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en matière d'industrie a exprimé le même sentiment, dans un ouvrage publié une quinzaine d'années plus tard. « La suppression des jurandes et maîtrises a encore puissamment contribué à accélérer les progrès des arts: du moment que la liberté a été rendue à l'exercice de toutes les professions, les nombreux concurrents ont senti qu'ils ne pouvaient se distinguer que par un travail plus parfait et plus économique; l'émulation a été excitée de toutes parts par l'intérêt et l'amourpropre ; on a abandonné le chemin tracé par la routine pour parvenir à faire mieux ou au moins à fabriquer à plus bas prix, et partout ces efforts ont été couronnés de succès. » 1

Politique de Bonaparte à l'égard de la liberté du travail. Sous l'Empire, en 1806, les départements ayant été appelés à faire connaître les besoins de leurs fabriques et manufactures, plusieurs invoquèrent encore, comme remède ou comme moyen de perfectionnement, la réglementation. L'Aveyron demanda la création de vérificateurs des étoffes, et des règlements afin de «< repousser les abus qui se sont glissés dans la fabrication et qui entraînent la chute des fabriques ». Le Finistère, déplorant << l'infidélité » dans la fabrication des toiles, qui nuit à l'exportation de cette marchandise en Espagne, proposa le rétablissement de la marque « afin d'assurer les dimensions et la qualité des étoffes »; l'Ille-et-Vilaine réclama un bureau de marque des toiles dans chaque arrondissement et des règlements locaux; la Lozère émit le vœu d'avoir des inspecteurs de fabriques. En 1807, la chambre de commerce de Marseille s'efforça de « démontrer » la nécessité du renouvellement des règlements relatifs aux draps du Levant. 3

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Bonaparte n'avait sans doute jamais eu, avant de devenir premier consul de la République, l'occasion de réfléchir sur les détails de l'organisation industrielle. Sur plus d'un point son jugement était encore indécis; il écoutait, il interrogeait. L'amour de la régularité et de l'ordre qui caractérisait son génie et que l'habitude du commandement militaire avait fortifié, le disposait, d'une part, assez favorablement pour le système de la réglementation. D'autre part, héritier de la

1. CHAPTAL, de l'Industrie française, t. II, p. 41.

2. Arch. nationales, F12, 507.

3. Ibid., F12, 527.

4. Il demandait à Chaptal s'il n'y aurait pas des «formes à prescrire » aux forges de Bercy pour les améliorer (Corresp. de Napoléon, VII, 39, 17 février 1801). Il voulait que les préfets eussent auprès d'eux un conseil d'industriels; et sous son inspiration, le ministre en motivait ainsi l'utilité : « C'est avec ces dispositions que se présentent les arts; ils n'attendent que le souffle protecteur de l'adminis tration pour créer des prodiges. Combien il serait dangereux, citoyen préfet, de livrer aux oscillations ou aux efforts souvent impuissants des individus les belles destinées que peuvent se promettre les fabriques françaises! » (11 floréal an IX, Circulaire aux préfets; Moniteur de l'an IX, p. 967.) - Dans une des discussions du Conseil d'Etat, il se plaignait des aubergistes qui rançonnaient les voyageurs; il pré

Révolution, il pensait avoir pour mission d'en fixer les grands principes dans la société reconstituée par lui. Il devait donc écarter la pensée du privilège, et d'ailleurs, il avait trop de sens pour ne pas comprendre bientôt que la principale source de la richesse nationale résidait dans l'activité libre du travail. Aussi, celui qui pouvait tout se garda-t-il, à moins d'y être engagé par un motif politique, de porter atteinte à l'égalité des droits du travail au moment où il constituait dans le Code civil l'égalité des personnes et des biens. Le principe de la liberté industrielle, un instant discuté, triompha; durant les quatorze années du gouvernement de Napoléon, il eut le temps de s'enraciner dans les intérêts et dans les habitudes de la nation.

Le gouvernement impérial n'avait pourtant pas une foi assez entière dans la liberté pour se fier entièrement à elle, ni un respect assez grand de ses droits pour ne pas les méconnaître quand ils faisaient obstacle à sa politique et qu'il croyait l'intérêt de l'État en jeu. Déjà le désir d'avoir des approvisionnements réguliers avait fait mettre les halles, les bouchers et les boulangers sous le régime de la réglementation ou du privilège. D'autres raisons, plus ou moins légitimes, amenèrent d'autres exceptions. La liberté demeura la règle ; 1 mais les dérogations à cette règle devinrent assez nombreuses pour qu'une notable portion du champ du travail fût soustraite à sa loi.

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Réglementation des professions libérales. La Constituante avait voulu que toutes les portes fussent librement ouvertes à toutes les tendit qu'on avait le droit de les taxer et il nomma même une commission pour préparer un règlement à ce sujet. Il paraît que la commission ne se réunit jamais. Mémoires sur le Consulat, p. 136.)

CHAPTAL a fait connaitre la disposition générale de l'esprit de Napoléon en cette matière (Mes souvenirs sur Napoléon, p. 288):

« Quoique Napoléon eût l'esprit très réglementaire, il a été constamment détourné de la propension qu'il avait à donner des règlements aux fabriques... Toutes les fois qu'il parlait des règlements, on le détournait de l'idée d'en donner, en lui présentant le tableau des progrès qu'avait faits, sous son règne, l'art de filer, de tisser et d'imprimer les cotons sans qu'il fût assujetti à aucun règlement, et en lui observant qu'on en serait encore aux essais très imparfaits de 1789 si on avait donné des entraves au génie.

<< I inclinait beaucoup moins à rétablir les corporations, parce qu'il les croyait dangereuses pour la paix et l'affermissement de son autorité. »

1. Exemple. Les ouvriers des ports de l'Yonne étaient organisés en compagnies qui fonctionnaient sous l'autorité du préfet et sous le contrôle d'une commission de marine et auxquelles était annexée une société de secours mutuels, alimentée par une retenue du dixième des salaires. Les chargements et déchargements de voi. tures et de coches d'eau étaient tarifés; des différends s'élevèrent à plusieurs reprises entre les compagnies qui prétendaient avoir le monopole et les particuliers qui voulaient faire décharger directement leurs voitures par leurs propres ouvriers. La compagnie d'Auxerre avait été créée ou reconstituée par arrêté préfectoral du 1er mai 1808. Les pièces relatives à cette affaire forment un volumineux dossier (S 137-138) dans les Archives de l'Yonne, communiqué par M. l'archiviste.

activités. Dans la suppression des corporations, et par conséquent du chef-d'œuvre, elle avait compris les examens que les professions libérales imposaient et les compagnies que formaient les personnes exerçant ces professions. L'ordre des avocats et celui des médecins avaient disparu, et chacun pouvait faire devant les tribunaux les fonctions de « défenseur officieux », ou exercer l'art de guérir, sans avoir d'autre titre que la confiance de son client.

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Le Consulat restaura sur ce terrain la réglementation. Les avoués, 1 les huissiers, les notaires, les commissaires-priseurs, les agents de change, les courtiers de commerce devinrent des officiers publics, limités en nombre, nommés par le chef de l'État, groupés en corporation, avec chambre syndicale, élections, bourse commune, règlements. Leurs corporations, non moins jalouses que celles de l'ancien régime, furent moins libres, puisque le nombre des titulaires y était limité par la loi et que les titres étaient conférés par le gouvernement.

Les avocats, dont la profession semble avoir la liberté pour essence, ne pouvaient être tenus dans des lisières aussi étroites. L'État ne s'arrogea pas le droit de les nommer et d'en limiter le nombre ; mais il exigea d'eux le diplôme de licencié en droit et l'inscription au tableau. " Comme Napoléon ne les aimait guère, il les soumit de plus à une dis

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1. Voir la loi du 27 ventôse an VIII (18 mars 1800) qui en fait des officiers publics à la nomination du gouvernement; l'arrêté du 13 frimaire an IX (4 novembre 1804) qui crée la chambre des avoués; la loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1803) qui astreint les avoués à subir un examen de droit le décret du 6 juillet 1810 qui leur impose un stage de cinq ans. Les conditions devinrent plus nombreuses et l'organisation plus exclusive avec les années.

2. Voir la loi du 27 ventôse an VIII (18 mars 1800), le décret du 14 juin 1813, le décret du 29 août 1813.

3. Le nombre des notaires fut déterminé par le gouvernement, leur circonscription délimitée. Pour être admis, il fallut satisfaire à de nombreuses conditions, être Français, avoir vingt-cinq ans, avoir tiré à la conscription, justifier d'un stage de quatre à six ans, obtenir un certificat de moralité et de capacité, fournir un cautionnement. Les notaires furent nommés par le chef de l'Etat ; ils prêtèrent serment et furent soumis à la discipline d'une chambre particulière. Cette chambre, établie auprès de chaque tribunal de première instance, fut composée dans les départements de sept ou neuf notaires élus en assemblée générale et fut pourvue d'un budget. Loi du 25 ventôse an IX (16 mars 1801) et arrêté du 24 décembre

1803.

4. Voir la loi du 27 ventôse an IX (18 mars 1801), qui institue 80 commissairespriseurs vendeurs de meubles à Paris, et l'arrêté du 29 germinal an IX (19 avril 1801), relatif à la chambre des commissaires-priseurs.

5. Loi du 28 ventôse an IX (19 mars 1801), arrêtés du 29 germinal an IX (19 avril 1801) et du 12 brumaire an X (16 juin 1802).

6. Cependant les avocats à la Cour de cassation (loi du 27 ventôse an VIII et décret du 11 juin 1806) et les avocats au Conseil d'État (décret du 11 juin 1806) devinrent de véritables officiers à la nomination du chef de l'État.

7. Loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804).

cipline sévère, dont il assura le maintien en les groupant en corporations sous l'autorité de chaque tribunal. 1

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L'exercice de la médecine fut subordonné à l'obtention d'un diplôme de docteur ou d'officier de santé : ce qui était légitime. Les sagesfemmes, les pharmaciens, les herboristes eurent aussi des examens à subir de la région des carrières libérales l'obligation du chefd'œuvre descendit ainsi jusque sur le terrain de l'industrie. Mais par compensation, la loi crut devoir protéger contre la concurrence les industriels auxquels elle imposait cette servitude, en défendant aux médecins et aux sœurs de charité de vendre des médicaments et en punissant d'amende, de confiscation et même de prison quiconque s'immiscerait sans titre dans l'exercice de ces métiers.

L'enseignement universitaire et les diplômes. De toutes les professions libérales l'enseignement fut la plus réglementée. Indépendamment des écoles supérieures et des lycées créés par le Consulat dans lesquels l'instruction était donnée au nom de l'État et par ses professeurs spéciaux, il y avait des écoles libres. Une première loi les soumit à la surveillance des préfets et déclara qu'elles ne pourraient être désormais établies sans l'autorisation du gouvernement. Une

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1. « Ce sont des factieux, disait Napoléon, des artisans de crimes et de trahison... Je veux qu'on puisse couper la langue à un avocat qui s'en sert contre le gouvernement. » Le décret du 14 décembre 1810 qui les constitua en corporations, avec un bâtonnier et un conseil de discipline, se ressentait des mauvaises dispositions de son auteur. L'ordre des avocats ne pouvait s'assembler que sur la convocation du bâtonnier et pour l'élection des candidats au conseil de discipline, sous peine de tomber sous le coup des lois contre les associations ou réunions illicites; les coalitions, les refus en masse de plaider étaient punis de la radiation du tableau; défense de se livrer à des suppositions dans les faits, à des personnalités offensantes ou même à des discours superflus; ceux qui se permettaient d'attaquer les principes de la monarchie et les Constitutions de l'Empire étaient immédiatement punis; les avocats étaient tenus de faire mention de leurs honoraires au bas de leurs consultations et de donner un reçu lorsqu'on les payait; le conseil de discipline pouvait réduire ces honoraires quand il les trouvait excessifs et blâmer les coupables.

2. Le titre de docteur, délivré par la Faculté après quatre années d'études, cinq examens et une thèse, conférait le droit d'exercer dans toute la France; le titre d'officier de santé, délivré par des jurys spéciaux, après trois examens, trois années d'études, ou cinq et même six ans de stage, n'autorisait le titulaire à exercer que dans le département où il avait été reçu et ne lui donnait que des pouvoirs limités. Loi du 19-29 ventôse an XI (10-20 mars 1803).

3. Loi du 21 germinal an XI (11 avril 1803), arrêté du 25 thermidor an XI (13 avril 1803), loi du 29 pluviose an XII (18 février 1805). Les pharmaciens furent assujettis à huit ans de stage ou trois ans seulement quand ils y joignaient trois années d'études dans une école de pharmacie et l'obtention d'un diplôme à la suite d'un triple examen. Dès le 10 floréal an IX, Dubois, préfet du Gard, avait devancé la loi et constitué un jury pour examiner les pharmaciens et leur délivrer un diplôme. - Voir aussi les décrets du 14 juin 1805 et du 18 août 1810, relatifs à la vente des remèdes secrets.

4. Loi du 11 floréal an X (1er mai 1802).

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seconde loi mit l'enseignement tout entier dans la main de l'État, par la création de l'Université. Les lycées furent soumis à une sorte de discipline monastique, et les institutions et pensions furent placées sous la juridiction du grand-maître, qui pouvait en ordonner la fermeture comme il en autorisait la création ; les maîtres de pension furent tenus de se munir de certains diplômes et d'un brevet du grand-maître, valable seulement pour dix ans, de soumettre leurs règlements intérieurs à l'approbation universitaire et de payer à l'Université le vingtième de la somme que leur payait à eux-mêmes chacun de leurs élèves pour son instruction. Peu d'industries, si l'on peut employer ici ce terme, furent moins libres; aussi peu de monopoles ont excité jusqu'au milieu du XIXe siècle de plus vives réclamations.

Il ne faut pourtant pas mesurer toutes les branches de l'activité humaine à la même toise: les carrières libérales ont un caractère particulier. L'empereur rétablissait des examens: obligation salutaire dans plusieurs cas, non seulement pour donner au public des garanties d'une science dont il est par lui-même mauvais juge, mais encore pour maintenir, avec les fortes études, le niveau des intelligences, et pour empêcher que les besoins de la vie n'étouffassent trop tôt le désir des spéculations supérieures de l'esprit. On peut différer d'avis sur cette matière et citer des nations que l'absence d'institutions corporatives n'a pas empêché d'avancer en civilisation dans le cours du XIXe siècle ; quant à nous, nous pensons que cette obligation a eu une influence sensible sur l'économie de notre société, et que si elle a eu quelques inconvénients, elle a contribué à maintenir le culte des humanités.

Mais était-il nécessaire, pour atteindre ce but, de créer des corporations fermées, de confisquer en quelque sorte les professions d'avoué, d'huissier, de supprimer la liberté d'enseignement et de vouloir que toute instruction procédât du type créé par l'État ? La conception d'une Université de France était une grande pensée. L'institution était bonne sans aucun doute, il était bon aussi que l'État exerçât une surveillance efficace sur tous les établissements dans lesquels la jeunesse est instruite. Mais le type qu'il créait était-il sans défaut ; s'appliquait-il également à toutes les conditions sociales, et était-il nécessaire qu'il

1. Loi du 10 mai 1806, décret du 17 mars 1808, décret du 15 novembre 1811. 2. a L'enseignement public, disait le décret du 17 mars 1808, dans tout le royaume est confié exclusivement à l'Université. Aucune école, aucun établissement quelconque d'instruction ne peut être formé hors de l'Université et sans l'autorisation de son chef. » Dans les lycées, le proviseur et le censeur devaient ètre célibataires; les professeurs non mariés pouvaient demeurer dans l'établissement; aucune femme ne devait y être introduite; après trente années de service, les fonctionnaires émérites avaient le droit d'être admis dans une maison de retraite.

3. Décret du 17 mars 1808.

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