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nistrateurs qui les appliquent ou par les administrés qui cherchent à en tirer profit. Napoléon eut lui-même occasion de le remarquer. « J'ai longtemps, écrivit-il un jour, calculé et veillé pour parvenir à rétablir l'édifice social; aujourd'hui, je suis obligé de veiller pour maintenir la liberté publique. »

Mais sa pensée était emportée par d'autres courants, et il oublia bientôt ce qu'il avait écrit en 1806.

La réglementation, une fois établie, fut loin de se détendre sous son gouvernement et sous les gouvernements suivants. Ainsi, le nombre des établissements soumis à l'autorisation prescrite par le décret du 15 octobre 1810 s'éleva, en quarante ans, à 360 espèces. Les oppositions dans l'enquête devaient être fondées sur l'incommodité du voisinage, et cependant on vit des agents forestiers, soutenus par un ministre, protester contre le projet de création d'une usine parce qu'elle était capable de faire « renchérir le bois au préjudice des habitants >>. 2

Les restrictions mises au régime général de la liberté ont aussi le grand défaut de créer un droit hors du droit et de jeter la jurisprudence dans le doute. Ainsi, les imprimeurs ont pu croire que puisqu'ils avaient les entraves de la limitation, ils devaient en avoir les bénéfices, et ils ont été conduits à attaquer la décision d'un ministère conférant un nouveau brevet. Ainsi, on a pu penser, d'un autre côté, que les imprimeurs, liés par leur privilège, ne pouvaient pas refuser le service de leurs presses sans un motif plausible et on leur a intenté des procès. 4

« Le grand ordre qui régit le monde entier, avait dit Napoléon, doit gouverner chaque partie du monde; le gouvernement est au centre des sociétés, comme le soleil ; les diverses institutions doivent parcourir autour de lui leur orbite sans s'en écarter jamais. Il faut donc que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d'elles de manière qu'elles concourent toutes au maintien de l'harmonie générale. » 5 Pensée juste et profonde quand l'application en est limitée par le res

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1. Il s'exprimait ainsi au sujet d'une sorte de permis d'imprimer mis par les bureaux du ministère au bas d'une comédie de Collin d'Harleville : « J'ai longtemps calculé et veillé pour parvenir à rétablir l'édifice social, aujourd'hui je suis obligé de veiller pour maintenir la liberté publique. Je n'entends pas que les Français deviennent des serfs. En France tout ce qui n'est pas défendu est permis, et rien ne peut être défendu que par les lois, par les tribunaux, ou par des mesures de haute police lorsqu'il s'agit des mœurs et de l'ordre public. » Lettre écrite de Munich, 15 janvier 1806, Corr. de Napoléon, t. XI, p. 538.

2. Dict. de l'Economie politique, Vo Etablissements dangereux.

3. Arrêt du Conseil d'État, 14 mars 1834.

4. RENDU, p. 138.

5. Mém. d'un ministre du Trésor, t. I, p. 260.

pect de la liberté, mais qui, sans ce respect, autorise l'oppression du despotisme. Napoléon s'en inspirait lorsqu'il entourait son tròne d'institutions monarchiques ; et que restaurateur de l'ordre public, il préférait la régularité administrative au mouvement varié et quelquefois tumultueux des volontés individuelles. Mais il ne réfléchissait pas que la dictature dont les circonstances l'avaient investi était temporaire, et qu'il était logique qu'une société fondée sur la liberté et l'égalité roulât sur le pivot de ce double principe, et non sur celui du pouvoir absolu.

CHAPITRE IV

LA LÉGISLATION

SOMMAIRE.

Nécessité des lois pour garantir la liberté (374).

- Enquête (374).
Les pénalités contre les coalitions (379).
Réglemen-

La loi du 22 germinal an XI (376).
Supériorité légale du maître sur l'ouvrier (381). — Le livret (381).

tation de police (385). — Les conseils de prud'hommes (388). — Les marques de fabrique, les dessins et modèles (390). - Le Code de commerce (393).

Nécessité des lois pour garantir la liberté.

Malgré les exceptions, la liberté demeurait la règle générale de l'industrie, et même dans les professions réglementées, la plupart des rapports entre les commerçants et les acheteurs, entre les entrepreneurs et les ouvriers, étaient soumis à cette règle.

La liberté n'exclut pas les lois. Elle recherche au contraire leur protection qui la mette à l'abri des tyrannies de la force et des surprises de la fraude. Elle ne peut même développer pleinement sa féconde activité que dans une société assez éclairée pour la prendre comme le type de ses institutions, et assez policée pour la protéger dans la diversité presque infinie de son action journalière. « La liberté dont la sagesse ne règle pas l'usage, dont la loi ne pose pas les limites, peut quelquefois devenir funeste », disait dans son rapport sur le projet de loi du 22 germinal an XI Regnault de Saint-Jean-d'Angely, qui lui-même pas bien posé partout la limite. Dans tout pays où le législateur a eu en vue non de créer des privilèges, mais de faire respecter le droit de chacun, plus la loi est forte et précise et plus la liberté individuelle est complète. La Révolution n'avait pas eu le loisir de fonder cette législation de la liberté, ou n'avait pas cru à la nécessité de le faire ce fut l'œuvre du Consulat et de l'Empire.

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Enquête. — Avant de l'entreprendre, le gouvernement consulta les parties intéressées, non seulement pour régler les détails de la loi, mais pour arrêter le principe même sur lequel elle serait fondée; car au début, avons-nous dit, au milieu des opinions contradictoires qui s'entre-choquaient, l'opinion des nouveaux législateurs de la France n'était pas encore fixée. 1

1. Nous avons vu (chap. III, p. 345) qu'une des plus grandes villes de France,

« Il y a

Dans cette enquête le principe de la liberté triompha. environ soixante ans, écrivait le ministre de l'intérieur en présentant aux consuls le résumé de ses informations, que la législation convenable à la classe industrieuse devint dans toute l'Europe le sujet de la préoccupation d'un grand nombre d'hommes... Dans tous les pays, les hommes distingués demeurèrent convaincus que les individus abandonnés, dans l'exercice de leur industrie, à l'impulsion de leurs intérèts, finissent toujours par prendre la direction la plus favorable à la prospérité du corps du peuple dont ils font partie, pourvu que cette liberté de l'industrie soit universelle dans la nation, et que les lois aient pourvu aux moyens de punir les spéculateurs de mauvaise foi. » La définition est excellente; le gouvernement aurait dû lui-même ne pas l'oublier lorsqu'il rédigeait ses règlements.

Les plaintes des villes de fabrique portaient sur quatre points: 1o la violation des contrats d'apprentissage; 2o l'habitude de violer les engagements relatifs au travail que les manufacturiers déclaraient être devenue << universelle parmi les ouvriers » ; 3° l'infidélité des ouvriers au sujet des matières premières qui leur étaient confiées; 4° les fraudes sur la vente des marchandises. Dans le rapport fait à la chambre de commerce à propos de la pétition des marchands de vin, rapport qui a été le manifeste du commerce sur la question des corporations, Vital Roux se prononce contre le rétablissement et dit qu'il suffirait de déterminer par des lois la nature du contrat d'apprentissage, les obligations des ouvriers envers les patrons et des patrons envers les ouvriers, de prévenir les abus des confréries d'ouvriers, de pourvoir à la répression des délits des ouvriers et des entrepreneurs, de prescrire des marques aux étoffes pour garantir les dimensions annoncées, d'assurer la propriété des dessins, de prévenir les contrefaçons. "

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Le gouvernement était disposé à faire droit à ces demandes. Il avait fait préparer, par le Conseil général d'agriculture, arts et commerce,

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Lyon, penchait pour la réglementation, tout au moins dans la soierie. Le préfet avait même fait préparer, par une commission spéciale, un projet de règlement en seize articles. Regnault de Saint-Jean-d'Angely s'en inspira, tout en rédigeant un projet moins réglementaire. Dans la suite, la chambre de commerce insista à plusieurs reprises auprès du ministre pour avoir une réglementation spéciale. Elle obtint par la loi du 6 mars 1806 un livret spécial pour chaque métier.— Hist. de la fabrique lyonnaise, par PARISET, p. 263 et suiv.

1. Moniteur de l'an X, p. 668.- Rapport du ministre de l'intérieur aux consuls, du 13 nivôse an X. Ces paroles se retrouvent, je ne sais trop comment, dans le texte même de Thibaudeau (Mém, sur le Consulat, p. 344).

2. On retrouve à peu près les mêmes idées dans le rapport de VITAL ROUX.

3. Rapport de VITAL ROUX, p. 126. L'auteur se plaint toutefois que son projet primitif ait été dénaturé (p. 129).

4. C'est en 1810 seulement (décret du 26 juin 1810) que l'empereur a créé un conseil spécial, le conseil des fabriques et manufactures, composé de 60 membres.

un projet qui avait été envoyé aux conseils et bureaux de commerce des départements et qui fut soumis ensuite au Conseil d'État.

La loi du 22 germinal an XI.- Le Conseil d'État examina les différents systèmes de police que le passé pouvait proposer comme exemples au présent, la communauté avec des statuts, le syndicat, la marque nationale facultative, telle que le règlement de 1779 l'avait instituée ...

« Toutes ces idées et bien d'autres encore ont été discutées par le gouvernement; aucune n'a paru atteindre sûrement au but qu'il se propose; toutes ont laissé des incertitudes, et leur adoption pouvait dès lors, résultat d'une erreur, devenir une source de regrets. Quand on invoque d'un côté, au nom de toutes les espérances, une mesure qu'on repousse de l'autre au nom de toutes les craintes ; quand celuici défend un projet en promettant tous les genres de prospérité, et qu'un autre le combat en menaçant de tous les genres de malheur, que faut-il faire ?

« Rechercher les lumières, attendre les épreuves

«

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1 >>>

Toutefois le gouvernement, quoiqu'il vit avec chagrin certains effets de la concurrence et qu'il prit parfois la mêlée des intérêts pour une confusion stérile, était désormais fixé sur le point fondamental, et maintenait << le principe fécond en améliorations, garant des progrès et du perfectionnement, le principe de la liberté des manufactures dans leur travail en tous genres ». « Ce n'est pas sur cette terre où la liberté enfanta tant de prodiges si justement célébrés, qu'on osera, je ne dis pas calomnier ses bienfaits, mais même parler d'elle sans respect

1. «< Plusieurs systèmes s'offraient au gouvernement et chacun d'eux était également susceptible d'être attaqué ou défendu dans son ensemble ou dans ses détails. « Et d'abord pour soumettre à une police plus exacte l'exercice des professions industrielles, on pouvait, en écartant les abus, en ne laissant aucune entrave à la liberté, proposer de reformer en communauté les individus de chaque profession et les soumettre à des règlements... On pouvait créer des syndics... Quant à la fabrication des produits de l'industrie, en maintenant le principe fécond en améliorations, garant des progrès et du perfectionnement, le principe de la liberté des manufactures dans leur travail en tous genres, on aurait pu, comme l'avait fait l'édit de 1779, ordonner l'impression d'une marque nationale portant garantie sur toutes les productions conformes à des règles qu'on aurait établies, sur l'avis même des commerçants; et on aurait laissé circuler sans marque nationale ou avec une marque distincte tout ce qui aurait été fait snns s'astreindre à aucune règle. » (Rapport de Regnault de Saint-Jean d'Angély, Moniteur de l'an XI, p. 870.)

2. « La liberté, disait le rapporteur, eut jadis trop d'entraves; depuis, la licence a été sans bornes... Il y avait trop peu de marchands, d'artisans, pour que le consommateur trouvât un avantage, une garantie contre le monopole dans la concurrence. Et depuis, la confusion des états, l'anéantissement des professions a porté vers le négoce ou le trafic une multitude d'hommes peu éclairés qui ont méconnu les principes et compromis le succès. »>

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