la chouannerie eurent été écrasés (1800), les dernières traces du brigandage disparurent.

Action administrative et politique de Bonaparte. En moins de deux ans cette œuvre de réorganisation fut accomplie. Les projets, élaborés par les travaux incessants du Conseil d'État, auxquels Bonaparte prenait lui-même une très grande part 1, étaient portés coup sur coup au Tribunat d'où ils passaient au Corps législatif pour devenir lois de l'État. « Nous sommes, disait le tribun Sedillez, entraînés dans un tourbillon d'urgence dont le mouvement rapide se dirige vers

1. « Le premier consul composa son Conseil d'État des hommes les plus marquants dans l'administration et les sciences.... >>

« Les fonctions de conseiller d'État étaient alors aussi pénibles qu'étendues; il fallait tout organiser, et chaque jour, nous nous réunissions en conseil ou en section; presque tous les soirs nous avions un conseil chez le premier consul, où nous discutions et délibérions depuis dix heures du soir jusqu'à quatre et cinq heures du matin. Ce fut surtout dans ces conférences que j'ai appris à connaître le grand homme à qui nous venions de confier les rênes de l'Etat. Jeune encore, et peu instruit dans les diverses parties de l'administration, il portait dans la discussion une clarté, une précision, une force de raison et une étendue de vues qui nous étonnaient....... Plus jaloux de s'instruire que d'affecter un savoir que ses études militaires et son âge ne lui avaient pas permis d'acquérir, il demandait souvent la définition des mots, interrogeait sur ce qui existait avant son gouvernement, et après avoir solidement assis ses bases, il en déduisait des conséquences toujours favorables à l'état présent. » Mes souvenirs sur Napoléon, par le comte CHAPTAL, p. 210 et suiv.

Devenu empereur, il changea sous ce rapport, comme dans sa manière de choisir les hommes.

«... On voyait les qualités de l'homme, on apercevait imparfaitement ses défauts. Aussi plus de quatre millions de Français l'ont proclamé empereur. On ne se doutait pas alors qu'on traçait le chemin à la tyrannie... »

« La force armée était toute dans ses mains, et toujours disposée à exécuter ses ordres, de sorte qu'il était parvenu au point de ne trouver de l'opposition nulle part. Souvent même il lui est arrivé, dans son Conseil d'État, de fermer la discussion qu'il avait lui-même provoquée et d'insulter avec aigreur ceux qui avaient l'air d'élever quelques doutes de la bonté d'une de ses propositions. Le résultat n'en paraissait pas moins délibéré en conseil d'État. Enfin, à l'époque où il est arrivé à l'Empire, il n'y avait déjà plus de liberté publique, parce qu'il n'y avait plus ni contrepoids ni balance dans les pouvoirs. »>

Il a dit plusieurs fois à Chaptal: « Au dedans et au dehors, je ne règne que par la crainte que j'inspire; si j'abandonnais ce système, je ne tarderais pas à être détrôné. » (Mes souvenirs sur Napoléon, p. 213, 214, 219.)

le but de nos vœux. Ne vaut-il pas mieux céder à l'impétuosité de ce mouvement que de s'exposer à en entraver la marche ? » La majorité pensait et votait comme lui. Mais il suffisait qu'une opposition, quelquefois tracassière, quelquefois aussi sincèrement soucieuse du bien, se manifestât dans la minorité, pour irriter Bonaparte. A chaque remaniement de la Constitution, il amoindrit le rôle du Tribunat et il finit par s'en débarrasser tout à fait. Une de ses premières mesures avait été la suppression des journaux, moins treize, et durant tout son règne, la presse, étroitement bridée, ne put être considérée ni comme la voix de l'opinion, ni même comme une industrie.

Quoiqu'il n'eût que trente ans, Bonaparte avait déjà remporté assez de victoires pour pouvoir le premier demander la paix à ses ennemis. Il le fit dans un langage noble et avec des arguments dont l'Angleterre et lui-même auraient dû se pénétrer davantage. « Comment, disait-il dans sa lettre à Georges III, les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins, comme la première des gloires? » Il fallut conquérir cette paix par de nouveaux combats. Marengo et Hohenlinden forcèrent les Autrichiens à mettre bas les armes. Bonaparte sut profiter de l'indignation que causait aux neutres le despotisme maritime de l'Angleterre. La disette sévissait dans ce pays; Pitt quitta le ministère. Le traité de Lunéville (9 juin 1801) et le traité d'Amiens qui le suivit de près (25 mars 1802) rétablirent sur le continent et sur les mers ce bienfait si désirable de la paix, et l'on put croire quelque temps que les destinées de la France et de l'Europe venaient enfin d'être fixées par le génie d'un homme. Obéi à l'intérieur, victorieux au dehors, bientôt rassuré sur son avenir par le consulat à vie (2 août 1802), Bonaparte était alors à l'apogée de sa gloire.

Il voulut davantage. Mais les obstacles s'accumulèrent à mesure que son ambition le poussa plus loin. A l'extérieur, les coalitions se succédèrent, et le poids de l'Empire, démesurément agrandi, entouré d'alliés sourdement malveillants, finit par devenir trop lourd pour le bras d'un homme. En France, la nation se fatigua des immenses sacrifices que coûtaient des guerres continuelles, et perdant peu à peu l'affection qu'elle avait vouée à son héros, elle se prit à regretter sa liberté. Toutefois la lassitude ne se fit sentir publiquement que pendant les derniers temps, et durant huit années encore, continua, avec le silence des esprits et la prospérité de l'industrie, le travail de l'organisation administrative.

1. THIERS, Hist. de la Révolution française, éd, grand in-8°, t. 1, p. 110.

Les codes. Le 19 brumaire, le Conseil des anciens, dans la proclamation par laquelle il annonçait au peuple la chute du Directoire, déclarait que la commission chargée de reviser la Constitution politique devait aussi « préparer un code civil ». Tant on savait flatter par là un des vœux les plus ardents de la population! Une commission, composée de jurisconsultes éminents, prépara ce code auquel la Convention avait déjà songé, mais que le Consulat, s'inspirant << de la connaissance des droits de l'homme sagement combinés avec les besoins de la société », eut la gloire de composer. Publié par parties depuis 1802, promulgué sous sa forme complète le 21 mars 1804, il était rédigé sur les principes que la Révolution avait fait triompher: liberté des personnes et des choses, égalité des citoyens, plénitude de la propriété. Mais il empruntait au droit coutumier les anciens usages qui étaient compatibles avec l'ordre nouveau. Il rétablissait surtout l'autorité de la famille et resserrait les nœuds du mariage qu'avaient affaiblis les lois des conventionnels.

D'autres codes furent promulgués ensuite sous l'Empire: code de procédure civile (1806), code de commerce (1807), code d'instruction criminelle (1808), code pénal (1810). « Le bonheur du peuple, avait dit Boulay de la Meurthe, consiste dans la liberté civile pour laquelle seule les hommes se réunissent et restent en société. » De ce côté du moins, le peuple recevait satisfaction, et depuis ce temps, durant près d'un siècle, la société française est demeurée, malgré ses révolutions politiques et malgré quelques changements commandés surtout par le progrès de la démocratie, assise sur le fondement des codes de l'Empire.

Le Directoire avait timidement glissé dans son budget quelques taxes indirectes. L'empereur osa rompre en face avec la théorie physiocratique 1, et il avait cette fois raison contre les «< idéologues ». L'impôt unique prélevé sur le revenu de la terre est une erreur et une impossibilité dans un pays où la richesse mobilière est développée. Les impôts directs sont, dit-on, les plus dignes d'un peuple libre. Mais l'impôt de consommation, sagement pondéré, n'a rien d'illégitime en principe; il est commode dans la pratique et il est nécessaire avec les gros budgets. Les propriétaires se plaignaient. L'impôt foncier était fort lourd; depuis qu'il fallait donner au percepteur, au lieu d'assignats ou de mandats dépréciés, des espèces sonnantes, et payer

1. Il déclara même, à l'ouverture de la session de 1806, « vouloir diminuer les impositions directes qui pèsent uniquement sur le territoire, en remplaçant une partie de ces charges par des perceptions indirectes ». (Voir Esq. DE PARIBU, Traité des impôts, t. II, p. 365.)

2. L'impôt foncier fut réduit de 240 millions (chiffre de 1791) à 172 millions (chiffre de 1808) et les contributions personnelle mobilière et somptuaire de 60 à 27 mil

exactement, ils en sentaient tout le poids. Napoléon les dégreva dans une large mesure 1. Mais en empruntant trop aux règlements de l'ancien régime dans ses créations nouvelles ou dans ses restaurations fiscales, il froissa des intérêts et des personnes; en constituant des monopoles, il prêta à de graves objections.

Dans la session de l'an IX, soixante-dix-huit conseils généraux demandaient la réduction de l'impôt foncier au nom de l'agriculture, six demandaient une meilleure répartition, dix-sept réclamaient un cadastre. Il est vrai que, d'autre part, dix voulaient, pour soulager l'industrie, la suppression de l'impôt des patentes qui n'était pas excessif; vingt-huit se contentaient de modifications au droit proportionnel.

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L'impôt des boissons. - L'impôt des boissons fut rétabli le premier 2, puis plusieurs fois remanié et aggravé 3. Les bières et les eaux-de-vie furent assujetties à un droit de fabrication, payable par le brasseur ou le distillateur. Les vins, cidres, poirés et eaux-de-vie (sauf certains cas, tels que celui de l'envoi à un destinataire soumis à l'exercice de la régie) furent assujettis à un droit de circulation, payable à chaque déplacement de la marchandise. Toutes les boissons fermentées eurent à acquitter, dans les villes de quatre mille âmes et plus, un droit d'entrée variable selon le chiffre de la population et indépendant du droit d'octroi. Enfin ces mêmes boissons furent frappées les eaux-de-vie et les liqueurs, du droit de consommation perçu au moment de la vente; les vins et les cidres, du droit de détail perçu chez le débitant. L'exercice, c'est-à-dire la constatation sur place et la vérification par la régie des quantités entrées dans les caves et successivement vendues, fut la conséquence de cette législation, qui devint, par la complexité de ses règlements et par son caractère inquisitorial, une cause de mécontentement et un grief de la population contre l'Empire.

La loi de 1808 chercha à atténuer les inconvénients de cet impôt impopulaire, en fondant dans le droit de circulation plusieurs taxes gênantes et improductives de la loi de 1806. Elle ne réussit pas à calmer les consommateurs, et la surcharge des droits, en 1813, les disposa fort mal à soutenir l'Empire chancelant.

L'impôt du sel. La taxe des routes était insuffisante et désagréable au public 3. Napoléon ne voulut pas qu'on l'étendit aux départements situés au delà des Alpes, et par la même loi de finances qui créait l'impôt des boissons, il la remplaça pour ces contrées par une taxe sur

1. Loi du 5 ventôse an XII (25 février 1804), chap. II.

2. Lois du 1er germinal an XIII (22 mars 1805), du 24 avril-4 mai 1806,décret du 5 mai 1806, loi du 25 novembre-5 décembre 1808, décret du 5 janvier 1813.

3. En l'an IX, 58 départements en demandèrent la suppression, 27 la modification.

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