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Luxe de la cour. Le sentiment général était celui qu'exprimait Bonaparte à Lyon. Les salons se rouvraient en même temps que les ateliers. Le premier consul donnait l'exemple. Il s'était établi aux Tuileries et il y fit revivre peu à peu, avec l'usage des grandes réceptions, une partie des formes de l'ancienne étiquette. « L'épée et les bas de soie, dit un contemporain, remplacèrent le sabre et les bottes. >> « La table de Bonaparte était abondante et bien servie, dit de son côté Mme de Rémusat; la vaisselle fort belle et en argent. Dans les grandes fêtes et les grands concerts, on servait en vermeil. Mme Bonaparte, née de la Pagerie, séduisante par sa bonne grâce, attira dans ses salons les familles aristocratiques auxquelles la loi d'amnistie avait permis de rentrer dans leur patrie. » 2 Quelques ministres, Talleyrand surtout, que l'empereur obligea à se marier, puis bientôt tous les grands personnages eurent aussi leurs réceptions. Les fêtes publiques devinrent somptueuses.

La décoration des appartements, la parure des femmes, les costumes officiels des hommes donnèrent à certaines industries une activité qu'elles ne connaissaient plus depuis les derniers jours de Versailles.

La Révolution, en changeant l'ordre social, amena un changement dans le costume. Les hommes renoncèrent à la perruque à queue, les femmes à la poudre; en même temps disparut le chapeau à cornes ; le chapeau haut de forme en feutre et le claque le remplacèrent. Aux coiffures monumentales du règne de Louis XVI, les élégantes substituèrent le turban, le chapeau de paille, la capote, le casque, suivant les années et le goût personnel; Miles Rambaud et surtout Leroy, fournisseurs de l'impératrice, dirigeaient la grande mode. On ne portait plus d'habits à la française en soie, ornés de broderies de couleur voyante, depuis que la vieille noblesse ne donnait plus le ton. Les uniformes des militaires et des fonctionnaires, tout chamarrés d'or et d'argent, avaient pris leur place dans les cérémonies; les habits de drap, dans la vie civile.

Des femmes avaient rejeté le corset pour le maillot pendant la Révolution; sous l'Empire elles prirent la large ceinture lacée s'arrêtant aux reins où un goût très contestable, importé primitivement d'Angleterre, avait fait remonter la taille. Les robes avaient des manches plates, un corsage très court, une longue jupe étroite terminée quelquefois par une traine; les hauts talons étaient remplacés par des souliers plats. « L'impératrice Joséphine, dit Mme de Rémusat qui vivait dans son intimité, avait 600,000 francs pour sa dépense per

1. Mémoires sur le Consulat, par THIBAUDEAU, p. 15 et 65.

2. Mémoires de Mme de Rémusat, t. II, p. 330.

3. Voir la Société française du xvi au xx siècle, par VICTOR DU BLED; le Costume, par QUILHERAT; le Rapport sur les industries diverses du vétement, à l'Exposition de 1900, par MM. J. HAYEM et MORTIER.

sonnelle. Cette somme était loin de lui suffire; elle faisait annuellement beaucoup de dettes. » 1

Les grands officiers de la cour largement payés, et les généraux et maréchaux, enrichis par les donations impériales, rivalisaient de luxe par amour du bien-être ou par ostentation. 2

C'était souvent, il est vrai, un luxe de parvenus qui contrastait avec les manières de ceux qui l'affichaient et qui tenait de l'ostentation plus que de la délicatesse du goût. Mais l'industrie s'accommodait des parvenus qui la faisaient vivre.

Sous l'Empire, le luxe officiel prit de beaucoup plus amples proportions que sous le Consulat. Napoléon en faisait une obligation à son entourage, il dorait et panachait ses officiers civils comme ses officiers. militaires. Il voulait dans ses salons des femmes très richement parées ; c'était par raison d'État plus que par goût personnel, car il se plaisait lui-même à trancher par une extrême simplicité sur la richesse des costumes de la cour, quoiqu'il se fut attribué une liste civile de 35 millions et demi, sans compter les accessoires.

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Les expositions et la reprise des affaires. Un homme qui était à la fois savant, distingué, grand manufacturier et inventeur, administrateur habile et actif, Chaptal, avait été appelé au ministère de l'intérieur c'est à son initiative qu'était due une notable partie des mesures prises en faveur de l'industrie. Favorisé par les circonstances, il reprit l'ingénieuse idée qu'avait le premier mise en pratique, sous le Directoire, François de Neufchâteau, et il ouvrit une expo

1. Mémoires de Mme de Rémusat, t. II, p. 343. « On lui apportait sans cesse des diamants, des bijoux, des châles, des étoffes, des colifichets de toute espèce; elle achetait tout, sans jamais demander le prix, et la plupart du temps, oubliait ce qu'elle avait acheté... Elle changeait de chemise et de tout linge trois fois par jour et ne portait que des bas neufs... Le nombre de ses châles allait de trois à quatre cents... je lui en ai vu de huit, dix et douze mille francs. »Voir, pour les détails de la garde-robe de Joséphine, M. MASSON, Joséphine impératrice et reine.

2. Mme Ney, par exemple, fille d'une femme de chambre, dépensa onze cent mille francs pour meubler sa maison.

3. BÉNARD, dans les Mémoires d'un nonagénaire, édités par CÉLESTIN PORT, rapporte (t. II, p. 229) au sujet du luxe que Napoléon exigeait des personnages de l'État, un trait qui mérite d'être cité. « Sous la République et même sous le Consulat la simplicité de l'ameublement et du vêtement était de mode à Paris, malgré le faste de quelques personnages comme Barras et le ton des muscadins sous le Directoire. Sous l'Empire, Napoléon poussa ses courtisans et la nation au luxe, qu'il considérait, au point de vue politique, comme le stimulant de l'industrie. Les uniformes savamment chamarrés non seulement de ses militaires, mais de ses officiers civils, et les toilettes des Tuileries en sont des témoignages. On raconte qu'ayant remarqué qu'un sénateur, richement doté, venait en fiacre aux Tuileries, Napoléon lui envoya un beau carrosse le sénateur, s'imaginant que c'était un présent de son maître, s'empressa de le remercier; mais peu de temps après, il recevait la note du carrossier qu'il lui fallut payer. »>

4. Dans sa circulaire du 13 ventôse, CHAPTAL disait : « Une exposition semblable

sition pendant les jours complémentaires de l'an IX (1801). En 1798, Paris et ses environs avaient pour ainsi dire seuls pris part à la fête organisée avec précipitation. En 1801, Chaptal voulut que la France entière y figurât et il fit savoir aux préfets le désir du gouvernement. « Je vous invite à les faire connaître dans toutes les manufactures de votre département; vous direz à ceux qui les dirigent, que les mains qui ont gagné tant de batailles vont aujourd'hui creuser des canaux et vivifier les ateliers 1.... » Des portiques furent construits dans la cour du Louvre. Les produits y furent classés par département. Le public s'y porta en foule. Bonaparte y vint, interrogeant et encourageant les fabricants. Des médailles furent décernées aux plus méritants. 2 Les consuls, obéissant à une pensée étroite mais. qui était chère à tous les manufacturiers et qui contenait déjà en germe le système d'exclusion rigoureusement appliqué sous l'Empire. arrêtèrent que « dans tous les ouvrages ordonnés par les autorités constituées, on ne ferait usage que de produits français. »

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L'année suivante, la même fête se renouvela avec plus d'éclat. Il y avait eu 229 exposants en 1801; en 1802, il y en eut 540 dont 38 obtinrent la médaille d'or. A côté des tissus de laine qui étaient l'orgueil de la fabrique française, on avait remarqué, en 1801, de belles cotonnades, la porcelaine de Sèvres, les maroquins de Choisy, les tapis de Sallandrouze; le métier, encore imparfait, de Jacquart avait obtenu une médaille de bronze. En 1802, on vit un peu d'acier fondu, les premières faux sorties de l'usine de Bischwiller; Montgolfier, déjà récompensé pour ses papiers peints en l'an IX, reçut une médaille d'or pour son bélier hydraulique : le règne des machines approchait.

Chaptal fit les honneurs de cette exposition à lord Cornwallis et à Fox, que les négociations de la paix avaient amenés à Paris. Fox ad

eut lieu vers la fin de l'an VI, et de cette époque datent les premières espérances de nos fabriques. » Moniteur de l'an IX, p. 896.

1. Circulaire du 20 germinal. · Moniteur de l'an IX, p. 896.

2. Des médailles furent décernées à Didot (stéréotypie); Herhan (stéréotypie); Conté (crayons artificiels); Lenoir (instruments de mathématiques); Desarnod (cheminées économiques); Deharme et Dubaux (tôle vernie); Denys (cotons filės); Montgolfier (papiers peints); Décrétot (draps); Ternaux (draps); Banens (cotons filés). Les six premiers avaient déjà obtenu des récompenses en l'an VI. 3. Arrêté du 25 thermidor an IX. Moniteur de l'an IX, p. 1348.

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4. Il n'y avait eu que 110 exposants en 1798. Voici parmi les 38 médailles d'or de 1802 les noms les plus connus: Jubié frères, de l'Isère (soies filées); Poucher, de Rouen (cotons filés); Richard et Noir-Dufresne (sic), de Paris (basins, etc.); Berthoud, de Paris (horlogerie); Bréguet, de Paris (horlogerie); Montgolfier, de Paris (bélier hydraulique); Descroiselles, de Rouen (produits chimiques); Odiot, de Paris (orfèvrerie); Conté, de Paris (crayons); Décrétot, de Louviers (draps); Pierre Didot, de Paris (typographie); Jacob, de Paris (ébénisterie); Lenoir, de Paris (instruments d'astronomie); Ternaux, de Louviers (draps); Utzschneider, de Sarreguemines (poteries).

mira les richesses étalées sous ses yeux; mais il remarqua avec malice qu'on ne voyait aucun de ces objets d'un usage vulgaire réunissant, comme en Angleterre, le bon marché et la bonne confection. Chaptal le conduisit aussitôt devant l'étalage d'un coutelier de Thiers et lui montra des eustaches à 3 sous et des rasoirs à 12 sous que le fabricant n'avait pas même pris la peine de mettre en évidence. Fox fut ravi, remplit ses poches de ces petits couteaux, et acheta toute la caisse ; il vit ensuite un horloger de Besançon qui livrait au prix de 13 francs des montres avec boîte en argent, et il « avoua franchement qu'il venait de prendre de l'industrie française une idée toute différente de celle qu'il en avait eue jusqu'alors ». 1 Fox avait raison: des industries de luxe peuvent fleurir dans un pays misérable, tandis que le développement et la perfection des industries communes attestent le bien-être du peuple. Toutefois la France, qui avait sur les marchés étrangers la supériorité du bon goût et qui tenait à la conserver, ne devait négliger ni les unes ni les autres.

Malgré l'élan imprimé par le Consulat, l'industrie française était encore loin d'être remontée au niveau de prospérité qu'elle avait atteint sous l'ancien régime : il faut des années pour réparer des ruines comme celles que la Révolution avait amoncelées. C'est vers cette époque que plusieurs préfets remirent au gouvernement les mémoires statistiques qui leur avaient été demandés. 2 Tous s'accordaient à signaler, d'une part, la reprise du travail, mais aussi, d'autre part, beaucoup accusaient une fàcheuse différence entre les chiffres de la production sous le Consulat et ceux de la monarchie de Louis XVI: nous l'avons déjà signalée. A Louviers, on faisait 4,360 pièces de drap avant 1789; en l'an IX, on n'en faisait plus que 3,095. A Lyon, au lieu de 15,000 métiers battant dont on parlait vers 1780, ce chiffre s'était déjà trouvé réduit à 9,000 environ en 1788, et à 7,500 en 1789; on n'en comptait plus que 3,500 au commencement du Consulat. A Saint-Quentin, on avait blanchi 116,128 pièces de toilerie; en 1801, on n'en blanchit que 50,359. Aux Andelys, la fabrication était réduite de 1,766 pièces à 700; à Bernay, de 12,000 à 3,600. Les forges de la Côte-d'Or ne

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1. CHAPTAL, de l'Industrie française, t. II, p. 92.

2. C'est Chaptal qui pendant son ministère avait demandé ces statistiques et qui en avait dressé le plan. De l'Industrie française, préface, p. 25.

3. Les chiffres donnés par les statistiques ne concordent pas. Voir Hist. des classes ouvrières et de l'industrie avant 1789, t. II, p. 687, et CHAPTAL, de l'Industrie française, t. II, p. 116. PEUCHET parle de 7,000 métiers en activité en l'an IX (Statistique élém. de la France, p. 418).

4. Arch. nationales, F12 509.

Dans le même dé

5. Mém. statist. du département de l'Eure, an XII, p. 130. partement, on signalait encore comme ayant notablement diminué les tanneries p. 134), la fabrication du fer et du cuivre (p. 131), celle des toiles (p. 136).

produisaient plus que 10 millions de livres au lieu de 15. Presque partout, il y avait amoindrissement. 1

Les vides se comblèrent en peu d'années. Lyon occupa jusqu'à 12,700 tisserands avant la crise de 1812. A la même époque, Tours, Nîmes, Avignon employaient ensemble 20,000 ouvriers au tissage de la soie. Reims, après une longue éclipse, brilla d'un plus bel éclat qu'autrefois; non seulement elle fabriquait, en 1810, à peu près autant de pièces de drap qu'en 1789, mais elle fournissait de plus au commerce 400,000 aunes d'étoffes de fantaisie et 32,800 châles, qui valaient à eux seuls plus de 3 millions et demi de francs. 2 Il y eut sans doute des industries que les changements de la mode, la perte de nos colonies et l'interruption de notre commerce maritime empêchèrent de se relever; mais d'autres industries naquirent de besoins nouveaux. C'est ainsi que la vente des toiles fines de Saint-Quentin, de Cambrai, de Valenciennes était réduite de moitié ; mais les toiles de coton avaient pris leur place. Nombre de tissus nouveaux étaient venus solliciter et satisfaire les désirs de l'acheteur; Elbeuf, Reims avaient doublé leur population ouvrière; Darnétal, qui en 1789 ne faisait, conformément au règlement, qu'un genre d'étoffes, présentait en 1810 plus de vingt types différents. Sous l'Empire l'industrie française prospéra jusqu'au jour où commença à pâlir l'étoile du conquérant.

La reprise des hostilités, en 1803, n'interrompit que quelques mois l'activité du travail. Il y eut une crise, des faillites; mais on en perdit

1. Mém. statist. du département du Doubs, p. 94, 109, etc.- Mém. statist. du département de l'Indre, p. 293, 301, 366 et suiv. Mém. statist.du département de la Moselle, p. 139. Mém. statist. du département des Deux-Sèvres, p. 275, 276, 277 et 282. Les conseils généraux de l'an IX constataient également un grand affaissement de l'industrie. Voir, entre autres, Basses-Pyrénées, Sarthe, Vaucluse, Charente, Eure, Manche, Aisne, Pas-de-Calais, Côte-d'Or. Quelques départements au contraire, comme la Mayenne, signalaient une reprise des affaires. Dans une note par département sur les manufactures, rédigée au commencement de l'Empire (Arch. nationales, F12, 618), on voit nombre de départements demander des secours pour rétablir l'industrie. Par exemple, la Loire : « Le commerce des dentelles qui jadis a rendu si florissants les deux tiers de ce département est absolument tombé depuis la Révolution. » Mêmes plaintes dans l'Orne pour les dentelles, les épingles, les forges; à Aubusson pour les tapis, etc.

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