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nir la permission provisoire de travailler dans la localité, mais il ne pouvait obtenir un nouveau livret et l'autorisation de partir qu'après avoir fait la preuve qu'il était libre de tout engagement. L'ouvrier travaillant sans livret et passeport pouvait être traité comme vagabond: six mois de prison.

Les patrons étaient tenus d'inscrire l'entrée de l'ouvrier et son congé sur le livret. Si le patron refusait, « sans motif légitime », l'ouvrier pouvait s'adresser à l'autorité publique. Le maître avait le droit d'exiger le dépôt du livret entre ses mains comme garantie de la fidélité et de l'exactitude de l'ouvrier, d'y inscrire toutes les avances d'argent qu'il lui faisait, de ne le rendre que lorsque l'ouvrier aurait accompli ses engagements et remboursé en journées de travail les avances qui lui auraient été faites, ou de renvoyer à son gré l'ouvrier encore débiteur, qu'un autre patron ne pouvait dès lors employer sans se porter caution de la dette inscrite, quelle qu'elle fût, et sans l'acquitter par une retenue sur le salaire journalier qui ne devait pas excéder le cinquième de ce salaire. Ainsi compris, le livret, plus rigoureux que celui de l'ancien régime, était pour l'ouvrier une gêne et pouvait devenir un instrument de servitude; 1 il était contraire aux principes d'égalité et de liberté des citoyens.

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L'ouvrier boulanger devait renvoyer son livret, non à son patron, mais au commissaire de police.

A la suite de la loi de 1810 sur les mines et de quelques accidents qui s'étaient produits, le décret du 3 janvier 1813, qui régla la police des ouvriers, visa l'arrêté du 9 frimaire an XII et l'obligation du livret ; il porte, sous peine d'une forte amende, la tenue d'un double registre d'inscription sur lequel devaient être consignées l'entrée et la sortie de chaque ouvrier.

Trois exemples, tirés des départements et de métiers divers, feront voir comment le gouvernement entendait l'application de la loi du 22 germinal an XI aux rapports entre salariants et salariés.

Le préfet du département de Maine-et-Loire, jugeant que « la suppression des corporations a laissé un vide qu'il est urgent de remplir », prit en 1808 un arrêté relatif à la discipline des ouvriers des ardoisières. Il attribuait la police au maire d'Angers; il décidait que << toute demande de la part des ouvriers tendant à faire augmenter le prix du travail ou à obtenir quelque changement dans le régime auquel ils sont soumis, sera portée devant le maire d'Angers qui sta

1. Arrêté relatif aux livrets du 9 frimaire an XII (1er décembre 1803); arrêté additionnel aux livrets du 10 ventôse an XII (1er mars 1804). Une loi du 6 mars 1806 accorda à Lyon un livret spécial pour chacun des métiers de l'atelier. (La loi du 2 juillet 1890, qui a supprimé le livret d'ouvrier, a laissé subsister le métier spécial de Lyon.)

2. Décret du 3 janvier 1813, sect. II, voir plus haut, page 336.

tuera... sauf recours devant nous » ; il n'autorisait que les demandes individuelles, la loi du 17 juin 1791 ayant « défendu aux ouvriers de se coaliser et de se réunir pour les présenter » ; il défendait, en vertu de la même loi, aux ouvriers de se nommer des présidents; il prescrivait l'usage du livret ; il réglait le contrat de louage du travail : « Les ou-vriers des carrières étant engagés pour tout le temps que durera l'exploitation de la carrière, ne peuvent être renvoyés qu'après autorisation du préfet et ne peuvent partir qu'avec le consentement du maître, sous peine de 100 francs d'amende. » Quand une exploitation cessait, le maire répartissait entre les autres exploitations les ouvriers restés ainsi sans ouvrage; la journée, de Pâques à la Toussaint, devait durer de cinq heures du matin à sept heures du soir avec deux heures et demie d'intervalle pour les repas; les ouvriers qui avaient des enfants pouvaient leur enseigner le métier; les autres recevraient de leur maître l'apprenti qu'il lui plairait de leur donner. Le ministre refusa de ratifier cet arrêté ; il répondit que la loi du 22 germinal an XI, qui rendait le livret obligatoire, suffisait à cet égard, et qu'il était tout à fait contraire au droit d'empêcher les ouvriers de choisir eux-mêmes leur patron et de les obliger à former tel apprenti plutôt que tel autre

L'année précédente (1807), les papetiers établis dans un rayon de cinquante lieues autour de Paris avaient adressé au ministre de l'intérieur un placet dans lequel ils disaient qu'ils «<luttaient depuis dix ans contre l'indiscipline des ouvriers »; qu'il était nécessaire de soustraire les papeteries et les ouvriers eux-mêmes aux amendes et auxdamnations », et ils réclamaient une nouvelle publication de l'arrêté directorial de fructidor an IV, « composé des meilleurs articles extraits de toutes les lois antérieures ». Ils rappelaient que les compagnons infligeaient une amende de 50 à 150 francs à tout ouvrier qui faisait des heures supplémentaires ; qu'ils exigeaient une bienvenue de 50 à 100 francs de tout ouvrier venant d'Auvergne, du Limousin, d'Angoulême ou des Vosges pour se faire embaucher dans une papeterie du bassin de la Seine, parce qu'il était étranger et non « pays » (le nom de pays était réservé aux compagnons de la région); que la confrérie prononçait des damnations contre les fabricants avec lesquels elle avait des démêlés, et que tout ouvrier qui ne quittait pas immédiatement la fabrique damnée était à l'amende; que les patrons étaient réduits à payer jusqu'à 1,000 et 3,000 francs pour faire lever l'interdit. En conséquence, les papetiers du bassin de la Seine demandaient un règlement qui prescrirait la durée de la journée, le taux du salaire (2 fr. 08 pour les hommes et 0 fr. 83 pour les femmes, avec augmentation quand le prix de la livre de pain dépassait 3 sous), défendrait aux ouvriers de fumer et de priser dans l'atelier, de tenir cabaret ou jeu dans la cham

1. Arch. nationales, F12 95136. La lettre du ministre est du 8 août 1808.

bre qui leur était accordée comme logement. Le ministre répondit (1er avril 1807) qu'il ne pouvait approuver un tel règlement, que « le perfectionnement de l'industrie exige que ceux qui travaillent mieux soient payés davantage », que la loi défendait « les coalitions de patrons formées pour forcer injustement l'abaissement des salaires ».

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Les pays annexés étaient soumis à la même discipline; la loi du 14 juin 1791 y était rigoureusement appliquée. En 1802, le préfet de l'Escaut ayant appris que les ouvriers chapeliers de Lokeren se coalisaient, publia un arrêté rappelant qu'il << est expressément défendu à tous artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, de quelque métier ou profession que ce puisse être, de s'assembler, délibérer, faire des règlements et statuls, ou de prendre aucune résolution tendant à refuser de concert ou à n'accorder le secours de leur industrie et de leurs travaux qu'à des conditions convenues entre eux ou à se maintenir dans l'usage de travailler à des endroits déterminés ». ?

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Quelques années après, le chef de la grande manufacture de coton de Gand, Liévin Bauwens, qui avait introduit en Belgique les procédés de la fabrication anglaise, 3 se plaignit avec hauteur au maire de Gand de l'insubordination de ses ouvriers, de leur embauchage dans une autre fabrique après qu'il avait pris la peine de les former, et de leur tentative de fonder une association de secours mutuels avec bourse commune. « A l'instigation de prêcheurs d'insurrection, disait-il, tous les ouvriers des diverses filatures de cette ville ont formé le complot de s'ériger en corps... Je n'ai pas besoin, monsieur le maire, de m'étendre beaucoup pour vous convaincre de l'urgence de réprimer, par tout le pouvoir que la loi a mis en vos mains, des désordres et des complots aussi pervers, aussi destructifs... Des chefs intelligents, ajoutait-il d'un ton de bienfaiteur méconnu, qui exposent leur fortune pour faire exister une population immense, doivent donc être couronnés de toute protection et de grand pouvoir dans le cas où les ouvriers qu'ils font vivre viendraient à méconnaître les liens sacrés du devoir et de la reconnaissance qui doivent les unir et les attacher à leurs maitres. Vu l'urgence de mes représentations, je viens vous proposer, monsieur le maire, d'adopter l'article suivant et complémentaire à mon règlement, d'en faire un arrêté de police contre les ouvriers et de le rendre commun à toutes les filatures: «< Tout fileur demandant son congé sera tenu de se faire remplacer par un autre fileur ou de faire un apprenti, avec l'approbation du propriétaire ou chef de fabrique. »

De leur côté, les délégués des ouvriers de diverses fabriques avaient signé et adressé au maire une pétition en vue d'obtenir l'autorisation

1. Arch. nationales, F12 95135.

2. Cité par M. VARLEZ, les Salaires dans l'industrie gantoise, p. 13.

3. Les Anglais intentèrent même devant le Banc du roi un procès à Bauwens et le firent condamner à mort par défaut. Ibid., p. 14.

de créer une bourse commune. Le maire repoussa la demande en donnant pour raison que « la pétition n'était point appuyée de la recommandation des maîtres ou propriétaires de ces fabriques », et que les hospices de la ville étaient assez bien organisés et pourvus pour continuer d'admettre les ouvriers fileurs malades, comme il en avait été usé jusque-là. Il prit un arrêté portant: « 10 Toute réunion d'ouvriers et compagnons d'un art quelconque qui se permettraient de s'assembler sous prétexte de former ou d'établir une collection de deniers. pour subvenir ou pourvoir aux besoins des ouvriers malades sera poursuivie selon les lois de police et renvoyée aux tribunaux compétents; 2o les commissaires de police seront chargés d'aller dans les diverses filatures pour y dresser, d'accord avec les propriétaires, la liste des fileurs en fin et en gros, avec les indications des demeures, noms et prénoms, àge et indices exacts de leurs conditions, avant d'être admis à la filature de coton. >>

Le manufacturier Bauwens demandait l'institution d'un véritable servage de la broche; le maire instituait une inquisition policière ; les statuts des corps de métiers n'avaient pas été aussi loin dans la dépendance de l'ouvrier. Le préfet du département de l'Escaut jugea que c'était trop; il blâma le maire de s'être servi abusivement de l'expression <« maître » qui pouvait convenir à l'égard des apprentis, mais non à l'égard d'ouvriers auxquels « le fabricant ne peut refuser son congé quand ils ont rempli tous leurs engagements ». « L'arrêté du gouvernement du 9 frimaire an XII, ajoutait-il, est positif à cet égard et trace de la manière la moins équivoque les obligations mutuelles des fabricants et des ouvriers », et il invitait le maire à punir les ouvriers délinquants en appliquant ce décret et la loi de 1791. 1

Réglementation de police. La préfecture de police, héritière des traditions de l'ancien régime et disposée à accroître les attributions du pouvoir, n'avait pas les mêmes scrupules que le Conseil d'État, et ses mesures trouvaient souvent grâce auprès des consuls, parce qu'elle pouvait invoquer auprès d'eux l'irrésistible argument de la sécurité de Paris. Cet argument l'induisit non seulement à exiger que tout ouvrier fût tenu de se pourvoir « dans trois jours » d'un livret qu'on lui faisait payer soixante-quinze centimes, et qu'il devait faire viser par le commissaire à chaque mutation, mais à aggraver cette charge pour les garçons bouchers et boulangers en instituant le commissaire de

1. Extrait des Archives de la ville de Gand et cité par M. L. VARLEZ, les Salaires dans l'industrie gantoise, I, Industrie cotonnière, annexe no 2.

2. Ordonn. de police du 10 février 1804. La préfecture de police avait déjà imposé l'obligation du livret aux garçons boulangers plus d'un mois avant la promulgation de la loi de germinal. (Voir l'ordonnance du 14 mars 1803 dans la Collection officielle des ordonnances de police, imprimée par ordre de G. Delessert.)

police seul dépositaire du livret, et à créer, pour la plupart des professions, des bureaux de placement jouissant du monopole et prélevant une rétribution fixe. Il est vrai que la police empêchait ainsi les ouvriers de devenir victimes de la mauvaise foi de certains logeurs et surtout tenait les uns et les autres dans sa main; mais lorsqu'en établissant un bureau, elle faisait chaque fois « défense à tout autre de s'immiscer dans le placement de ces ouvriers », sa conduite n'était-elle pas une violation des principes proclamés en 1791 et reconnus par le Consulat ? Sous prétexte de mettre l'ignorance à l'abri de la fraude, elle ne se contentait pas de proposer une tutelle officieuse, elle imposait sa tutelle officielle, qui, exercée au-dessous d'elle par des agents de bas étage, pouvait dégénérer en vexation.

En s'introduisant jusque dans le détail des industries, la police ne tarda pas, pour divers motifs d'ordre, à substituer, dans un assez grand nombre de cas, la réglementation à la liberté des contrats. Elle décida que lorsqu'un étalier serait resté deux mois au service d'un boucher, il ne pourrait entrer chez un autre boucher que si son établissement était séparé du précédent par trois étaux au moins 3: singulier règlement qui opprimait l'employé pour protéger le patron contre une concurrence ayant, il est vrai, une certaine apparence de déloyauté.

Sous prétexte de prévenir les accidents, elle mit en quelque sorte la Seine en interdit: défense d'avoir des gondoles, des pirogues, c'està-dire ces embarcations de fantaisie qui, depuis que l'ordonnance est tombée en désuétude, s'étaient multipliées sous le second Empire et ont servi alors à une des distractions hygiéniques de la jeunesse parisienne; rien que des « bachots » plats, de huit mètres de longueur au moins; les «<<bachoteurs » nommés par la préfecture, « sur certificat de quatre anciens mariniers conducteurs, constatant leur capacité » ; enfin un tarif du passage et des courses.

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Plusieurs industries ambulantes, entre autres celles de colporteur, de commissionnaire, de porteur de charbon, furent assujetties à l'obtention d'une médaille délivrée par la préfecture: mesure plausible,

1. Ordonn, du 14 mars et du 17 novembre 1803.

2. Bureau de placement pour les garçons boulangers (14 mars 1803); pour les garçons marchands de vin (26 avril 1804); pour les imprimeurs, graveurs, relieurs, papetiers, etc.; pour les orfèvres, fourbisseurs, armuriers, etc.; pour les cordonniers,mégissiers, etc.; pour les ferblantiers, serruriers, potiers d'étain, mécaniciens, etc.; pour les tailleurs, fripiers, gantiers, etc.; pour les tapissiers, layetiers, boursiers, ébénistes; pour les selliers, bourreliers, carrossiers, etc.; pour les chapeliers, fouleurs, bonnetiers, etc., etc.; pour les peintres, doreurs, marbriers, plombiers, fumistes; pour les charpentiers et menuisiers en bâtiment (18 juillet 1804); pour les chandeliers, bouchers, charcutiers (21 août 1804). La rétribution variait, selon le métier, de 50 centimes à 1 fr. 50.

3. Ordonn.' du 17 novembre 1803.

4. Ordonn. du 7 juin 1803.

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