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et sans reconnaissance. » Ainsi s'exprimait le rapporteur du Conseil d'État, Regnault de Saint-Jean-d'Angely, tout en laissant percer, au milieu de critiques sur la législation, un certain goût personnel pour les institutions de l'ancien régime.

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Le projet, voté à l'unanimité par le Tribunat et presque à l'unanimité par le Corps législatif, devint la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803). Cette loi créait les chambres consultatives, déterminait les rapports des maîtres avec leurs ouvriers et donnait une garantie aux marques de fabrique, trois points importants de la législation industrielle.

Des chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers purent être créées, par règlement d'administration publique, dans les grandes villes; elles furent appelées à «< faire connaître les besoins et moyens d'amélioration des manufactures », et à provoquer des règlements relatifs à l'exportation. Composées de six manufacturiers exerçant depuis cinq ans au moins leur profession et présidées par le maire, elles formèrent des comités permanents d'enquête 5 et servirent de lien entre l'industrie et les pouvoirs publics, sans avoir sur l'industrie elle-même aucun des droits de tutelle et de juridiction dont les jurandes avaient abusé au profit du monopole corporatif.

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Le Conseil d'État ne faisait du reste qu'appliquer à l'industrie une mesure qui avait été prise quelques mois plus tôt à l'égard du commerce, lorsqu'un arrêté consulaire avait créé, dans les principales villes de la République, vingt-deux chambres de commerce dont les membres, nommés par cooptation, devaient présenter au gouvernement leurs vues « sur les moyens d'accroître la prospérité du com

1. Ibid. - Dans cette discussion, Bonaparte disait : « J'ai entendu dire de très bonnes choses contre les jurandes, et je vois que ceux-là mêmes qui proposent la classification se défendent de les rétablir. Je n'ai point d'opinion faite sur cette question, mais je penche pour la liberté... » — « Le Conseil consulté, ajoute Thibaudeau, rejeta à une grande majorité le rétablissement des jurandes. >> Mém. sur le Consulat, p. 346.

2. Il blâmait la réforme de Turgot et approuvait les règlements de 1779 comme portant « un grand caractère de sagesse ». Regnault de Saint-Jean-d'Angely était un ancien magistrat qui avait défendu la monarchie dans l'Assemblée constituante. 3. Loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803), relative aux manufactures, fabriques et ateliers. Le projet fut présenté le 10 germinal au Corps législatif, voté à l'unanimité le 19 germinal par le Tribunat,et adopté par 199 boules blanches contre 5 noires par le Corps législatif le 22 germinal an XI, sanctionnée le 2 floréal. 4. Arrêté du 10 thermidor an XI.

5. « Il faut donc attendre des conseils des négociants, des marchands euxmêmes et d'une mûre réflexion les moyens de décider ce qui peut favoriser le commerce, et c'est pour cela que le gouvernement vous propose la formation de chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers. » — - Rapport de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.

merce ». 1 Ce même arrêté avait constitué à Paris le conseil général du commerce. 2

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Les Bourses de commerce avaient été déjà rétablies et s'étaient multipliées. Une première loi sur la police de la Bourse avait été rendue le 28 vendémiaire an IV (20 octobre 1795), au moment où la liberté des transactions venait d'être rétablie. Le Consulat promulgua la loi du 18 ventôse an IX (19 mars 1801), « relative à l'établissement des Bourses de commerce ». L'article 1er disait : « Le gouvernement pourra établir des Bourses de commerce dans tous les lieux où il n'en existe pas et où il le jugera convenable. » C'est cette loi qui décida que les agents de change et les courtiers de commerce seraient nommés par le gouvernement. L'arrêté du 29 germinal an IX (19 avril 1801), celui du 27 prairial an X (16 juin 1802) et celui du 12 brumaire an XI (4 novembre 1802) complétèrent la législation des Bourses. Le commerce se trouva ainsi à peu près organisé ; le privilège s'y était glissé avec les agents de change et les courtiers à la nomination du gouvernement, la restriction avec la prohibition des ventes à la criée ; mais les principaux rouages en étaient réparés *.

L'apprentissage et l'engagement de l'ouvrier sont des contrats d'une nature particulière, qu'il importait de couvrir de l'autorité de la loi, aussi bien que les autres transactions. Beaucoup d'industriels voulaient qu'on remît en vigueur les anciens statuts et les coutumes qui obligeaient les ouvriers à se rendre à l'atelier dès cinq heures en été et six heures en hiver; ils supputaient complaisamment les millions que la seule ville de Paris perdait depuis que les ouvriers, livrés à euxmêmes, travaillaient environ deux heures de moins par jour. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, qui avouait qu'avant 1789 «chaque mouvement des ouvriers de toutes les classes était soumis à une police trop rigou

1. Des chambres de commerce avaient été établies par arrêt du 24 septembre 1724; elles furent rétablies par l'arrêté du 3 nivôse an XI (24 décembre 1802). Celles de Paris et de Saint-Malo furent établies le 6 ventôse an XI. Chaque chambre devait se composer de 15 ou 9 commerçants exerçant depuis dix ans au moins; le conseil

était renouvelé par tiers, le préfet le présidait. - Voir aussi le décret du 23 sep

tembre 1806.

2. Chaque chambre de commerce avait présenté deux candidats sur lesquels le premier consul avait choisi quinze membres.

3. Il y en eut 59 fondées en 1801,10 en 1802,2 en 1803, 1 en 1804, 2 en 1806.- Une première loi sur la police de la Bourse avait été rendue le 28 vendémiaire an IV (20 octobre 1795). Le Consulat rendit la loi du 28 ventôse an IX (19 mars 1801). Voir aussi l'arrêté du 29 germinal an IX (19 août 1801), l'arrêté du 27 prairial an X (16 juin 1802), l'arrêté du 16 septembre 1808, le décret du 22 janvier 1813. Voir, en outre, les arrêtés du 21 décembre 1805 et du 17 mai 1809 sur les lettres de change et les agents de change.

4. Le décret du 3 nivôse an XI institua, sur le papier du moins, un conseil général de commerce. Un décret du 22 juin 1811 créa un ministère des manufactures et commerce. (Voir aussi le décret d'organisation du 19 janvier 1812.)

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« C'est

mais qui ajoutait que « les temps d'anarchie les ont livrés à un funeste oubli de leurs devoirs qui ne sont cependant que leurs intérêts bien entendus », se faisait l'écho de ces plaintes égoïstes. ainsi, disait-il, que les calculs mal entendus de la paresse et de l'ignorance ont en même temps enchéri le prix et diminué le temps du travail, dérobant à eux-mêmes, à leur famille et à l'État la valeur de ce qu'ils auraient pu produire. » Singulier argument, qu'un demi-siècle après, les ouvriers devaient, avec aussi peu de respect pour la liberté, retourner contre les patrons, en fixant non plus un minimum, mais un maximum des heures de travail. Le Conseil d'État, plus sage, avait écarté ces prétentions d'un autre âge. « Les conventions faites de bonne foi entre les ouvriers et ceux qui les emploient seront exécutées », dit-il. Toutefois il garantit la liberté individuelle contre ses propres entraînements en refusant de valider au delà d'une année les engagements des simples ouvriers; 3 il mit obstacle aux détournements frauduleux et au vagabondage, en stipulant que nul ne pourrait employer un apprenti ou un ouvrier qui ne serait pas muni d'un congé ou d'un certificat délivré par son ancien maitre; il posa les règles générales de la résolution des contrats d'apprentissage afin de prévenir les ruptures arbitraires': c'étaient de judicieuses mesures. 5

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Les pénalités contre les coalitions. Il se départit de ce sentiment d'équitable réserve lorsqu'il édicta des peines contre les coalitions. Où il aurait dû seulement réprimer les violences de la foule parce qu'elles portent atteinte au droit individuel, il porta lui-même alteinte à ce droit en défendant, comme la Constituante, toute union, toute action commune, toute entente, même tacite, en taxant de délit le simple

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3. « Art. 15. L'engagement d'un ouvrier ne pourra excéder un an, à moins qu'il ne soit contremaître, conducteur des autres ouvriers, ou qu'il n'ait un traitement, et des conditions stipulés par un acte exprès. » L'article 1780 du Code civil complète ce point de droit : « On ne peut engager ses services qu'à temps et pour une entreprise déterminée. »

4. Les contrats d'apprentissage ne pourront être résolus que pour: 1o inexécution des engagements de part et d'autre ; 2o mauvais traitements de la part du maître; 3° inconduite de l'apprenti; 4° si l'apprenti s'est obligé à donner, pour tenir lieu de rétribution pécuniaire, un temps de travail dont la valeur serait censé excéder le prix ordinaire des apprentissages.

5. Autres prescriptions relatives aux apprentis. L'article 1384 du Code civil rendit les artisans responsables du dommage causé par leurs apprentis pendant le temps qu'ils sont sous leur surveillance.— A la législation ouvrière se rapportent, en outre, les articles du Code civil relatifs aux devis et marchés (art. 1787 à 1799), au privilège pour le payement des salaires (art. 2101 à 2103), aux prescriptions (art. 2271 à 2275). Les articles du Code civil 481, 1121, 1125, 1135, 1147, 1152, 1184, 1226, 1341, 1347, 1348, 1382, 1384, 1779, 1781, 2272, 2275 se rapportent aux apprentis.

fait de cesser le travail en même temps que plusieurs autres, et il montra une fâcheuse partialité en faisant peser beaucoup plus lourdement sur les ouvriers que sur les patrons le poids de ses peines. 1

Plus tard, les rédacteurs du Code pénal comprirent qu'on avait trop fait pencher la balance en faveur des patrons. Ils adoucirent quelque peu les châtiments, ne punirent plus les ouvriers « pour cesser, » mais << pour faire cesser » le travail, et retournèrent l'un des articles de manière que la loi parût frapper la coalition des maîtres, comme elle frappait celle des ouvriers. La coalition des maîtres, qui ne se traduit pas par de bruyantes clameurs et n'encombre pas la voie publique, échappe presque toujours à la vigileane de la police: il était superflu de désarmer encore le magistrat impuissant en ne lui donnant action que contre les coalitions injustes et abusives des maîtres, tandis que la défense ne souffrait pas d'exception]à l'égard de l'ouvrier. L'équilibre ne fut pas rétabli.

C'est que la loi du 22 germinal an XI n'était pas, à cet égard, l'effet passager d'une réaction soudaine contre dix années de désordres. C'était la conséquence du système qui se proposait le rétablissement de l'ordre par le respect de l'autorité. Faire prospérer l'industrie, mais en maintenant chacun à sa place, et particulièrement à son atelier, fut la

1. « ART. 6.

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Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivement l'abaissement des salaires..... », amende de 100 francs à 3,000 francs au besoin, prison d'un mois.

« ART. 7. Toute coalition de la part des ouvriers pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans certains ateliers, empêcher de s'y rendre, ou d'y rester avant ou après certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux.... », emprisonnement de six mois.

L'article 8 porte qu'en cas; de violence, les coupables seront déférés à la police correctionnelle.

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2. Code pénal : « Art. 414. — Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivemeut l'abaissement des salaires, suivie d'une tentative ou d'un commencement d'exécution, sera punie d'un emprisonnement de six jours à un mois et d'une amende de 200 francs à 3.000 francs.

« ART. 415. Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s'y rendre et d'y rester avant ou après certaines heures, et en général pour suspendre, empècher, enchérir les travaux, s'il y a eu tentative ou commencement d'exécution, sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins et de trois mois au plus. Les chefs ou moteurs seront punis d'un emprisonnement de deux à cinq ans.

« ART. 416.— Seront aussi punis de la peine portée par l'article précédent et d'après les mêmes distinctions, les ouvriers qui auront prononcé des amendes, des défenses, des interdictions ou toutes prescriptions sous le nom de damnations ou sous quelque qualification que ce puisse être, soit contre les directeurs d'ateliers et entrepreneurs d'ouvrages, soit les uns contre les autres. Dans le cas du présent article et du précédent, les chefs ou moteurs du délit pourront, après l'expiration de leur peine, être mis sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. >>>

pensée de Napoléon. Jusqu'au jour des revers, celui-ci chercha de propos délibéré son point d'appui dans la classe des manufacturiers et non dans la classe des ouvriers dont il appréhendait la turbulence.

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Supériorité légale du maître sur l'ouvrier. - Cette préférence se marqua jusque dans le Code civil qui établit que lorsqu'une contestation s'élèverait au sujet des salaires, le maître serait cru sur parole. ' On tenait à accuser nettement le rapport de subordination et à mettre l'ouvrier dans une situation analogue sur quelques points à celle du fils à l'égard du père de famille. L'esprit nouveau devait peu à peu rendre impuissantes ces ruses de la loi et ne pas permettre qu'on pût (jusqu'en 1870 tout au moins), édifier rien de solide sur des fondements ruinés par la Révolution.

Le livret. Le livret, quoique inspiré par un sentiment semblable, pouvait être défendu par des arguments d'ordre public. Dans une société libre il ne doit pas y avoir de place pour le vagabondage. Or, la plupart des citoyens ont pour garantie la fixité de leur domicile; l'industriel a de plus sa patente. On pouvait croire bon que l'ouvrier eût un titre qui attestât son identité et marquât les étapes de sa vie d'atelier; mais là aurait dû se borner l'action de la police.

La loi du 22 germinal an XI régla la question de la manière suivante. En premier lieu, défense fut faite de recevoir comme ouvrier un apprenti sortant sans qu'il présentât le congé d'acquit de son maître, justifiant ainsi qu'il avait terminé son apprentissage; en second lieu, défense de recevoir un ouvrier qui ne fût pas muni d'un livret portant acquit de tous ses engagements antérieurs. La loi n'opposait à l'infraction de la règle du livret que l'action civile et les dommages-intérêts. Deux arrêtés consulaires serrèrent davantage le lien.

En vertu de l'arrêté du 9 frimaire an XII, tout ouvrier travaillant en qualité de compagnon ou de garçon dut être muni d'un livret. Ce livret, sur papier libre, était délivré à Paris, Lyon et Marseille par le commissaire de police; dans les autres localités, par le maire, et parafé par lui. Il l'était sur le vu de l'acquit d'apprentissage ou sur la demande de la personne chez laquelle l'ouvrier avait travaillé, ou sur le témoignage de deux citoyens patentés affirmant qu'il était libre de tout engagement. Il contenait les nom et prénoms de l'ouvrier, le lieu et la date de sa naissance, son signalement. Cependant il ne tenait pas lieu de passeport, quoique assujetti aux mêmes formalités. L'ouvrier qui perdait son livret ne pouvait, sur la présentation de son passeport, obte

1. Code Napoléon, art. 1781 : « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le payement du salaire de l'année échue, et pour les acomptes donnés pour l'année courante. >> Article abrogé par la loi du 2 août 1868.

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