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nature du dessin. Le métier à la grande tire, machine compliquée, nécessitait, indépendamment des marches, tout un équipage de cordes ou semples, destinées à régler l'élévation et l'abaissement successif des groupes de fils de la chaîne ; à côté du tisserand qui dirigeait la navette, il fallait une ou plusieurs femmes qui, courbées sous le métier et suivant attentivement le travail de l'ouvrier, fissent mouvoir ces cordes afin de soulever à propos les lames de lisses: on les nommait tireuses de lacs. Leur travail était pénible; il faisait obstacle à la rapidité du tissage, et la multitude des semples, qui augmentait à mesure que l'étoffe était plus façonnée, limitait les combinaisons du dessinateur.

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Des perfectionnements avaient déjà été apportés à cette machine. Bouchon, Falcon, Vaucanson, Verzier s'y étaient appliqués au xvie siècle. « Les belles machines de Vaucanson, disait Chaptal, destinées à mouliner et à organiser la soie, ont été établies dans un grand nombre d'ateliers, et cette opération importante, qui influe si puissamment sur la qualité de l'étoffe, a été tellement perfectionnée que nos organsins peuvent rivaliser enfin avec ceux du Piémont. » Jacquart suivait leurs traces. S'inspirant d'abord de Verzier, il présenta à l'Exposition de 1801 un métier à huit marches qui lui valut une médaille de bronze. Quelque temps après, l'invention d'une machine, très imparfaite d'ailleurs, à fabriquer les filets, le désigna à l'attention de la Société d'encouragement et du ministre Carnot qui le fit venir à Paris. Au Conservatoire des arts et métiers, où il fut établi, il vit le métier imaginé par Vaucanson, dont le modèle pourrissait dans un coin. Il l'étudia, comprit le parti qu'on pouvait tirer du tambour percé de trous par lequel l'ingénieux mécanicien avait eu la pensée de faire mouvoir les armatures des lisses, et dès lors il renonça à Verzier, et travailla à construire, en combinant le mécanisme de Vaucanson et le système des cartons de Falcon, le métier qui devait

1. Comme la plupart des inventions, celle de Jacquart s'est faite à la suite de découvertes successives qui lui avaient préparé la voie. Basile Bouchon, en 1725, avait imaginé les aiguilles à crochets et la griffe et se servait de cartons qu'un ouvrier manœuvrait avec la main à chaque duite. Falcon, en 1728, avait su placer les cartons sur un prisme quadrangulaire percé d'autant de trous que l'armure comprenait d'aiguilles. Vaucanson inventa le tambour percé de trous et muni d'un engrenage qui le faisait tourner automatiquement d'un cran à chaque coup de battant; mais il n'employait pas les cartons, et ses combinaisons étaient par là même très bornées. Voir sur cette question le remarquable rapport du général Poncelet sur l'Exposition universelle de 1851. Machines et outils appropriés aux arts textiles, p: 346 et suiv. Le tambour de Vaucanson se trouve au musée du Conservatoire des arts et métiers.

2. De l'Industrie française, t. II, p. 27.

3. « Le génie de M. Jacquart, disait le rapporteur de la Société d'encouragement, a saisi le point utile et a su l'employer avec avantage; ce qui est une preuve évidente qu'une machine abandonnée peut faire naître des idées neuves, lorsque les

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remplacer par un mouvement automatique communiqué par les pédales le travail des tireuses de lacs. Il retourna bientôt à Lyon et monta ses premiers métiers. Mais leur mouvement manquait de précision et amenait de fréquentes erreurs. Les canuts, fort peu satisfaits d'une innovation qui supprimait leur auxiliaire et rendait, à cause du jeu de la pédale, leur propre travail fatigant, s'ameutèrent à plusieurs reprises, prétendant que Jacquart voulait ôter le pain à leurs femmes; les prud'hommes mêmes intervinrent et firent briser le métier en place publique. Cependant la Société d'encouragement le soutenait, et grâce aux améliorations introduites dans le détail du mécanisme par l'ingénieur Breton, la routine dut enfin reculer devant la supériorité incontestable du nouveau procédé avant la fin de l'Empire, le métier Jacquart avait acquis droit de cité dans la fabrique lyonnaise. La ville de Lyon octroya même à Jacquart une pension viagère de 3,000 francs. Jaillet ajouta quelque perfectionnement aux métiers de grande dimension. Chevrier, Chevalier, Auber et Moisson améliorèrent sensiblement le métier à faire des bas.

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Grâce à Jacquart surtout, non seulement les étoffes riches ont pu être plus riches encore, mais la variété des dessins est devenue. possible même dans les soieries à bon marché, et des débouchés inattendus se sont ouverts; loin de réduire le nombre des ouvriers, l'invention, qui s'est propagée, a déterminé une production plus

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regards d'un véritable artiste savent y découvrir ce qui est bon et le mettre à profit. » C'est une belle justification des dépenses qu'on a faites et qu'on fera encore pour le musée du Conservatoire des arts et métiers. On peut voir dans ce musée les modèles en petit, exécutés par Marin, des métiers de Verzier, de Vaucanson et de Jacquart (en 1804).

1. Voici le témoignage que CoSTAZ, sous la Restauration, rendait à Jacquart dans le rapport de l'Exposition de 1819 (p. 47): « Les machines qu'on employait autrefois étaient compliquées, chargées de cordages et de pédales; plusieurs individus étaient nécessaires pour les mettre en mouvement; ils appartenaient au sexe le plus faible et souvent à l'âge le plus tendre; ces ouvrières, que l'on désignait sous le nom de tireuses de lacs, étaient obligées de conserver pendant des journées entières des attitudes forcées, qui déformaient leurs membres et abrégeaient leur vie..... On doit ainsi à cet artiste ingénieux d'avoir, en perfectionnant les moyens d'exécution, affranchi la population ouvrière d'un travail dont les suites étaient si déplorables. » 2. Dans le métier Jacquart, c'est le mouvement de la pédale qui fait lever la griffe et les plombs, et il y a des passées pour lesquelles l'ouvrier, à l'aide, il est vrai, d'un long bras de levier, doit mouvoir plus de 60 kilogrammes.

3. Par décision du 27 octobre 1807 et sur l'invitation de l'empereur, la ville de Lyon vota à Jacquart une pension de 3,000 francs et une prime de 50 francs pendant six ans pour chaque métier construit d'après son système. En 1808, la Société d'encouragement lui décerna un prix de 3,000 francs. L'année précédente, elle lui avait fait sur ce prix une avance de 300 francs pour payer un brevet que Jacquart, du reste, ne prit pas. (Voir Bulletin de la Société d'encouragement, t. VII, p. 189 et t. V, séance du 11 mars 1807.)

4. L'invention de Jacquart était déjà appréciée hors de Lyon. En septembre 1800, Samuel Joly et fils, fabricants à Saint-Quentin, écrivaient à Jacquart pour lui de

abondante. Toute invention qui économise la main-d'œuvre a pour effet ordinaire d'accroître la somme de travail.

<«< Nous sommes, écrivait en 1828 Chaptal, loin encore d'avoir en France cette profusion de machines qu'on voit en Angleterre... Si nous n'avons pas donné une aussi grande étendue à l'application des machines, c'est que la main de l'ouvrier est moins chère chez nous et que le bas prix du combustible en Angleterre permet d'y employer partout avec avantage les machines à vapeur. » Il se rendait bien compte de l'influence des machines sur la production industrielle et sur la condition des ouvriers.

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« Les machines, disait-il, qui remplacent aujourd'hui la main de l'homme dans presque toutes les opérations de l'industrie manufacturière, ont opéré une grande révolution dans les arts; depuis leur application, on ne peut plus calculer les produits par le nombre des bras employés, puisqu'elles décuplent le travail; et l'étendue de l'industrie d'un pays est aujourd'hui en raison du nombre des machines, et non de la population.

<< Des personnes peu éclairées craignent toujours que l'emploi des machines n'enlève le travail à une grande partie des ouvriers qui sont employés dans les fabriques: on a dû éprouver les mêmes craintes lorsqu'on a découvert la charrue et l'imprimerie; mais en remontant à l'origine des arts pour en suivre les progrès jusqu'à nous, on voit que la main de l'homme s'est constamment armée de machines qu'on a perfectionnées peu à peu, et que la prospérité de l'industrie a été toujours proportionnée à ces améliorations. La raison en est que les machines, en diminuant le prix de la main-d'œuvre, font baisser celui du produit, et que la consommation augmente, par le bas prix, dans une progression plus forte que celle de la diminution des bras; d'ailleurs, en augmentant les produits, on donne lieu à un plus grand nombre de travaux de détail qui exigent de la main-d'œuvre et emploient plus de bras qu'on ne pourrait le faire par une fabrication sans mécaniques qui serait forcément moins étendue. »

Si la machine motrice n'avait pas encore triomphé, la science avait du moins apporté des perfectionnements de détail aux outils et aux métiers. L'industrie des tissus en avait profité.

Elle avait adopté, dans le travail de la soie, le chauffage à la vapeur des bassines pour dévider les cocons, multiplié les machines à organ

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mander de venir établir chez eux « sa machine aussi simple qu'ingénieuse Jacquart répondit que, devant à la munificence du gouvernement une pension pour des services rendus à la ville de Lyon, il ne pouvait aller travailler ailleurs sans autorisation. Le ministre de l'intérieur écrivit en conséquence, à deux reprises, au maire de Lyon que si Jacquart pouvait consacrer quelques instants à Saint-Quentin, Lyon n'en souffrirait pas, parce qu'on ne travaillait que le coton à Saint-Quentin. Archives nationales, F12 95155.

1. De l'Industrie française, t. II, p. 29.

2. L'invention est due à Gensoul, de Lyon.

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siner de Vaucanson que Tabarin venait de perfectionner, propagé l'usage de la navette volante qui supprimait un ouvrier sur deux dans la fabrication des étoffes de grande largeur. Vers la fin de l'Empire. on vit les premières machines à parer les chaînes. Le métier à faire le tricot, ingénieusement modifié, se prêtait à des applications diverses. '

Sur les modèles fournis par Douglas, les Ternaux, les Décrétot avaient armé leurs manufactures d'un nouvel outillage et fabriquaient, outre les draps proprement dits, des étoffes de laine qui commençaient à être fort recherchées, casimirs, draps de fantaisie, tissus mélangés, mérinos. Les châles cachemires, tramés et brochés en laine sur chaîne de soie, contribuaient, avons-nous dit, à la fortune de Reims, et les rapports officiels disaient avec quelque complaisance que ces châles << ne cèdent en rien pour le moelleux et la finesse à ceux de l'Inde ». “ C'était beaucoup dire, à une époque où l'on ne brochait guère qu'à quatre ou cinq couleurs.

Malgré les obstacles que l'industrie du coton rencontra dans le blocus des mers, la filature mécanique, à peine connue en France à l'époque de la Révolution, comptait en 1812 un million de broches, 7 et l'impossibilité de communiquer avec l'Extrême-Orient avait appris à

1. Brevet de 1796.

2. La navette volante, inventée en Angleterre en 1738, et appliquée en 1760, avait été importée en France en 1788. Elle fut surtout répandue par les soins de Ternaux, de Richard et Lenoir, de Despiau (brevet du 4 janvier 1805). Voir les Machines et outils appropriés aux arts textiles, p. 341, par M. le général Poncelet (Exposition universelle de 1851). Dès 1803, la fabrique de Wesserling employa la navette volante que Gros avait vu fonctionner à Paris.

3. La première fut installée en 1811, dans la fabrique de Nicolas Kæklin. Histoire documentaire de l'industrie de la ville de Mulhouse, p. 264.

4. Voir, entre autres, le métier Favreau, Moniteur de 1812, p. 674. Favreau fut dans l'industrie des tricots un des plus féconds inventeurs de la fin du xv et du commencement du XIXe siècle. A son nom il faut joindre, avec ceux de Sarrasin et de Jolivet qui appartiennent à la fin de l'ancien régime, les noms de Moisson, Jourdain, Bonnard, Legrand, Fayolle, Hullin, etc.; mais en ce genre, les Français ne faisaient guère qu'imiter les Anglais.

5. Voir la notice. Moniteur de l'an XIII, p. 609 et 1464.

6. Moniteur de l'année 1810, p. 1430.

7. On ne filait cependant guère de fils plus fins que le n° 60; c'était, comme nous l'avons dit, surtout avec des fils de contrebande qu'on travaillait à Tarare. Voici les villes qui avaient envoyé des produits de leurs filatures à l'Exposition de 1806 : Rouen, Déville, Darnétal, Bolbec, Lescure, Houlme, Petit-Couronne, Lillebonne, Malaunay (Seine-Inférieure), Louviers, Evreux, Vernon, Pont-Audemer, les Andelys, Ivry-la-Bataille, Fontaine-Guérard, Brosville, Incarville, Saint-Pierre-de-Vauvray, Brionne (Eure), Paris, Versailles (Seine), l'Epine près d'Arpajon (Seine-et-Oise), Saint-Quentin (Aisne), Liancourt, Senlis, Beaupré (Oise), Toulouse (Haute-Garonne), Roanne, Charlieu (Loire), Wesserling, Bollwiller (Haut-Rhin), Arras (Pas-de-Calais), Avesnes (Nord), Gonneville (Manche), Valenciennes, Roubaix, Tourcoing, Douai, Houplines, Cambrai, Commines (Nord), Amiens, Saleux (Somme), Valence (Drôme. - Moniteur de 1806, p. 1417.

la France à fabriquer elle-même ses percales, ses basins, ses nankins, ses piqués, ses mousselines, ses calicots. La mode et le bon marché faisaient préférer les toiles peintes aux soieries.

Le rapporteur de l'Exposition de 1806 disait que le coton était « une des conquêtes les plus utiles faites pendant la Révolution »; il s'en affligeait même, parce que, ajoutait-il, la manufacture de coton avait porté « un coup funeste à nos manufactures de toile, de chanvre et de lin, de linons, etc., qu'elle avait privées d'une grande partie de leurs débouchés ».

« Le goût est pour le coton aujourd'hui, lit-on dans une note administrative. Autrefois, on s'habillait avec des toiles de fil, soie, laine: le coton tend à remplacer ces étoffes; les besoins personnels sont aujourd'hui plus considérables; les cotonnades seront le vêtement des classes moyennes et inférieures. »1

Richard, associé avec Lenoir-Dufresne, fut un des plus ardents promoteurs de cette industrie. Il avait le premier essayé d'enlever à l'Angleterre le monopole des étoffes de coton, et dès le temps du Directoire, il avait fait contruire, sur des dessins pris dans les manufactures d'outre-mer, plusieurs mull-jennies. Bonaparte l'avait encouragé, et il était devenu un des riches manufacturiers de l'Empire. Ses basins et ses piqués étaient les plus estimés. Indépendamment de ses ateliers de la rue de Charonne, où travaillaient plus de trois cents ouvriers, il avait des fabriques en Picardie, en Normandie, et il possédait, paraîtil, le rare talent de se faire aimer de ceux qui étaient sous ses ordres.

Napoléon encouragea aussi Oberkampf dont la fabrique de toiles peintes, fondée à Jouy-en-Josas, jouissait déjà d'une grande réputation à la fin de l'ancien régime; Louis XVI l'avait anobli. L'Exposition de 1806 lui valut une médaille d'or. L'empereur le décora pendant une visite qu'il fit à Jouy : « Vous et moi, lui dit-il, nous faisons la guerre aux Anglais, mais votre guerre est la meilleure. » La fabrique d'Oberkampf fut détruite lors de l'invasion de 1815.

D'autres fabricants reçurent des encouragements et des subventions; le nombre des postulants fut même, comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, beaucoup plus considérable que ne pouvait l'être celui des faveurs.

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La plus grande faveur faveur bien coûteuse que l'empereur pouvait faire à cette industrie naissante était de lui réserver le marché

1. Arch. nationales, F12 618.

2. Il était établi rue de Charonne, 95, dans les anciens couvents de Bon-Secours et de Trenelle. Il avait eu une médaille en l'an IX et une en l'an X.

3. Lenoir mourut en 1806. Richard, qui continua les affaires, vit sa fortune compromise par les conséquences du blocus continental, et anéantie par les événements de 1814.

4. Voir, entre autres dossiers, F12 95155, aux Archives nationales.

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