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l'art, ni les artistes à rendre leurs conceptions pratiques. Ce schisme devait durer plus d'un demi-siècle.

Mais par compensation, l'industrie avait un autre flambeau dont elle commençait à rechercher avec empressement la lumière et qu'elle allait prendre pour guide, sans reculer devant les plus grandes dépenses. La science devait renouveler les procédés des arts chimiques et mécaniques, et faciliter l'appropriation des forces de la nature aux besoins de l'homme. Grâce à elle, beaucoup de produits devaient être rendus plus abondants, moins coûteux, et mis plus aisément à la portée des masses qui aspiraient à plus de jouissances depuis que la Révolution avait ouvert toutes les carrières : l'émancipation du travail et le progrès de la richesse allaient ainsi concourir au même but. La production économique trouvait de nouveaux débouchés au moment où étaient restreints les débouchés de la production de luxe : c'est pourquoi l'industrie se montrait à la fois moins docile aux exigences de l'art et plus soumise à la discipline de la science.

1. C'est ce que M. DE LABORDE exprime très bien dans son Rapport sur l'Exposition de 1851 (p. 198): « Les artistes, dit-il, font dès lors défaut à l'industrie... Un jeune homme né dans un métier a-t-il quelques dispositions, il se croit du talent et quitte son industrie; il la dédaigne pour transporter ses espérances et ses travaux dans une sphère qu'il croit plus élevée. L'industrie est livrée à des praticiens sans initiative, sans idées, et, si elle demande des modèles aux artistes, ils les lui donnent, mais sans avoir la conscience des objets et des procédés employés à leur fabrication. Le créateur est d'un côté, le metteur en œuvre de l'autre, et il s'élève des réclamations également justes des deux parts; les artistes sont mécontents de voir leurs modèles mal exécutés ; les fabricants et leurs ouvriers déclarent ces modèles inexécutables. Cette absence d'entente produit une scission déplorable et un dédain réciproque. »

CHAPITRE VI

LE COMMERCE ET LE BLOCUS CONTINENTAL

SOMMAIRE.

Projet de traité de commerce avec l'Angle-
Première atteinte aux intérêts des manu-

Travaux publics (463). terre et tarif douanier de 1806 (464). facturiers (467).— Décret de Berlin, 21 novembre 1806 (469). Courants factices d'industrie et de commerce: coton et sucre (473). Décret de Milan, 17 décembre 1807 (478). Réunion de la Hollande et des villes hanséatiques à l'Empire (480). La contrebande marchandises de prise et les licences (480). Le brûlement des marchandises anglaises (484). — Crise de 1811 (487). — Quelques effets du système continental (489).

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Travaux publics. Sous l'Empire comme sous le Consulat, Napoléon encourageait les industriels, poussait avec activité les travaux publics et voulait être le bon génie, partout présent et bienfaisant, de ses peuples. « J'ai fait, écrivait-il à son ministre de l'intérieur, consister la gloire de mon règne à changer la face du territoire de mon empire; l'exécution de ces grands travaux est aussi nécessaire à l'intérêt de mes peuples qu'à ma propre satisfaction. » 13,400 lieues de routes construites ou réparées, 18 fleuves rendus plus navigables, des montagnes traversées par des voies dignes des Romains, des ponts construits, des canaux creusés, Paris embelli n'étaient que le prélude de ce qu'il méditait. Impatient de tout obstacle, il s'irritait des lenteurs que la nature des choses ou les difficultés administratives opposaient à ses desseins. « Il faudra vingt ans, disait-il, pour finir ce canal. Que se passera-t-il pendant ce temps? Des guerres et des hommes ineptes arriveront, et les canaux resteront sans être achevés.» 3 Pour atteindre plus vite le but, il songeait à créer une caisse des travaux publics, à vendre ses canaux à mesure qu'il les aurait terminés et à employer sans cesse l'argent de la vente à en construire de nou

1. Corresp. de Napoléon, t. XVI, p. 194.

2. Les travaux d'embellissement et de viabilité à Paris ont commencé dès le début du Consulat (Voir plus haut le chapitre V, p. 409). Chaptal parle ainsi des travaux pendant son ministère : « Les quais de la rive gauche étaient incomplets; ils étaient bornés, dans le bas de la rivière, à la rue de Poitiers; le reste n'était ni pavé ni bâti; et dans le haut, après le pont Notre-Dame, ils ne présentaient aucune continuité. La prolongation du quai d'Orsay jusqu'à l'Esplanade des Invalides fut achevée pendant mon ministère. »>

3. Corresp. de Napoléon, p. 193.

veaux, à doter ses officiers en actions des canaux au lieu de rentes sur l'Etat. Il ordonnait le desséchement des marais, rétablissait les haras, instituait des écoles spéciales pour former de bons contremaîtres, 2 Son activité était prodigieuse et son coup d'œil, toujours rapide, était ordinairement juste quand il n'était pas obscurci par le désir immodéré de la puissance ou par les entraînements de la lutte contre l'Angleterre. Projet de traité de commerce avec l'Angleterre et tarif douanier de 1806. Il céda à cet entraînement dans ses règlements commerciaux. Le commerce extérieur n'avait suivi que de loin le mouvement général de l'industrie. Il était alors de toutes les grandes sources de la richesse nationale la moins productive. En 1800, les Anglais étaient maîtres de la mer et profitaient du triomphe de leur marine pour supplanter les négociants français dans les Echelles du Levant et dans les colonies d'Amérique; l'Allemagne, en entrant dans la seconde coalition, avait fermé de nouveau les principales routes de terre.

Une politique ferme et sage pouvait plus encore pour rouvrir les canaux de la circulation que pour ranimer les fabriques. Bonaparte négocia, en vue d'étendre les relations commerciales, des traités avec le Portugal, la Turquie, la Russie. Lorsque la paix d'Amiens eut rendu à la France ses colonies, il envoya le général Decaen dans l'Inde pour étudier la situation, et avant même la fin des hostilités, le général Lefèvre, avec une armée, pour reconquérir Saint-Domingue. En 1800, il se fit rétrocéder la Louisiane par l'Espagne en échange d'un agrandissement de territoire qu'il promit à l'infant de Parme ; puis, en 1802, sentant qu'une rupture avec l'Angleterre était imminente, il céda pour 80 millions cette colonie aux États-Unis afin de prévenir une occupation par les Anglais. « Dans nos mains, disait-il à son plénipotentiaire Barbé-Marbois, la Louisiane est perdue; mais dans celles des Américains, elle sera utile. »>

De l'Angleterre Bonaparte n'ayant pu obtenir tout d'abord la paix par des négociations, prit la France à témoin de la sincérité de ses efforts qu'avait fait échouer « l'horrible politique » de cette puissance;

1. Corresp. de Napoléon, t. XVI, p. 307.

2. Voir l'Exposé de la situation de l'Empire en 1806.

3. Le revenu brut des douanes avait été seulement de 20 millions 1/2 en 1792; de 42 millions en l'an X. Bordeaux, avec 3 millions 1/2, tenait le premier rang; Lorient, le second, 2 millions 1/2; le Havre, le troisième.

4. « Français, vous désirez la paix. Votre gouvernement la désire avec plus d'ardeur encore. Ses premiers voeux, ses démarches constantes ont été pour elle. Le ministère anglais a trahi le secret de son horrible politique. Déchirer la France, détruire sa marine et ses ports, l'effacer du tableau de l'Europe ou l'abaisser au rang des puissances secondaires, tenir toutes les nations du continent divisées pour s'emparer du commerce de toutes et s'enrichir de leurs dépouilles : c'est pour obtenir cet affreux succès que l'Angleterre répand l'or, prodigue les promesses et multiplie les intrigues. » Proclamation du 8 mars 1800 (Corresp. de Napoléon, t. VI, p. 215).

il brisa par de nouvelles victoires la seconde coalition et força ses ennemis à traiter, l'Empire à Lunéville (1801), l'Angleterre à Amiens (1802).

Il ne suffisait pas d'avoir signé la paix d'Amiens (29 mars 1802). II fallait lever les décrets prohibitifs de la Convention, renouer les relations extérieures, ' rétablir les rapports commerciaux dont l'interruption, également préjudiciable aux deux nations, devait cesser avec la guerre. Mais à quelles conditions convenait-il de les rétablir? Les Anglais avaient, au lendemain de la signature de la paix, expédié dans les ports de France des cargaisons que la douane avait refusé d'admettre, et les négociants de la Grande-Bretagne murmuraient de voir leurs espérances déçues; ils auraient voulu un retour pur et simple au traité de 1786. Or, ce traité n'avait jamais été populaire en France auprès des fabricants. Ceux qui avaient accès auprès du premier consul réclamaient presque unanimement des garanties contre la concurrence étrangère, et celui-ci, qui aimait à consulter en toute chose des hommes spéciaux, entrait d'autant plus volontiers dans leur sentiment.

1. La Constituante avait déclaré « le commerce des Échelles du Levant et de Barbarie libre à tous les Français » (Décret des 21-29 juillet 1791). Bonaparte rétablit la Compagnie d'Afrique pour la pêche du corail, laquelle avait été supprimée par ce décret. Il arrêta (loi du 17 floréal an X) qu'« aucune maison de commerce ne peut être établie dans les Échelles du Levant, de la Barbarie et de la mer Noire sans l'autorisation du gouvernement ». Le gouvernement exigeait un cautionnement des patrons, un certificat de la chambre de commerce pour les employés, « ouvriers et artisans » (Arrêté du 4 messidor an XI). Il avait exprimé ses vues sur le rétablissement du commerce par un traité spécial de la matière inséré dans le Moniteur du 20 octobre 1801.

2. « Jamais, dit MOLLIEN, la frénésie des prohibitions n'avait été plus générale, plus populaire en France qu'en 1800, au moment où Napoléon prit le timon des affaires » (Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 314). En 1801, un négociant de Rouen présenta à Bonaparte un mémoire tendant à prouver qu'il était nécessaire de continuer la prohibition des étoffes anglaises, ou plutôt de ne pas faire de traité de commerce. Bonaparte recevait souvent des avis de ce genre(Corresp.de Napoléon, t. VII, 1er mars 1801). Cependant, parmi les conseillers du gouvernement, il y en avait qui comprenaient d'une manière plus large la politique commerciale. CHAPTAL, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France. publié en l'an VIII, disait :

1o « Qu'il devait être libre au fabricant de s'approvisionner où il voulait de toutes les matières premières de son industrie;

2o«Que le gouvernement devait n'imposer que de très faibles droits sur ces matières premières et se contenter de taxer le fabricant

3o Que les produits manufacturés devraient jouir des mêmes avantages à l'exportation. >>

Mais il ne suffisait pas, selon Chaptal, de ces encouragements pour que nos manufactures s'élevassent au degré de prospérité qu'il les croyait susceptibles d'atteindre il fallait encore pour cela qu'elles acceptassent la concurrence avec celles des pays voisins. « Ce n'est pas, ajoutait-il, ainsi qu'on l'a cru assez généralement, en prohibant l'entrée des produits étrangers qu'on donnera de l'avantage à nos

qu'il était porté de lui-même à s'exagérer la puissance des règlements. Un nouveau tarif des douanes fut préparé pour remplacer le tarif éphémère de 1791, et fut voté par le Corps législatif dans la session de l'an XI (28 avril 1803). Il était fondé sur le principe de la protection, n'imposant toutefois que des droits modérés, excepté pour les tissus, et réglés en vue d'un revenu plus considérable pour le Trésor; la loi introduisait une amélioration notable dans le système douanier par la création des entrepôts.

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Le conseil général de l'agriculture, des arts et du commerce déclara qu'il était impossible de « conserver la paix entre la France et l'Angleterre si leur industrie restait à l'état de guerre », et Bonaparte envoya un négociateur à Londres. « En attendant, disait le gouvernement, les denrées et marchandises provenant de chacun des deux pays seront reçues sans pouvoir être assujetties à aucune prohibition ni à aucun droit qui ne frapperait pas également sur les denrées et marchandises analogues importées par d'autres nations. >> 5

Les négociations traînèrent en longueur. Le cabinet britannique demandait beaucoup et accordait peu, n'étant pas plus disposé à admettre les soieries françaises en 1802 qu'en 1786, et chicanant sur les vins." Cependant l'Angleterre s'alarmait des agrandissements de la France débordant hors des frontières que lui assignait le traité de Lunéville et de son rapide relèvement économique. « Le même esprit qui a rendu la France si formidable pendant la guerre, disait un orateur à la Chambre des communes, la rend maintenant formidable pendant la paix. » De son côté, Bonaparte s'irritait de la mauvaise foi des Anglais, relativement à Malte qu'ils détenaient, et déclarait qu'il ferait plutôt la

fabriques nationales. » Cette prohibition entraîne avec elle trois inconvénients majeurs :

« Le premier est de frustrer l'État d'un revenu de douane;

« Le second, de présenter un appât à la contrebande;

« Le troisième, de ne plus offrir de stimulant à l'émulation de nos fabricants. >> 1. Au Tribunat, Pictet parla seul en faveur de la liberté absolue du commerce. Au Corps législatif, Collin, orateur du gouvernement, combattit cette théorie : «< On ne peut trop répéter que les douanes ne doivent pas être considérées sous le seul rapport de la fiscalité, mais comme un établissement conservateur de l'industrie nationale. >> Moniteur du 8 floréal an XI.

2. Ainsi le coton en laine était taxé à 5 franes le myriagramme, les toiles de coton écrues à 8 francs le kilogramme, les toiles blanches à 10 francs. Les sucres, qu'une loi du 7 floréal an VII avait taxés à 7 fr. 50, furent taxés, par un double droit d'entrée et de consommation, à 30 francs.

3. Il dut y avoir des entrepôts, réels ou fictifs, dans seize ports.

4. Andréossy.

5. Voir l'Histoire du tarif des douanes, par AмÉ, t. I, p. 41.

6. Dans les traités antérieurs, depuis le xvIe siècle, l'Angleterre avait presque toujours obtenu plus de concessions qu'elle n'en avait accordé elle-même. Voir les Traités de commerce entre la France et l'Angleterre sous l'ancien régime, par E. LEVASSEUR (Revue d'économie politique, 1901).

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