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Boucher avaient donné le ton à la décoration des salons et Boucher y avait travaillé de ses mains.

La Révolution avait détourné les esprits des jouissances délicates, et la Terreur avait épouvanté les muses. Cependant la chaîne n'était pas entièrement rompue, et même sous la République, l'observateur pouvait encore apercevoir un rapport entre les mœurs, l'art et l'industrie.

Nous savons que sous le règne de Louis XVI avait commencé, avec le retour à la décence de la cour, la réaction contre les coquetteries de l'école de Boucher et contre l'ornementation tourmentée du genre rococo les artistes s'étaient retrempés aux sources antiques et avaient professé dans la peinture et dans l'architecture, avec David, Louis et autres, la pureté des lignes et la sévérité du dessin. Les artisans avaient créé dans le meuble et l'orfèvrerie le « style Louis XVI », le plus gracieux peut-être qu'ait produit le génie français. Mais quelques-uns avaient compromis le résultat en exagérant l'application du principe et la Révolution avait donné avec plus d'ensemble dans ce travers, David régnant alors sur les arts officiels.

Le Consulat rejeta quelques-unes de ces puérilités; mais il conserva l'esprit qui les avait inspirées.

L'influence dominante sur l'industrie fut celle de l'école représentée par David, Fontaine et Percier, Chaudet. Elle a été considérable. C'est elle qui a créé le « style Empire ». Les dissidents n'ont eu presque aucune influence sur le meuble, l'orfèvrerie et le bronze. Il faut excepter cependant un artiste étranger, Canova, qui joignait à une étonnante fécondité une rare finesse dans les détails; quoiqu'on lui reproche une coquetterie efféminée et un type fluet, il possède une grâce naturelle et une expression sentimentale qui constituent son originalité et qui l'ont placé, malgré ses défauts, à un rang très honorable parmi les artistes. Napoléon le fit venir plusieurs fois à Paris; ' des princesses voulurent poser devant lui et les fabricants se disputèrent ses modèles.

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L'industrie accepta sous l'Empire, comme dans les temps antérieurs, l'influence de l'art. Quelques artistes ont même, comme jadis, directement travaillé pour les ateliers. Sous la République, quand il avait fallu disposer aux Tuileries la salle des séances de la Convention, c'était Percier qui avait donné les dessins de l'ameublement, et il s'était piqué de le faire digne d'un Sénat romain. Alors Percier et Fon taine étaient encore obscurs et pauvres ; à leur retour d'Italie, ils s'estimèrent heureux de trouver un gagne-pain chez des marchands de papiers peints et chez un ébéniste. Ils dessinèrent plusieurs années pour Jacob; ce sont eux qui donnèrent à la fabrication de cet ébéniste le

1. La première fois en 1802.

cachet qu'elle conserva et qui fondèrent en partie sa réputation. Prud'hon et Girodet-Trioson firent des vignettes et des illustrations : à l'un est dû le « Daphnis et Chloé », à l'autre le « Virgile » de Didot; tous deux travaillèrent avec Gérard et Chaudet au « Racine » in-folio qui figura à l'Exposition de 1806.

C'était le chef-d'œuvre de la typographie française, Les Didot étaient depuis la seconde moitié du xvIIe siècle les imprimeurs les plus renommés de France, et leur famille rappelait par son zèle héréditaire pour le perfectionnement de son art la glorieuse famille des Étienne. Ils avaient été des premiers à introduire en France la stéréotypie, et ils en avaient amélioré les procédés. Ils apportaient dans la gravure des types et dans la fonte des caractères un soin extrême. L'imprimerie n'avait pas dégénéré entre leurs mains. Ils savaient choisir les artistes. et ils ne reculaient pas devant les difficultés d'argent et d'exécution. Si ces artistes n'avaient pas toujours l'ampleur magistrale des graveurs du XVIe siècle, les Didot n'en sont pas responsables.

Le point capital pour les industriels qui relèvent de l'art est de s'adresser à de bons artistes en les amenant à plier leur genre inventif aux conditions techniques de l'industrie. Le rapporteur de l'Exposition de 1806 le comprenait. « Les belles formes, disait-il en parlant de la porcelaine, ajoutent beaucoup au prix ; les manufactures doivent donc apporter beaucoup de soin dans le choix des formes. Quelle que fût la dépense qu'entraîneraient les modèles faits par les plus habiles artistes de la capitale, cette dépense répartie sur la multitude des pièces exécutées sur ces modèles ne produirait pas une augmentation sensible »> 2.

En 1806, c'était déjà un côté faible. L'industrie suivait la consommation. Elle changeait ses visées depuis que les fortunes avaient changé; elle commençait à s'adresser au grand nombre et préférait les procédés économiques à la perfection de l'art.

La porcelaine ne manquait pas en France depuis que la suppression des privilèges en avait fait une industrie libre; nous avons vu que, grâce à la science, elle s'était enrichie de nouvelles couleurs 3, Mais les manufactures les plus renommées avant la Révolution avaient disparu ou s'étaient transformées ; celle de Sèvres, entretenue aux frais de l'État et dirigée par Brongniart, continuait seule à orner les tables des souverains et à offrir des modèles à l'industrie privée. Le rapporteur déclarait ses « formes et peintures belles » et admirait avec tout le public la grande table de porcelaine qu'elle avait envoyée à l'Exposition. Il se trompait avec tout le public. Les formes générales de l'art

1. La famille était alors représentée par Pierre Didot, l'éditeur du « Racine » et par Firmin Didot, le fondeur en caractères et un des inventeurs de la stéréotypie. 2. Moniteur de 1806, p. 1523.

3. Val-sous-Meudon, Creil, Lunéville, Sarreguemines, Chantilly, Montereau.

à la mode étaient antipathiques à l'industrie du porcelainier; là où il fallait du mouvement, de la gràce, du caprice, on trouvait un style monumental et une roideur glaciale: le commencement du XIXe siècle est resté sous ce rapport bien inférieur au xvi. Les imitations plus ou moins grossières étaient seules en progrès. La vaisselle en terre de pipe, qui datait à peine de quinze ans, devenait d'un usage presque général, et six fabriques en avaient envoyé de nombreux échantillons 1 à l'Exposition de 1806. Cependant une heureuse innovation avait été introduite dont l'industrie devait profiter plus que l'art : c'était le transport mécanique des gravures en taille-douce sur porcelaine, imaginé par Gonord.

Les tissus de luxe avaient retrouvé, avec les pompes de la cour, une clientèle nombreuse. On fabriquait de nouveau des brocarts d'or et d'argent, des satins et des velours, des façonnés riches dont le tissage était rendu plus facile par l'emploi du nouveau métier. Les tulles et les crêpes de Lyon étaient de mode, comme les batistes et les linons de Saint-Quentin. Les toiles peintes que l'on vendait alors avec de gros bénéfices offraient 1 sinon des dessins aussi gracieux que les fleurs du xvn siècle, du moins des dessins plus variés et des couleurs plus solides. La broderie et la passementerie de Paris et de Lyon, les dentelles et les blondes de Chantilly, d'Alençon, de Valenciennes, de Bruxelles étaient fort recherchées et couvraient les uniformes des hommes comme les robes des femmes. L'empereur faisait des commandes considérables. La garniture du lit de Marie-Louise, toute en point d'Alençon, passe pour le chef-d'œuvre le plus parfait du travail de la dentellière. Les fabriques plus modestes de Caen, d'Arras, du Puy défrayaient le luxe de la bourgeoisie et n'ont pas été les moins actives. Mais là encore l'art faisait souvent défaut, et on remarquait plus de richesse que de goût dans les ajustements. L'impératrice Joséphine avait, en point de Bruxelles, une magnifique robe à colonnades. Des colonnes et des temples en dentelle, n'était-ce pas un contresens? Pourtant la nécessité d'approprier les consommations de luxe à des fortunes modiques amena une réforme dans la fabrication; malgré la roideur du dessin, le travail fut en général moins chargé et moins lourd, dans les anciennes dentelles : ce fut un progrès 3.

L'ébénisterie et l'orfèvrerie sont deux industries qui, recevant la loi

1. Les principaux fabricants qui avaient envoyé des toiles peintes à l'Exposition de 1806 étaient: Oberkampf, de Jouy, qui, le premier, en 1801, avait introduit en France la machine à imprimer; Haussmann frères, de Logelbach (près Colmar), dont l'un avait fait faire de grands progrès à la teinture; Dollfus-Mieg, de Mulhouse ; Périer, de Vizille (près Grenoble); Petit-Pierre, de Nantes.

2. Entre autres, le vert de chrome de Vauquelin.

3. Voir Exposition de 1851, rapport du dix-neuvième jury, par FÉLIX AUBRY,

de l'architecture et de la sculpture, donnent à leur tour le ton à l'ameublement. Elles comptaient alors des fabricants dignes d'être comparés à leurs plus habiles devanciers. Quelques-uns, comme Baudin, essayaient de substituer un bois indigène à l'acajou devenu rare. Dans Tébénisterie se distinguait Jacob-Desmalter; dans l'orfèvrerie proprement dite, Odiot, orfèvre de l'empereur, Biennais et Auguste, ancien orfèvre du roi ; dans le bronze, Thomire, Ravrio, Galle. Toutefois, dans le meuble, les filets de cuivre remplaçaient désavantageusement la gracieuse ornementation des styles Louis XV et Louis XVI et les ciseleurs restèrent bien loin de la perfection qu'avaient atteinte leurs devanciers.

Thomire était désigné à l'Exposition de 1806 comme « le premier de nos ciseleurs »,et on lui rendait cette justice d'employer « pour faire les modèles des bronzes qu'il doit ciseler les plus habiles statuaires de la capitale ». Cependant, quelque opinion optimiste qu'eût Chaptal sur l'orfèvrerie française. les œuvres des bronziers sont non seulement entachées de l'affectation antique, mais il semble que l'exécution en soit maladroite. Les ornements et les sujets sont parfois ajustés imparfaitement; l'harmonie manque et souvent l'ensemble, qui peut avoir une certaine dignité dans les grands objets assortis aux vastes appartements d'un palais, risquait de devenir disgracieux dans les petits : défaut qui fut bien plus sensible encore dans la fabrication courante. On voyait un trépied antique soutenir la cuvette d'un lavabo; des lits à la romaine des bras de fauteuil terminés par des sphynx de bronze en souvenir de l'expédition d'Egypte; ici, l'Amour sur un char traîné par deux chiens, emblème de fidélité, et la roue servant de cadran ; là, un amour aiguisant un de ses traits sur une meule argentée et supportée par un trépied antique On se plaisait dans l'allégorie: tel était le goût du jour2.

L'orfèvrerie avait gagné un procédé, celui de l'estampage, qui permettait de frapper d'un coup de mouton les ornements qu'il fallait auparavant exécuter par le moulage et le ciselet : économie de maind'œuvre qui ne profitait pas au bon goût et qui lui nuisit quelquefois en facilitant la profusion et en sollicitant la reproduction monotone des mêmes motifs. La bijouterie, plus heureuse, avait trouvé ou plutôt remis à la mode le filigrane et la cannetille qui allaient défrayer la coquetterie des femmes sous l'Empire et sous la Restauration. Napoléon avait encouragé et presque créé, à Paris, l'industrie des camées et des mosaïques qu'il essayait de disputer à l'Italie.

Le plus renommé des fabricants de l'époque, Jacob-Desmalter, auquel le rapporteur de l'Exposition de 1806 appliquait cette note: « Or

1. Moniteur de 1806, p. 1526.

2. Voir le Recueil de la Mésangère, t. I, nos 206 et 24. Bibl. nat., département des estampes.

nements magnifiques, parfaitement assortis à la destination des meubles et à la décoration de l'appartement »>, était, en effet, un excellent ébéniste, et ses meubles peuvent encore être cités de nos jours pour des modèles de fabrication. Aucun ne mit plus d'habileté au service d'une contestable idée de son art. Il prétendit imiter l'antiquité sans la comprendre, et il plia l'ameublement du XIXe siècle aux formes, mal connues, des meubles grecs et romains. C'était un contre-sens. S'il était possible encore de faire un pastiche artistique de l'antiquité en élevant un arc de triomphe, il ne l'était plus en fabriquant un secrétaire ou une psyché. Pour relever la nudité des plaques unies d'acajou, Jacob usa du cuivre, poli ou doré. Mais le cuivre, au lieu de dessiner de gracieux motifs, comme dans les incrustations de Boulle dans les enroulements du style Louis XV et les guirlandes du style Louis XVI, s'aligna en bandes étroites sur les angles, en rectangles ou en carrés sur les surfaces; les pieds se profilèrent en colonnes surmontées de chapiteaux comme s'ils eussent eu à soutenir un édifice, ou portèrent des cariatides sans grâce. Jacob a fait d'ailleurs, comme ses contemporains, un usage fréquent et quelquefois heureux du bronze antique. Chez lui, comme chez Thomire, les ornements paraissent parfois sans à-propos avec l'objet auquel ils sont appliqués. La précision du travail sauve l'ensemble; quelquefois, comme nous venons de le dire, ce mobilier monumental, placé dans un palais du temps, avec des bronzes et des tentures du même goût, concourt à produire un effet, je ne dirai pas agréable, mais sévère et presque imposant. L'écueil est dans le salon d'un particulier; là, on s'aperçoit que les industries de l'ameublement en général, égarées par l'école de David, n'ont pas eu suffisamment le souci de la commodité ni le sentiment de la grâce.

En somme, l'industrie était en progrès; elle avait à peu près remonté sous l'Empire la pente que lui avait brusquement fait descendre la Révolution. Mais ses allures étaient changées.

L'art avait été pendant des siècles son flambeau et l'avait seul guidée, hors de la commune routine, vers des types supérieurs. L'art, sous l'Empire, était dans une voie étroite, et ses modèles convenaient moins encore aux applications industrielles qu'aux compositions purement artistiques. Il exerçait toujours une grande influence, parfois même une domination tyrannique sur la mode; mais il ne traçait plus aussi directement les règles de la fabrication, parce que, l'alliance une fois dissoute, les fabricants ne s'attachaient pas assez à étudier

1. On faisait alors des lits dits grecs, étrusques, romains, gothiques, des secrétaires étrusques, des cheminées grecques; mais les modèles ne sont que roides, sans reproduire véritablement le type qu'ils prétendent représenter. Recueil de la Mésangère, nos 122, 123, 118, 139, 163, 150, 110, 90,"93. On réussit un peu mieux dans l'imitation ottomane.

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