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sentera plus à la cour du roi des Français qu'avec le cœur et l'extérieur d'un Français. Ce n'est point vainement, messieurs, que le commerce aura exprimé ce vœu au milieu des représentants de la nation. » Goudard répétait les axiomes de la théorie mercantile et dépassait même Laffemas et Montchrétien 1.

Le tarif rédigé dans cet esprit était entièrement protectionniste. Il contenait quatre-vingt-six prohibitions à l'entrée ou à la sortie, et sur la plupart des produits fabriqués, des droits forts et complexes, beaucoup plus élevés que les anciens droits des tarifs de Colbert. Les intérêts particuliers des fabricants s'étaient donné libre carrière.

Boislandry, fabricant de mousselines à Versailles, combattit les conclusions du rapport : « Convient-il à la France d'accueillir ou de proscrire les droits prohibitifs ?... Un tarif prohibitif est un attentat contre le droit des gens, c'est une déclaration de guerre qui nous expose à de funestes représailles. Notre commerce avec les peuples autres que les Portugais et les Espagnols, qui peuvent nous solder en or, cesse nécessairement si nous refusons leurs produits. Il semble qu'au lieu de chercher à détruire ou à diminuer nos liaisons avec eux, il serait essentiellement de notre intérêt de les augmenter, et elles ne peuvent s'accroître qu'en stimulant leur industrie. Nous leur achèterons plus, mais nous leur vendrons davantage aussi. Ils deviendront riches, mais nous le serons aussi : les peuples pauvres ne font point de commerce entre eux... Nous fournissons, ajouta-t-il, à l'étranger trois fois plus de produits que nous ne lui en achetons. Si nous avons la préférence à l'étranger sur les autres nations, comment redouter leur concurrence chez nous ? » Il proposa en conséquence un tarif uniforme de 6 à 12 p. 100 sur toutes ! les marchandises importées. La proposition ne fut pas goûtée.

Un député du Havre, Begouen, s'écria au moment où Boislandry

1. Un an auparavant, dans les Réflexions présentées à Messieurs de l'Assemblée nationale, les négociants lillois disaient : « Excitons la sensibilité de ce sexe qui détermine les goûts et les modes; déclarons traître à la patrie et indigne du nom français celui qui serait assez osé pour se parer d'une étoffe fabriquée ailleurs que dans sa patrie. » (Gazette nationale, 4 déc. 1789.) Le 3 octobre 1789, Blancart des Salines avait essayé de montrer « les manufactures anéanties, les ouvriers sans travail »; il invita l'Assemblée constituante à décider ses membres à ne plus faire usage que d'étoffes françaises et la cour à suivre son exemple; le traité de commerce avec l'Angleterre qu'on ne pouvait pas encore dénoncer avait empêché de porter un décret (Voir le Moniteur).

2. Boislandry, esprit libéral, montrait l'inanité du système de la balance du commerce. « Le comité voudrait que toutes les nations payassent nos marchandises en or et en argent. Cette prétention est folle. Ces nations ne peuvent nous donner ces métaux qu'elles n'ont pas. Mais, à le supposer possible, quelle serait la conséquence de la totalité du payement en espèces de toutes nos marchandises? Un bouleversement des rapports existants dans la société et dans les proportions entre les denrées et les salaires qui hausseraient à un tel degré que nous ne pourrions plus supporter la concurrence des autres nations. >>

quittait la tribune: « Proposez-donc aussi la création de cinq cents ateliers de charité pour suppléer aux manufactures », et le lendemain le même orateur déclara que si l'on adoptait « le système sinistre de la liberté, la population, de 25 millions, sera réduite à 15 sous peu de lustres1». Sur cette matière protectionniste, le sentiment des manufacturiers surexcités par leur antipathie contre le traité d'Eden était très vif. Cependant l'Assemblée, plus désintéressée que le comité, prescrivit de substituer aux prohibitions un droit de 20 p. 100 et décida que le projet de tarif serait renvoyé à l'examen des deux comités de commerce et des contributions réunis, qui demeureraient chargés par elle de lui présenter un projet définitif 2, dans lequel les prohibitions seraient remplacées par des droits de 20 p. 100.

En conséquence, après deux mois de travail, Goudard présenta (31 janvier 1791) un troisième rapport dont le ton était différent, quoique dans le détail des droits on retrouve souvent les tendances du rapporteur.

<< Les produits des manufactures étrangères, chargés dans le principe de droits de 20 à 30 p. 100 de la valeur, se trouvaient imposés de 30 à 45 p. 100 et souvent au delà par l'addition successive des sous pour livre.

Lorsqu'il s'est agi du traité de commerce avec l'Angleterre, le ministère a pensé que nos manufactures rivaliseraient aisément avec celles des Anglais, si ces dernières acquittaient à leur introduction en France un droit de 10, 12 et 15 p. 100.

« Le principe était bon, et les plaintes qui se sont élevées de toutes parts contre le traité de commerce avec l'Angleterre auraient moins de fondement si les perceptions avaient pu être conformes aux bases fixées par ce traité.

<< Malheureusement, les déclarations ont été faites à moitié, au tiers, au quart de la valeur effective, en sorte que les droits n'ont été perçus que dans la proportion de 3, 4, 5 et 6 p. 100, et dans un temps. encore où les manufactures nationales étaient grevées de droits de circulation d'un taux souvent supérieur à celui des droits réellement acquittés par les manufactures anglaises 3. »

« Le principe était bon », disait le rapporteur, et en effet cette fois le double comité, sous l'influence des membres du comité des contributions, s'était rallié au principe. Il n'avait jamais eu l'intention de supprimer

1. DE BUTENVAL, op. cit., p. 69.

2. La discussion reprit le lendemain, 18 décembre 1790, mais les deux comités restèrent chargés du rapport. Dans le comité des contributions siégeaient La Rochefoucauld, Talleyrand, Defermon, Roederer, Duport, Dupont de Nemours qui avait déjà préparé un décret sur cette question à l'Assemblée des notables en 1787.

3. Voir le rapport dans les Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. 44, particulièrement les procès-verbaux des 31 janvier, 1er février et 2 mars 1791.

les douanes, source importante et légitime de revenu; il n'avait pas non plus voulu former un tarif purement fiscal, mais un tarif de droits à la fois modérés, de manière à faciliter les échanges, et calculés sur les intérêts divers de la production nationale, de manière à protéger l'industrie. Les droits de ce tarif étaient cependant dans l'ensemble supérieurs à ceux du tarif de 1664.

Les matières premières, parmi lesquelles on remarquait les farines et le fer en gueuse, étaient admises en pleine franchise. Le comité entrevoyait un temps où l'agriculture, régénérée par les décrets qui affranchissaient le sol, pourrait les fournir en assez grande quantité à nos fabriques; « mais jusqu'à cette époque, ajoutait-il, peu éloignée peut-être, l'intérêt pressant de vos manufactures commande d'admettre les matières premières en exemption de tous droits ». Cette règle ne souffrait qu'un petit nombre d'exceptions portant sur les charbons de terre, les soies, les huiles de poisson, les huiles d'olive et les savons.

Le tarif imposait une taxe de 5 à 10 p. 100 sur les fromages, le beurre salé, les épiceries, de 2 1/2 à 5 seulement sur la droguerie pour médecine et sur les fruits et légumes secs, « léger impôt sur la consommation nationale et suffisant pour assurer la préférence ou au moins une concurrence certaine aux productions de notre sol ». II était plus exigeant à l'égard des vins étrangers et des liqueurs : « tribut payé par le riche », disait le rapporteur. La prohibition ne frappait que l'huile de poisson. « Si nous la recevons de l'étranger, nous anéantirons nos pêches. » Toutefois cette considération commerciale cédait devant un intérêt politique, et on admettait, conformément aux engagements pris antérieurement, l'huile expédiée par la jeune république des Etats-Unis.

Les produits manufacturés payaient à l'entrée 5, 7, 10, 12 ou 15 p. 100, même plus pour quelques articles. Le comité, redoutant la contrebande, frappait les marchandises d'une taxe d'autant plus légère qu'elles pouvaient plus aisément se dérober à la surveillance. C'est ainsi qu'on ménageait les montres et les dentelles, tandis qu'on demandait le maximum du tarif aux lainages'.

1. Une exception était faite pour les toiles, dont la taxe fut seulement de 30 francs par quintal, soit 7 à 8 p. 100 de la valeur. Le comité se crut obligé d'expliquer cette différence qui ne pouvait manquer d'exciter les réclamations de certains négociants français. En voici les raisons: les toiles, par arrêt de 1692, devaient payer un droit de 30 p. 100 de la valeur; mais elles entraient avec un simple droit de 1 liv. 17 s. 6 den. dans la Flandre et le Hainaut où elles étaient marquées comme produits français et circulaient ensuite dans le royaume. Il fallait tenir compte de cette situation, « Les toiles de coton peuvent, à beaucoup d'égards, être considérées comme matières premières », parce qu'elles servaient à faire des toiles peintes, et pour cette raison, on ne les imposait qu'aux deux tiers du droit quand elles venaient de l'Inde ou de la Chine.

A la sortie, le principe adopté était l'affranchissement des produits du sol et des fabriques; il souffrit peu d'exceptions.

Mais les prohibitions subsistèrent au nombre de vingt et une: à l'entrée, sur le tabac, l'argent faux, les fils de lin et de chanvre, les soieries, les navires, les confections, la poudre, etc.; à la sortie, sur les bois de construction, le minerai, le charbon, le poil, les cocons, etc., etc.

Ces citations suffisent à faire connaître l'esprit du tarif dans lequel le mercantilisme avait légèrement imprimé çà et là son cachet sur un fond libéral. La discussion qui prit quelques heures dans cinq séances, releva quelques taxes, mais n'en réduisit pas,et l'ensemble, voté le 12 février par l'Assemblée, puis retouché sur quelques points en comité, devint définitivement la loi du 2-15 mars 1791 1.

Les manufactures et la concurrence. A cette grande mesure se joignait la suppression de toutes les immunités ou dégrèvements en faveur de certaines personnes 2, celle de tous les privilèges exclusifs de commerce 3. La Compagnie des Indes cessa d'exister; la navigation dans le Levant et sur les mers situées au delà du cap de Bonne-Espérance fut déclarée libre ". Des réductions de taxe furent même accordées, non plus à tel ou tel corps privilégié, mais à tous les navires français ramenant une cargaison des parages lointains de l'Asie, afin de stimuler nos marins aux grandes navigations où l'on pouvait craindre que les entreprises particulières ne fussent incapables de soutenir la concurrence contre les puissantes compagnies étrangères. Les mers devenaient libres, comme les routes de l'intérieur. Si l'enchaînement des circonstances n'avait pas fermé pour un quart de siècle l'accès de l'Océan à la France, son commerce extérieur et sa marine eussent sans doute senti les effets de ce régime, comme le commerce intérieur les ressentit dès que le calme eut reparu.

La liberté en matière de commerce implique concurrence, et la concurrence n'est jamais agréable à ceux qui étaient antérieurement maîtres du marché. Les fabricants de toiles peintes de Rouen, de Beauvais, de Nantes, de Lyon, de Marseille, d'Orange, de Bolbec, de SaintDenis, de Melun, de Lille, d'Angers, de Jouy, de Corbeil, du Haut et du Bas-Rhin se plaignirent, rappelèrent dans deux pétitions consécutives que leurs manufactures avaient pu naître et prospérer parce que

1. Décrets de la Constituante des 25 janvier, 2-15 mars 1791, sanctionnés par le roi le 15 mars. Le décret du 25 mars 1791 fixa l'application du tarif au 1er août 1791. Les décrets du 18 mars et du 6 août 1791 complétèrent cette partie de la législation.

2. Décret du 28 juillet 1791.

3. Décret du 3 avril 1790.

4. Décret du 14 août-23 octobre 1790.

5. Décret du 3 avril-2 mai 1790: décret du 24 juillet 1791, et séance du 28 juin 1790.

<< des droits imposés sur les marchandises étrangères ont gêné leur circulation », et ils prédisaient leur ruine fatale et prochaine si on permettait «<l'importation libre des toiles peintes de la république de Mulhausen1». Les tarifs ont depuis cette époque changé bien des fois. Mais Mulhouse, rattachée quelques années après au territoire français, est restée, à travers les révolutions politiques ou économiques, dans la ligne des douanes françaises jusqu'en 1870,et a joui par conséquent non seulement de la «< libre importation », mais de la libre circulation dans toute la France, sans la moindre visite ni le moindre droit de douane; cependant, loin de périr, l'industrie des toiles peintes a pris un large développement dans l'Alsace, dans la Normandie, sur d'autres points où elle a pu se produire avec économie. Il ne faut accepter que sous bénéfice d'inventaire les prédictions alarmantes des parties intéressées. Sous la Législative, Roland, devenu ministre de l'intérieur, eut occasion de se prononcer nettement contre les privilèges et les faveurs gouvernementales qui faussaient la concurrence. Deux entrepreneurs de Pont-Audemer lui ayant demandé une subvention pour établir dans leur fabrique de cuirs anglais une école de soixante élèves, afin, disaient-ils, « de régénérer en France l'art de la corroierie et de la tannerie », le ministre répondit de sa main (17 juin 1792) que les procédés anglais n'étaient pas inconnus, qu'il les avait lui-même décrits dans l'Encyclopédie méthodique. « Voilà, messieurs, ajoutait-il, mon opinion bien formelle. J'ai toujours pensé, d'ailleurs, que dans un pays riche comme la France, avec une population aussi active et aussi industrieuse que la sienne, c'était une grave erreur de faire intervenir l'administration et verser des fonds de la caisse publique dans des entreprises privées sous le prétexte d'encourager l'industrie. Tout ce qu'il fallait, ce me semble, se réduisait à écarter les obstacles de tout genre qui le comprimaient. Ceci est fait. C'est un des bienfaits de la Constitution. Maintenant, je crois que le législateur peut et doit laisser l'industrie à ses propres efforts. Parmi les grandes dépenses faites par le Trésor public pour soutenir certaines fabriques, j'en ai peu vu qui aient produit les grands effets promis et attendus: ou les faveurs accordées à une entreprise qui a prospéré ont nui à la prospérité d'autres du même genre, ou le secours d'encouragement n'a servi qu'à enrichir des charlatans 2. »

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Indépendamment des cinq grandes questions qu'elle tranchait ainsi

1. Voir les pétitions (septembre 1791) dans la Collection Rondonneau, 2o partie, p. 333. Il y eut à ce sujet une longue lutte entre l'Alsace française et la république de Mulhouse, et diverses conventions furent conclues: traité du 22 septembre 1791, arrêté du 2 novembre 1792, traité du 6 germinal an II, arrêté du 22 prairial. La république de Mulhouse, cernée et affamée, vota, le 3 janvier 1798, sa réunion à la France.

2. Voir, entre autres, le décret du 16 décembre 1790.

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