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Grâce à Fortin, à Lenoir et à quelques autres, la fabrication des instruments de précision était aussi en progrès.

L'orfèvrerie et la bijouterie, pour lesquelles, dit Chaptal, depuis longtemps la France ne connaît pas de rivale, occupait à Paris seulement 4,000 ouvriers, et produisait une valeur de 27 millions. Il estimait la valeur totale produite par ces industries en France à 38 millions.1 La papeterie, qui figurait pour 21 millions dans la statistique de 1810, avait son siège, comme avant 1789, dans le Puy-de-Dôme, l'Ardèche, la Charente, Seine-et-Marne et Seine, le Loiret, la Seine-Inférieure, la Côte-d'Or, les Vosges, l'Eure. Montgolfier, Johannot, le baron Delaitre, Didot avaient amélioré la fabrication; ce dernier avait trouvé un procédé pour faire des feuilles de longueur et de largeur indéterminées".

Les papiers peints, dont la fabrication était à peu près concentrée à Paris et dans le Haut-Rhin, sont portés pour 8 millions dans la statistique de 1810. Prieur et d'autres inventeurs avaient trouvé le moyen de donner de la fixité aux couleurs qui auparavant passaient et de faire des « réserves » à l'aide de l'acide oxalique.

Depuis 1795 Didot avait doté l'imprimerie du stéreotypage. Chaptal estime que cette industrie créait par an une valeur en livres (non compris les périodiques, affiches, etc.) de 25 millions 1/2 de francs. dans lesquels le papier entrait pour 2 millions. Le nombre annuel des ouvrages imprimés était d'environ 3,000 dont la plus grande partie à Paris.5

L'art et les artistes. - La Révolution avait été une période de crise pour les artistes. Bonaparte se proposa d'encourager les arts moins par goût personnel pour les belles œuvres, comme Louis XIV, que par raison

1. Il établit son calcul hypothétique sur une consommation d'environ 16 millions d'or ou d'argent pour l'orfèvrerie et de 4 millions pour la bijouterie.

2. CHAPTAL, op. cit., t. II, p. 145, ne donne que 10,700,000 francs.

3. Nous donnons comme exemple le département de l'Eure qui possédait en 1812 20 papeteries, 9 à Evreux, 5 à Bernay, 3 à Pont-Audemer, 2 aux Andelys, 1 à Louviers. Les ouvriers gagnaient 1 fr. 40 à 1 fr. 50. Les fabriques tiraient leurs chiffons du département et de Paris; elles produisaient 46,500 rames par an. Les prix étaient grand raisin, la rame pesant 13 à 14 kilos, 18 fr. 24; la couronne pesant 6 kil.7, 7 fr. 80; le papier gris pesant 5 kilos, 3 fr. 40. — Arch. départementales de l'Eure.

4. En l'an VI et l'an VII il avait été accordé à titre d'encouragement à Robert, fabricant à Essonnes, 3,000 francs pour une machine à fabriquer du papier de grande dimension qu'il avait soumise au ministre. Le 6 ventôse an IX, Didot prit un brevet pour une machine à faire du papier de toute largeur et longueur. Il avait demandé une subvention au ministère; il lui fut répondu que le ministère avait accordé 3,000 francs à l'inventeur Robert qui était alors son employé. Arch. nationales, F12 95135. Didot, forcé de s'expatrier, avait porté son procédé en Angleterre d'où il revint en France. CHAPTAL, op. cit., t. II, p. 45.

5. CHAPTAL, op. cit., t. II, p. 198.

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d'état,' parce qu'il considérait la splendeur des arts comme une des formes nécessaires de la splendeur et de la prospérité de la France. Il y avait à peine dix mois qu'il avait pris le pouvoir lorsqu'il écrivit à Lucien Bonaparte, ministre de l'intérieur: « Je vous prie, citoyen ministre, de me remettre les listes de nos dix meilleurs peintres, de nos dix meilleurs sculpteurs, de nos dix meilleurs compositeurs, de nos dix meilleurs artistes musiciens autres que ceux qui jouent sur nos théâ. tres, de nos dix meilleurs architectes, ainsi que les noms des artistes dans les autres genres dont les talents méritent de fixer l'attention. » 2 Il persévéra jusqu'à la fin de son règne dans cette politique. Il bâtissait, il faisait des achats au Salon, des commandes aux artistes, il s'occupait du plan des édifices,3 il donnait des programmes de tableau. S'il supprima les prix annuels que décernait le Directoire, il institua, par le décret de fructidor an XII, les prix décennaux, et il fit proclamer par son ministre que « dans une période de dix ans assignée aux travaux que Sa Majesté veut récompenser, elle a droit d'attendre que le génie français enfantera des chefs-d'œuvre ». Ces prix n'ont été décernés qu'une fois, en 1810. Quand, en 1806, il ordonna l'érection de quatre arcs de triomphe et de fontaines monumentales, il fit savoir à son directeur des beaux-arts qu'il voulait ainsi «< alimenter la sculpture pendant vingt ans ». Il ne passait pas pour très libéral parce qu'il économisait l'argent du Trésor plus que ne le firent les deux impératrices, et il voulait être servi vite, agissant parfois avec les artistes comme avec les militaires.

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De 1804 à 1813 il a dépensé 63 millions pour les travaux des palais et

1. Voici ce que CHAPTAL (MES Souvenirs sur Napoléon, p. 269) dit du sens esthétique de l'empereur :

<< Napoléon n'aimait pas les arts, ce qui provenait peut-être de ce que la nature lui avait refusé ce tact particulier qui nous sert à en apprécier le mérite. Néanmoins il avait l'air de s'intéresser au progrès des arts, et par le fait, il a fait beaucoup travailler les artistes... >>

<< On lui avait dit que David était le premier peintre de son siècle. Il le croyait et le répéta, sans jamais entrer dans le moindre détail sur la nature de son talent... Fontaine et Percier avaient sa confiance comme architectes... et Denon qui a eu sa part dans le choix qu'a fait l'empereur pour élever des monuments. »>

2. Corresp. de Napoléon, t. VI, no 5094, 23 fructidor an VIII. Cette nomenclature fait penser à celle de Saint-Simon dans son pamphlet la Parabole.

3. Exemple: «Faites-moi un rapport sur l'Arc de triomphe, sur les fonds qui en sont destinés cette année. Faites-en pousser activement les travaux, je veux le terminer. Si cela est nécessaire, je vous donnerai un supplément de crédit de 50,000 à 60.000 francs. » Corresp. de Napoléon, Lettre à M. de Montalivet du 15 juin 1810. 4. A propos des fontaines, il trace un programme : « Il y faut des statues et des bas-reliefs. Ces sujets peuvent être pris d'abord dans l'histoire de l'empereur, ensuite dans l'histoire de la Révolution et dans l'histoire de France. Il faut en général ne pas perde une circonstance d'humilier les Russes et les Anglais. Guillaume le Conquérant, Duguesclin pourront être honorés dans ces monuments. » (Note de l'empereur) M. BENOIT, l'Art français sous la Révolution et l'Empire, p. 169.

bâtiments de la couronne, dont un tiers pour le Louvre, le reste pour les Tuileries, Versailles, Fontainebleau, Compiègne et le palais du roi de Rome. Il a été dépensé dans le même temps 102 millions pour les travaux de Paris et 148 pour ceux des départements. 1

Les comptes de la direction générale des musées portent, pour les commandes et achats que l'empereur fit chaque année aux peintres et aux sculpteurs, une somme totale de 5 millions dépensés de 1799 à

1814. 2

Voulant donner à la rue de Rivoli un aspect monumental, il imposa les arcades, mais il accorda en dédommagement vingt ans d'immunité d'impôt foncier aux propriétaires qui bâtiraient. 3

Napoléon aimait les coups de théâtre. Au Salon de 1808, il vint décorer de sa main plusieurs exposants, et s'approchant en dernier lieu de Gros, il prit sa propre croix et l'attacha sur la poitrine du peintre ; une autre fois, il alla voir dans l'atelier de David le tableau du Couronnement, et après un long examen, se plaçant en face de l'artiste, il leva son chapeau et dit : « David, je vous salue. »

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David (1748-1825) était son peintre favori. Bonaparte, nourri de la lecture de Plutarque, avait une tendance à goûter l'antique; il avait trouvé David puissant dans l'art, quoique très combattu par ses rivaux et ses adversaires depuis que la réaction du 9 thermidor avait renversé ses amis politiques, et il l'avait nommé en pluviôse an VIII peintre du gouvernement, en frimaire an XIII premier peintre de l'empereur, puis sénateur, officier de la Légion d'honneur. Ce n'est pas que Napoléon eût l'esprit sectaire en matière artistique; il aimait la correction en tout et il n'était nullement idéaliste ; il respectait les styles des temps passés. Toutefois il y avait des manières qui lui déplaisaient, particulièrement l'allégorie dont on abusait alors. Il appréciait fort Gros, Gérard, Vernet qui peignaient autrement que David et il avait fait d'Isabey le premier peintre de l'impératrice. Il ne concéda jamais à David l'autorité sur les artistes que celui-ci aurait désiré attacher à son titre de premier peintre de l'empereur; c'est à son directeur des

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1. M. BENOIT, l'Art français (p. 162 et suiv.) a donné la liste, année par année, des travaux ordonnés de 1800 à 1813.

2. Ibid., p. 165. M.BENOIT a donné année par année, depuis 1800, la liste des mesures prises pour encourager ces arts.

3. Décret du 30 décembre 1810.

4. M. BENOIT, op. cit., p.158. La manière dont Napoléon comprenait le portrait et la peinture en général n'était pas faite pour détourner David du poncif. Lorsque David dut faire le portrait de Bonaparte, celui-ci refusa de poser: « Personne, dit-il, ne s'informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants. Il suffit que leur génie y vive. » Les Chefs d'école, par CHESNEAU, p. 39.

5. « Il faut laisser à chacune des parties le caractère de son siècle. » Corresp. de Napoléon, t. X, no 8311, lettre du 9 pluviôse an XIII, à propos de la construction du Louvre.

beaux-arts, Denon, qu'il accorda sa confiance particulière ainsi qu'à Fontaine et Percier, dont le premier fut investi en 1813, comme premier architecte de l'empereur, d'une autorité officielle sur le bâtiment.

David était d'ailleurs un savant et un grand artiste qui avait des qualités de chef d'école, et son influence a été considérable. Il aimait son art avec sincérité; il en concevait une noble idée. La réforme à laquelle il avait travaillé avec une conviction ardente et une volonté persévérante sous le règne de Louis XVI et avec succès de 1785 à 1789, était salutaire. Son tort fut de l'exagérer en laissant la correction du dessin tourner en sécheresse des lignes et la recherche de l'idéal en effacement du coloris. Epris d'une forme de convention, il s'est appliqué dans beaucoup de ses compositions à modeler ses personnages comme des bas-reliefs romains; il a abusé du nu, recherché une pose sculpturale qui tournait parfois en attitude froide et déclamatoire; il se trompait en prenant ce style de convention pour l'antique. Mais David redevenait lui-même quand il tirait ses sujets de la vie réelle; il était même alors coloriste. Déjà le Serment du jeu de Paume est une grande composition vivante, quoique un peu figée dans un moule de bas-relief; plus tard, son Marat expirant est un chefd'œuvre émouvant, qui atteste, comme les portraits de Pie VII, de Barère à la tribune, de Mme Récamier et autres, un talent libre. Deux des tableaux de l'époque impériale, le Sacre de Napoléon, et à un bien moindre degré, la Distribution des aigles restent des œuvres magistrales, malgré les critiques qu'on a pu leur adresser.

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David fut le chef très écouté de l'école classique, on peut dire ultraclassique ou idéaliste abstraite; mais ce sont, comme il arrive d'ordinaire, ses élèves qui ont mis en relief la fausseté du système, en l'appliquant avec rigueur et sans originalité. Quatremère de Quincy, érudit distingué et écrivain de talent, en fut le théoricien ; il plaçait l'idéal de l'art dans une certaine forme procédant de l'antique, réglée sur des données géométriques et pour ainsi dire immuables.

Le principal adversaire de Quatremère fut Emeric David, qui conseillait de prendre librement la nature pour modèle et qui ne cessa de lutter, avec Ponce, dans la presse et à l'Institut, contre l'absolutisme de la doctrine ultra-classique. Emeric David a exercé aussi une influence notable sur son temps, sans toutefois arrêter le courant pseudo-grec.

La victoire, dépouillant l'étranger, avait amassé à Paris un grand nombre de chefs-d'œuvre d'écoles diverses. Le directeur général des musées, Vivant Denon, qui était administrateur des manufactures impériales et à peu près maître du Salon auquel il donnait l'hospitalité

1. Le tableau de l'Enlèvement des Sabines auquel il a travaillé longtemps et qui, quoique d'un coloris plus clair que ses compositions antérieures, est composé aussi en bas-relief, a été terminé sous le Directoire, pendant qu'il était en disgràce.— Voir pour la peinture, les Chefs d'école, par Cнesneau.

dans une des salles du Louvre, homme de goût, soumis aux volontés de l'empereur, dévoué à sa fonction, impartial et bienveillant, s'appliqua constamment à enrichir le musée du Louvre, lequel, à la fin de l'Empire, contenait 1,000 tableaux, 300 sculptures antiques et 20,000 dessins. Les jeunes y trouvaient une leçon de choses permanente dont n'avaient pas joui leurs anciens, puisqu'il n'y avait pas eu jusque-là de galerie ouverte.

La faveur était partagée; beaucoup de peintres et plus de sculpteurs encore tenaient pour l'idéal classique; beaucoup aussi étaient dissidents. Le goût public semble avoir été flottant, applaudissant les uns et les autres au Salon annuel, moins empressé peut-être devant les créations froides de l'école idéaliste, qu'autour des petits tableaux de genre, surtout du genre sentimental. 1

Au Salon, d'ailleurs, petits tableaux et portraits envahissaient presque toute la place. Pendant la Révolution, les peintres n'avaient plus eu l'occasion de traiter de grands sujets religieux; ils en trouvaient rarement encore sous l'Empire. La peinture historique jouissait principalement des commandes de l'État; les batailles et les épisodes de la vie de Napoléon étaient ses sujets les plus ordinaires. Cependant on voyait beaucoup de paysages et de scènes de la vie champêtre. Le nombre des exposants augmentait: 282 en 1800, 559 en 1812; ce qui semble indiquer que la clientèle devenait plus nombreuse. En tout cas, la suppression des corporations avait donné libre carrière aux barbouilleurs comme aux artistes. Ce n'était plus la clientèle aristocratique d'autrefois qui donnait le ton, bien qu'au xvme siècle il se fût déjà produit un changement notable dans les habitudes de la vie. et que les tableaux de chevalet eussent pris le pas sur les grandes toiles; c'était une clientèle bourgeoise dans laquelle les parvenus n'avaient pas encore de traditions de goût délicat; la profusion des portraits était une conséquence de ce changement.

La situation matérielle des artistes s'était relevée depuis la Révolution. Leur condition sociale était, sous certain rapport, meilleure sous le régime de la liberté. « La profession des artistes s'est élevée depuis 1789, disait en l'an XII le secrétaire perpétuel de la 4° classe de l'Institut; les beaux-arts ont recouvré la dignité, un des meilleurs éléments de leur splendeur future. » Leurs gains étaient-ils supérieurs à ceux qu'ils obtenaient au temps de Louis XVI? Il est difficile de le dire. Malgré la fondation de l'Institut national, le nombre des artistes ayant un titre privilégié était beaucoup réduit. Avant 1789, les académies de peinture, de sculpture, d'architecture comptaient 150 membres, et à côté d'elles l'Académie de Saint Luc était aussi un corps fermé dans lequel on n'entrait qu'après épreuve. La Convention avait supprimé

1. C'est l'opinion de M. BENOIT, qui a étudié en détail l'art de cette époque.

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