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guerre que de leur laisser une position militaire au centre de la Méditerranée, fût-ce seulement dans la petite île de Lampedouse. La guerre éclata en effet (3 mai 1803) par une brusque attaque des Anglais, sans déclaration. Elle interrompait de nouveau le commerce et brisait l'espérance d'une durable prospérité qu'avaient fait concevoir les heureux débuts du Consulat, couronnés par la paix générale.

Cette guerre

Premières atteintes aux intérêts des manufacturiers. fut plus longue et plus terrible que la première. Elle dura onze ans, sans trêve ni relâche. De part et d'autre, l'acharnement fut égal; il semblait que la lutte ne pût se terminer que par l'anéantissement de l'un des deux adversaires.

L'Angleterre se fit le tyran des mers et prétendit interdire à toutes les nations le commerce maritime avec la France. Elle prodigua les millions pour lui susciter des ennemis sur le continent; pendant onze ans, elle imposa de lourds sacrifices à ses propriétaires qu'elle surchargeait d'impôts et à ses négociants dont les marchandises invendues pourrissaient dans ses ports et dont le crédit n'était soutenu que par des billets de banque avilis. Mais elle devint la maîtresse de l'Océan ; elle s'empara des colonies de ses adversaires et s'ouvrit de nouveaux et larges débouchés dans les deux Amériques.

Napoléon répondit aux attaques de son ennemie avec l'énergie de son caractère et usa de toute sa puissance pour mettre l'Angleterre au ban des nations, comme l'Angleterre cherchait à y mettre la France. Il voulut d'abord l'écraser sous les pieds de ses soldats et fit d'immenses préparatifs pour passer le détroit; le désastre de Trafalgar lui ferma la route des mers. C'est alors qu'il conçut la pensée de bloquer au milieu de l'Océan les vaisseaux d'un ennemi qu'il ne pouvait saisir corps à corps, et de ruiner l'Angleterre en fermant à ses négociants tous les marchés du continent. De traité de commerce, il n'en était plus question. Napoléon avait à cet égard changé d'idée; eût-il signé la paix, il eût encore continué à proscrire les marchandises anglaises pour arracher des mains de ces rivaux détestés le sceptre des mers 2: c'est justement ce qui eût rendu toute paix impossible. Il voulut en

1. « Si, outre la possession importante de Gibraltar, l'Angleterre voulait en conserver une quelconque dans la Méditerranée, ce serait afficher évidemment le dessein d'unir au commerce presque exclusif des Indes, de l'Amérique, de la Baltique celui de la Méditerranée; et de toutes les calamités qui peuvent survenir au peuple français, il n'en est point de comparable à celle-là... Aidé du bon droit et de Dieu, la guerre, quelque malheureuse qu'elle puisse être, ne réduira jamais le peuple français à fléchir devant ce peuple orgueilleux qui se fait un jeu de tout ce qui est sacré sur la terre, et qui, surtout depuis vingt ans, a pris en Europe un ascendant et une audace qui menacent l'existence de toutes les nations dans leur industrie et leur commerce, sources de la vie des Etats. » (Note écrite en 1803. - Correspondance de Napoléon, t. VIII, p. 619.)

2. « Quarante-huit heures après la paix avec l'Angleterre, je proscrirai les den

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traîner ses alliés, et l'Europe entière dans ce système que sa vive imagination lui représentait comme le seul convenable à la dignité des puissances continentales, parce qu'il flattait mieux que tout autre sa propre passion.

Après la déclaration de guerre, 2 il avait tout d'abord déclaré qu'aucune denrée coloniale provenant des possessions britanniques, ni aucune marchandise, aucun bâtiment venant d'un port anglais ne seraient admis dans un port français; puis il avait élevé les droits d'entrée sur les denrées coloniales, sur les toiles de fil et de coton, sur les mousselines et la mercerie. Après Austerlitz, débarrassé de ses ennemis du continent et ayant essayé vainement de traiter avec le roi d'Angleterre, il s'attacha tout entier à la ruine de son implacable ennemi d'outre-mer. Le 22 février 1806, il promulgua un décret prohibant les toiles de coton et frappant les cotons en laine d'un droit de 60 francs par quintal; le 4 mars, un autre décret imposant sur les denrées coloniales des taxes prohibitives: 200 francs par quintal sur le cacao, 150 francs sur le café. Tant que le législateur n'avait atteint que les produits manufacturés, il avait eu du moins l'approbation des fabricants de produits analogues en France; en frappant les matières premières, il mécontenta beaucoup d'entre eux. Colbert, qui se proposait pour objet le commerce, et non la guerre, avait au contraire toujours ouvert la frontière aux instruments de travail capables d'alimenter les fabriques.

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Les décrets du 22 février et du 4 mars furent bientôt incorporés dans la loi du 30 avril 1806, qui établit un nouveau tarif de douanes ; ce tarif, plusieurs fois modifié et aggravé, puis très tempéré par les tarifs conventionnels sous le Second Empire, est resté le fond du tarif général français jusqu'en 1881. Les mousselines, les toiles de coton rées étrangères et je promulguerai un acte de navigation qui ne permettra l'entrée de nos ports qu'aux bâtiments français, construits avec du bois français, montés par un équipage aux deux tiers français. Le charbon même et les milords anglais ne pourront aborder que sous pavillon français. On criera beaucoup, parce que le commerce, en France, a un mauvais esprit ; mais six ans après, on sera dans la plus grande prospérité. » (4 mars 1806, Opinions et discours de Napoléon au Conseil d'Etat, par le baron Pelet de la LozÈRE, p. 239.)

1. 21 juillet 1806. Au roi de Naples: «<..... J'espère que... vous m'aiderez puissamment à être maître de la Méditerranée, but principal et constant de ma politique. Mais il faut pour cela que les peuples payent beaucoup...........» (Corresp. de Napoléon, t. XIII, p. 700.)

2. Quelques jours avant la déclaration de guerre, il voulut prévenir certaine fraude, en promulguant une loi (21 ventôse an XI, 12 mars 1803) qui autorisait le déplacement, en vertu d'un jugement, des fabriques et manufactures situées dans la ligne des douanes lorsqu'elles auraient favorisé la contrebande.

3. Voir Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789 par E. LEVASSEUR, t. II, liv. VI, ch. IV.

4. Toutefois le tarif de 1806 n'est pas tout à fait général. Les marchandises qu'il ne désignait pas restèrent soumises au tarif de 1791.

blanches ou peintes, les toiles de fil et coton, les couvertures de coton, les cotons filés pour mèche, quelle que fût l'origine du produit, étaient prohibés. Les cotons filés autres que pour mèche payaient 7 francs le quintal, et le coton en laine, exempt de tout droit avant le décret du 22 février, payait 60 francs le quintal; mais on admettait un drawback de 50 francs par quintal de tissus réexportés. Devant le Corps législatif, les orateurs du gouvernement alléguèrent l'intérêt du commerce, en faisant toutefois de singuliers aveux: « Il importe au gouvernement, disait l'un deux, de donner à ses alliés et à ses voisins l'exemple de la prohibition des marchandises anglaises. Ici, la politique a fait son devoir. Celui de la sollicitude de l'empereur était plus difficile à remplir. Il fallait contrarier de longues habitudes, froisser des intérêts particuliers, conquérir l'opinion publique par la force de la nécessité. Ce n'est qu'après de profondes discussions au Conseil d'État, où ont été appelés des négociants, que Sa Majesté s'est déterminée pour l'essai de la prohibition et pour une élévation de tarif équivalant à la prohibition. >>

Le Conseil d'État, en effet, avait été entendu; mais l'empereur nous apprend que quand il parla de prohiber le coton manufacturé, «< on y palit ». Il ne lança pas moins la loi, prélude de mesures bien autrement rigoureuses. « Ce fut un vrai coup d'État », dit-il dans le Mémorial de Sainte-Hélène. 3

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Décret de Berlin (21 novembre 1806). L'Angleterre venait de susciter à la France un nouvel ennemi. Napoléon l'écrasa à Iéna, et de la capitale du vaincu, il répondit par le décret de Berlin (21 novembre 1806) au blocus fictif des côtes de France. « Puisqu'ils ne respectent

1. « L'empereur, disait le rapporteur (Moniteur du 27 avril 1806), n'a pas cru que le moment de défendre l'entrée des cotons filés fût arrivé, parce qu'il est constant que nos filatures ne peuvent encore fournir des numéros assez fins pour la fabrique des mousselines. »

2. « Le droit, disait le rapporteur, est sans inconvénients réels pour le fabricant, puisqu'il n'a plus à craindre la concurrence des tissus étrangers, et il sera peu sensible pour le consommateur, parce qu'il n'augmentera que dans une très faible proportion le prix de la toile. »>

3. L'empereur croyait s'être éclairé en consultant un manufacturier intéressé à n'avoir pas de concurrents étrangers. « Je fis venir Oberkampf; je causai long. temps avec lui; j'en obtins que cela occasionnerait une secousse sans doute, mais qu'au bout d'un an ou deux de constance, ce serait une conquête dont nous re cueillerions d'immenses avantages; alors je lançai mon décret en dépit de tous. »> 4. Pitt était mort en janvier 1806. Fox étant redevenu ministre, les, relations entre les deux pays étaient devenues moins hostiles et on avait même entamé des négociations pour un traité. La mort prématurée de Fox mit bientôt fin à ces bonnes dispositions.

5. Préambule du décret de Berlin:

« Nous, empereur des Français, roi d'Italie, etc., considérant:

<< 1° Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi naturellement par tous

aucun pavillon, avait dit Napoléon dans son 13 bulletin en annonçant cette mesure, l'intention de l'empereur est de les bloquer dans leur île. » Ce décret mettait en effet les Iles-Britanniques en état de blocus, et, en conséquence, déclarait que tout commerce avec l'Angleterre était interdit, que toute marchandise provenant de fa briques anglaiseou de colonies anglaises serait confisquée, en quelque lieu qu'on pùt la saisir, que toute lettre venue d'Angleterre ou destinée à l'Angleterre serait détruite, que tout Anglais arrêté serait traité comme prisonnier de guerre, que tout bâtiment convaincu d'avoir touché aux côtes d'Angleterre ou aux colonies anglaises ne serait, quelle que fût sa nationalité, reçu dans aucun port, et que, s'il y entrait sur une fausse déclaration, il serait considéré comme étant de bonne prise. Le décret devait être exécuté non seulement en France, mais dans les royaumes

les peuples civilisés ;

« 2o Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'État ennemi, et fait en conséquence prisonniers de guerre non seulement les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands, mais même les facteurs du commerce et les négociants qui voyagent pour les affaires de leur négoce;

« 3° Qu'elle étend aux bâtiments et marchandises du commerce et aux propriétés des particuliers le droit de conquête, qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'État ennemi;

« 4° Qu'elle étend aux villes et aux ports de commerce non fortifiés, aux havres et aux embouchures des rivières, le droit de blocus qui, d'après la raison et l'usage de tous les peuples policés, n'est applicable qu'aux places fortes; qu'elle déclare bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un seul bâtiment de guerre, quoiqu'une place ne soit bloquée que quand elle est tellement investie qu'on ne puisse tenter de s'en approcher sans un danger imminent;

« Qu'elle déclare même en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies seraient incapables de bloquer, des côtes entières et tout un empire;

« 5o Que cet abus monstrueux de droit de blocus n'a d'autre but que d'empêcher les communications entre les peuples et d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine de l'industrie et du commerce du continent;

« 6o Que tel étant le but évident de l'Angleterre, quiconque fait sur le continent le commerce des marchandises anglaises, favorise par là ses desseins et s'en rend le complice;

«< 7° Que cette conduite de l'Angleterre, digne en tout des premiers âges de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres ;

« 8o Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes dont il se sert et de le combattre de la même manière qu'il combat, lorsqu'il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentiments libéraux, résultat de la civilisation parmi les hom

mes:

« Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages qu'elle a consacrés dans sa législation maritime.

« Les dispositions du présent décret seront constamment considérées comme principe fondamental de l'Empire jusqu'à ce que l'Angleterre ait reconnu que le droit de la guerre est un et le même sur terre que sur mer, qu'il ne peut s'étendre ni aux propriétés privées, quelles qu'elles soient, ni à la personne des individus étrangers à la profession des armes, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies par des forces suffisantes. » — Corresp. de Napoléon, t. XIII, p. 682 et suiv.

alliés de la France et dans les pays occupés par ses armes, c'est-à-dire dans toute la partie occidentale et centrale du continent européen. Car indépendamment de son vaste empire et de son royaume d'Italie, Napoléon tenait soumis à sa volonté par la crainte et la reconnaissance pendant qu'il était puissant ou par les liens de famille, l'Espagne, la Toscane, Rome, Naples, la Hollande, la Haute-Allemagne; il avait le Danemark pour allié, et il venait de conquérir en six semaines toute la Basse-Allemagne.

Le décret de Berlin était donc une arme terrible, mais une arme à double tranchant qui n'atteignait l'Angleterre qu'en faisant de profondes blessures aux intérêts commerciaux du continent. Napoléon le sentait; mais il voulait à tout prix frapper son adversaire; pour éviter les objections importunes de ses conseillers, il n'avait consulté personne. « Nous avons mis les Iles-Britanniques en état de blocus, disait-il dans le message au Sénat qui accompagnait l'envoi du décret, et nous avons ordonné contre elles des dispositions qui répugnaient à notre cœur. Il nous en a coûté de faire dépendre les intérêts des particuliers de la querelle des rois, et de revenir, après tant d'années de civilisation, aux principes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des nations; mais nous avons été contraint, pour le bien de nos peuples et de nos alliés, à opposer à l'ennemi commun les mêmes armes dont il se servait contre nous. » 1

L'exécution fut rigoureuse. Talleyrand reçut ordre d'expédier le décret aux souverains alliés, et tous se soumirent ou parurent se soumettre. Lisbonne ouvrait son port aux navires anglais; une armée française marcha aussitôt sur Lisbonne, et Napoléon, maître du Portugal, le raya du nombre des États, pendant que son roi s'enfuyait au Brésil. Quelques navires siciliens avaient touché à Civita-Vecchia; comme la Sicile était vassale de l'Angleterre, Napoléon les fit mettre

1. Message au Sénat, Berlin, 21 novembre 1806; Corresp. de Napoléon, t. XIII, p. 679. Il ajoutait : « ... Et si l'ensemble de ces dispositions éloigne de quelque temps encore la paix générale, quelque court que soit ce retard, il paraîtra long à notre cœur. Mais nous sommes certain que nos peuples apprécieront la sagesse de nos motifs politiques... » Dans ce message, l'empereur demandait par anticipation la conscription de 1807, et ne doutait pas de « l'empressement » des conscrits. « Et dans quel plus beau moment pourrions-nous appeler aux armes les jeunes Français, Ils auront à traverser, pour se rendre à leurs drapeaux, les capitales de nos enne mis. »>

2. Voir Corresp. de Napoléon, 21 novembre 1806. Napoléon avait l'habitude de parler à ses alliés le langage du maître. Il voulait que le roi de Danemark diminuât l'effectif de son armée, et il donna ordre à Talleyrand de le lui insinuer: « Contre moi ce serait peu de chose », écrit-il (21 nov. 1806); il faut lui montrer qu'aujourd'hui il n'a plus rien à craindre de la Prusse et de la Russie; mais que 4,000 ou 5,000 hommes sont suffisants, qu'il doit trouver sa garantie dans sa bonne conduite et dans l'amitié de la France. >>

3. Traité du 27 octobre 1807 et expédition de Junot.

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