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fût unique? L'examen est une restriction, mais une restriction qui impose seulement une plus grande somme d'efforts à l'aspirant; l'érection en office crée un monopole qui dispense le titulaire des efforts nécessaires pour soutenir la concurrence.

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L'imprimerie et la librairie. - La presse fut étroitement bridée : le gouvernement s'arrogea le droit non seulement de lui dicter ses opinions, mais de disposer de la propriété des journaux. 2 Qui traitait ainsi l'expression journalière de la pensée, qui supprimait la tribune et tenait en bride les avocats, devait se défier aussi des livres et être peu indulgent pour l'imprimerie, que les rois à ses débuts avaient appelée « un art divin ». Napoléon la remit à peu près dans l'état de sujétion où elle était avant la Révolution, en imposant le brevet et le serment. Le brevet ne fut délivré qu'à ceux qui justifiaient de leur capacité, de bonne vie et mœurs, de leur attachement à la patrie et au souverain; il fut personnel et ne put être vendu ni prêté; il dut être enregistré au greffe du tribunal, et le titulaire, en prêtant le serment, s'engagea à ne rien imprimer de contraire aux devoirs envers le souverain et à l'intérêt de l'État. « Le nombre des imprimeurs est limité », dit le décret. La profession devint ainsi un véritable monopole, à la disposition du gouvernement, qui le conféra aux titulaires et qui put le leur enlever, en cas de contravention. 3

Voici

1. Voir diverses lettres de NAPOLÉON, entre autres, t. X, p. 335 et 356. sur cette matière une curieuse note du Moniteur, du 26 décembre 1810. « La censure a permis de vendre publiquement les ouvrages qui contiendraient quelques observations sur la Constitution actuelle de la monarchie autrichienne et sur les défauts qu'elle peut avoir, pourvu que ces observations soient présentées d'un ton modeste et appuyées sur de bonnes raisons. »

2. C'est ainsi qu'en 1806 Napoléon imposa au Journal des Débats un censeur, << auquel les propriétaires du journal donneront 12,000 francs d'appointements ». (Corresp. de Napoléon, t. X, p. 429.) Plus tard, il s'adjugea par décret la propriété même du journal que Barère et Louvet avaient créé en 1789, que Bertin avait acheté en 1800 et qu'il dirigeait depuis onze ans : « Considérant que les produits des journaux ou feuilles périodiques ne peuvent être une propriété qu'en vertu d'une concession expresse faite par nous; considérant que le Journal des Débats n'a été concédé par nous à aucun entrepreneur; que les entrepreneurs actuels ont fait des bénéfices considérables par suite de la suppression de trente journaux, indemnisés bien au delà des sacrifices qu'ils peuvent avoir faits dans le cours de leurs entreprises; considérant d'ailleurs que non seulement la censure, mais tous les moyens d'influence sur la rédaction d'un journal ne doivent appartenir qu'à des hommes sûrs, connus par leur attachement à notre personne et par leur éloignement de toute correspondance et influence étrangère, nous avons décrété et décrétons ce qui suit :

<< ART. 1er.

- L'entreprise du Journal des Débats est concédée à une société d'actionnaires qui sera composée de vingt-quatre actions.

<< ART. 2.

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Les bénéfices de l'entreprise seront, en conséquence, partagés entre vingt-quatre parties égales formant autant de parts d'actions. »>

Voir Dictionnaire général de la politique, par MAURICE BLOCK, Vo Débats. 3. Décret du 7 germinal an XII (20 mars 1805).

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A Paris, le nombre, fixé d'abord à soixante, fut porté à quatre-vingts en 1811. Les livres de prière et en général les livres d'église ne purent être imprimés qu'avec la permission de l'évêque diocésain; 2 les manuscrits des archives, bibliothèques et autres établissements publics ne purent être publiés qu'après autorisation ministérielle. 3

La librairie débite les produits de l'imprimerie. Régler la source, c'était régler le cours de l'eau. Cependant le décret de 1810 crut bon, par surcroît de précaution, de soumettre aussi les libraires au brevet et au serment; mais le nombre n'en fut pas limité, ce qui établit une grande différence entre les deux professions.

Les théâtres et les débits de boissons. Les plaisirs publics furent mis sous la main de l'administration, et la libre industrie fut bannie de ce terrain comme l'était la libre expression de la pensée. « On doit empêcher, disait Napoléon dans son Conseil d'État, qu'il y ait à Paris des théâtres trop voisins les uns des autres. Il faut que le grand Opéra puisse seul donner des ballets. » Pourquoi ? Si la décence n'avait pas toujours été respectée, des règlements généraux de police n'auraientils pas suffi pour réprimer les écarts? Qu'importait à l'État que les théâtres fussent voisins ou éloignés? Non seulement le privilège administratif fut constitué sur des motifs contestables, mais les établissements supprimés ne reçurent pas même d'indemnité, sous prétexte qu'il ne fallait pas «< prendre l'argent du peuple pour des histrions ». " Mais les histrions avaient donné et continuèrent à donner le dixième de leur recette aux pauvres. Les préfets dans les départements, l'empereur, sur un rapport du ministre de la police à Paris, autorisèrent l'ouverture des théâtres, purent désigner l'emplacement, déterminer le nombre des représentations, la nature des pièces; de plus, des décrets assujettirent les théâtres secondaires à payer une redevance aux théâtres principaux. 7

L'administration intervint aussi dans un genre de plaisir plus grossier; elle soumit à l'autorisation préalable les cabaretiers et autres débitants de boissons de là le droit de limiter le nombre, d'inter

:

1. Décret du 20 février 1808.

2. Décret sur la police de l'imprimerie et de la librairie du 3. Décret du 2 février 1811.

février 1810.

4. Opinions et disc. de Napoléon au Conseil d'Elat, p. 290 et 291.

5. D'ailleurs, sous le régime du monopole qui fut alors créé, on avait vu, avant les démolitions du second Empire, les théâtres s'accumuler les uns à côté des autres sur le boulevard du Temple.

6. « Je ne crois pas que le gouvernement soit obligé d'indemniser les théâtres qui seront supprimés ou changés de place; c'est assez d'avoir à payer annuellement 1,200,000 francs pour les théâtres; il ne sera pas dit que je prenne l'argent du peuple pour des histrions. » (Opinions et disc. de Napoléon au Conseil d'Etat p. 291.)

7. Décrets du 8 juin 1806 et du 29 juillet 1807.

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dire à certains individus l'exercice de la profession, de faire fermer les établissements à certaines heures. L'intérêt de la morale impose des devoirs à l'État; il légitimait la surveillance de la police, mais il n'exigeait ni une réglementation luxuriante, ni la confiscation de la liberté. Il se produisit ainsi une anomalie qui est longtemps demeurée : une maison où l'on vend à boire et à manger étant un cabaret, ne put être ouverte sans autorisation et put être fermée sans indemnité, tandis qu'une maison où l'on logeait, étant réputée auberge, était à peu près régie par le droit commun, sans que l'ordre public en ait été troublé.

Le billet de banque et la Banque de France. — Le crédit commercial et le crédit de l'État sont intimement liés dans un grand pays comme la France. Bonaparte l'avait parfaitement compris, et ses premières mesures sur cette matière avaient été pour la plupart des bienfaits ; la liberté n'avait eu à regretter que le rétablissement de la corporation des agents de change dans les principales villes de France. La création de la Banque de France a été, sans contredit, une des plus heu reuses pensées de cette période féconde.

Il existait déjà plusieurs banques sous le Directoire. Dès 1796 la Caisse des comptes courants, fondée par des banquiers, avait émis des billets au porteur, et avait, pendant quelque temps, fait descendre l'intérêt de 9 à 6 p. 100; en 1798, la Caisse d'escompte du commerce avait été fondée par une société de riches manufacturiers de Paris ; le comptoir commercial Jabach, par de petits fabricants. C'étaient des germes que la paix eût pu faire fructifier, mais dont les troubles. politiques et les éventualités de la guerre arrêtaient le développement le taux de l'escompte était généralement,en 1799, de 3 à 4 p. 100 par mois.

Quelques jours après le coup d'État, sept banquiers, à la tête desquels se trouvait Perregaux, s'associèrent pour fonder, sous le nom de Banque de France, un établissement de crédit beaucoup plus vaste

1. Loi du 5 mai 1806 et décret du 15 décembre 1813.

2. Loi du 28 ventôse an IX (19 mars 1801). Les agents de change furent soumis à la nomination par le chef de l'État, au cautionnement, au serment, à la juridiction du syndicat. Ils n'acquirent qu'en 1816 le droit de « présenter à l'agrément de Sa Majesté des successeurs ». Bonaparte, tout en comprenant bien la relation du crédit de l'État et du crédit commercial, ne comprenait pas le mouvement des spé. culations de bourse. Il était en défiance contre les marchés à terme et il réprou vait les opérations à la baisse comme des actes hostiles contre le gouvernement. Voir MOLLIEN, Mém. d'un ministre du Trésor public, t. I, p. 251.

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3. A cette liste il y a à ajouter, pour Paris, la Banque territoriale, la Factorerie du commerce, la Caisse d'échange des monnaies qui escomptaient et émettaient des effets. Le Mont-de-Piété, la Caisse Lafarge, la Caisse des rentiers, la Société numéraire, la Caisse des employés et artisans, la Caisse des vieillards recevaient des dépôts et faisaient des avances, mais n'émettaient pas d'effets. M. STOURM, les Finances du Consulat, p. 231.

que les précédents : 30 millions de capital divisé en actions de 1,000 francs. L'administration était confiée à quinze régents et surveillée par trois censeurs, les uns et les autres nommés par l'assemblée générale des deux cents plus forts actionnaires; les opérations devaient consister dans la tenue des comptes courants, dans l'émission des billets à ordre et des billets à vue, l'escompte du papier de commerce à trois signatures, la signature d'un régent comptant pour deux. Le premier consul les encourageait. Il en autorisa la création par arrêté du 28 nivôse an VIII (19 janvier 1800), il s'inscrivit en tête pour 30 actions; il fit inscrire les membres de sa famille. Il acheta 5,000 actions avec l'argent du cautionnement des receveurs généraux ; il confia à la Banque le compte courant du Trésor; bientôt après, il lui remit le dépôt des réserves de la loterie et la chargea du payement des rentes. Les banquiers saluaient en lui le restaurateur du commerce.« Il appartient, lui disaient-ils, à celui qui a contribué si puissamment à nous rendre avec éclat le caractère imposant d'une nation guerrière, de faire connaître que cette nation est aussi appelée à se faire admirer et respecter par les effets d'une bonne économie politique et d'une saine administration. » Réunie à la Caisse des comples courants, dans le local de laquelle elle s'installa d'abord, la Banque de France commença ses opérations le 20 février 1800. Elle fit une fortune rapide: en trois ans, elle parvint à réaliser ses 30 millions de capital, et ses actions joujrent d'une prime de 220 francs; le chiffre de ses escomptes, qui avait été de 111 millions en l'an VIII, s'éleva à 443 millions en l'an X. «La Banque n'est nullement gouvernementale, disait le président à l'assemblée des actionnaires en l'an IX. Libre par sa création qui n'appartient qu'à des individus, indépendante par ses statuts, affranchie des contacts qu'aurait pu leur imposer un contrat passé avec le

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1. Les soussignés, disait l'acte d'association, considérant que par le résultat inévitable de la Révolution française et d'une guerre longue et dispendieuse, la nation a éprouvé le déplacement et la dispersion des capitaux qui alimentent son commerce, l'altération du crédit public et le ralentissement de la circulation des richesses;

<< Que dans des circonstances semblables, plusieurs nations ont conjuré les mêmes maux et trouvé de grandes ressources dans des établissements de banque ;

<< Que la nation française, familiarisée avec les plus grands efforts dans la conquête de la liberté, ne doit pas se laisser opprimer plus longtemps par des circons tances qu'il est en son pouvoir de maîtriser;

« Qu'enfin l'on doit attendre que l'intérêt public et l'intérêt privé concourront d'une manière prompte et puissante au succès de l'établissement projeté ;

Ont résolu et arrêté les articles suivants, comme statuts fondamentaux d'une banque :

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« ART. 1er. Les soussignés se réunissent et forment pour la masse actionnaire une société de commandite sous la dénomination de Banque de France... » La première assemblée générale eut lieu le 24 pluviôse an VIII.

2. Voir les Comptes rendus de la Banque de France.

gouvernement, elle ne négocie avec lui que lorsqu'elle rencontre ses convenances. 1 >>

Cependant on se plaignait. Les régents se plaignaient de la diversité des billets au porteur (la Caisse d'escompte et le Comptoir commercial en émettaient) et ne l'avaient pas laissé ignorer à Bonaparte. Le public se plaignait « de ce que la Banque n'escomptait pas assez »; il lui reprochait de ne profiter qu'aux actionnaires et de servir surtout à escompter des billets endossés ou des effets de circulation émis par les régents dont la signature était comptée pour deux. Bonaparte s'émut de ces bruits, consulta Mollien, directeur de la Caisse d'amortissement, qui ne lui cacha pas ces défauts. Peu après, préoccupé de fortifier le crédit contre une crise que la rupture, alors imminente, avec l'Angleterre faisait présager, il résolut de modifier les statuts de la Banque et de l'investir du privilège exclusif d'émettre des billets à vue et au porteur. S'adressant à Mollien qu'il avait appelé une seconde fois : << Ne m'avez-vous pas dit que pour conserver son crédit, il fallait, en général, qu'une monnaie artificielle, comme celle des banques, ne sortit que d'une seule fabrique? J'adopte cette pensée, une seule banque est plus facile à surveiller que plusieurs, et pour le gouvernement et pour le public; quoi qu'en puissent dire les économistes, ce n'est pas en ce cas que la concurrence peut être utile. Occupez-vous dans ce sens d'un nouveau plan d'organisation pour la Banque de France; vous ne le remettrez qu'à moi seul. » Mollien était partisan de l'unité d'émission, mais non d'un monopole étendu à toute la France; il aurait aimé à voir une banque d'émission par département ; mais il dut obéir.

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Les régents sentirent alors le danger de s'être lié les mains en acceptant les faveurs d'un pouvoir exigeant. « Qui donc s'avise de l'embarrasser de nos affaires, disait Perregaux. Aujourd'hui il a assez des siennes; et, cependant, s'il le veut ainsi, il faudra bien céder. » Ils négocièrent durant plusieurs mois, défendant pied à pied les points

1. M. STOURM, les Finances du Consulat, p. 235.

2. Voir les Mémoires d'un ministre du Trésor, par MOLLIEN, t. I, p. 337 et suiv. L'article premier de la loi était ainsi conçu : « L'association formée à Paris sous le nom de Banque de France aura le privilège exclusif d'émettre des billets de banque aux conditions énoncées dans la présente loi. » L'article 7 portait : « La qualité d'actionnaire ne donnera aucun droit particulier pour être admis aux escomptes de la Banque. » Le capital devait être porté à 45,000 actions. Le dividende annuel, prélevé sur les bénéfices des opérations de banque, ne pouvait excéder 8 p. 100 la première année, 6 p. 100 les autres années; le surplus formerait une réserve qui serait convertie en 5 p. 100 consolidés dont la rente serait partagée entre les actionnaires, indépendamment du dividende. Le seul changement que la loi apportait à l'administration intérieure était la création d'un comité d'escompte composé de douze négociants, nommés par les censeurs parmi les actionnaires et renouvelés par quart chaque année, avec faculté de réélection.

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