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après, il rendit un second décret portant à 100,000 le nombre des hectares à cultiver en betteraves; il affranchit de tout droit pour quatre ans le sucre indigène, et il accorda des privilèges aux manufacturiers. 2

Des fabriques s'élevèrent en effet sur divers points; le gouvernement en créa quatre (dont une dans le domaine impérial de Rambouillet). En 1812, Montalivet annonçait dans son rapport à l'empereur que pour la première campagne 6,785 hectares avaient eté ensemencés et avaient produit 98 millions de kilogrammes de betteraves. Chaptal fit sur le mode de fabrication un rapport dans lequel il établit qu'au prix de 4 francs la livre, le fabricant de sucre de betterave pouvait faire un bénéfice. Mais les événements de 1813 surprirent les fabriques au milieu des opérations de début qui ne donnaient encore que de médiocres résultats; fondées sur la prévision d'une vente à près de 6 francs la livre, elles succombèrent toutes pendant la dernière guerre de l'Empire ou après la réouverture des frontières.

L'invention subsista. Exploitée plus tard dans des conditions meilleures, elle devait donner naissance à une des plus importantes industries agricoles de la France.

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Le commerce aussi avait été détourné de son cours naturel. L'exportation des grains était entièrement interdite. On ne faisait d'expéditions par mer qu'avec les plus grands risques, devant la crainte des douaniers de Napoléon ou des croiseurs de l'Angleterre. La navigation du Rhin avait repris une activité depuis longtemps inusitée et on dut créer un grand port de sûreté à Cologne ; la guerre contraignait les marchands du XIXe siècle à reprendre les routes du moyen âge. « A Strasbourg, disait pompeusement le Moniteur, on est obligé de convenir qu'à aucune époque depuis la Révolution on n'y a fait autant d'affaires. » Pour les mêmes causes, les foires de l'intérieur étaient brillantes, celle de Leipzig surtout, qui servait d'intermédiaire

1. Décret du 15 janvier 1812. Moniteur de 1812, p. 125. C'est quelques jours auparavant que Chaptal avait annoncé à l'empereur que Delessert obtenait en grand, à Passy, de bon sucre de betterave bien cristallisé.

2. Cinq cents licences gratuites durent être accordées pour la fabrication du sucre de betterave avec promesse de ne pas imposer pendant quatre ans ce produit, à condition de fabriquer au moins 10,000 kilogrammes par an.

3. Cependant, d'après une enquête de 1828-1829, le prix de revient sous l'Empire était de 4 fr. 50 le kilogramme.

4. Crespel-Dellisse, auquel le Corps législatif a accordé (mars 1864) une pension viagère de 6,000 francs, ferma, comme les autres, sa fabrique qui était établie à Lille. Mais, peu de temps après (1816), il fut le premier à fonder une nouvelle fabrique à Arras.

5. Décret du 22 juin, 11 juillet, 10 août, 1er novembre 1810.

6. Moniteur de 1811, p. 30.

7. Moniteur, 25 août 1808.

entre la France et la Russie 1. Mais en même temps, Nantes, Bordeaux 2, Marseille déploraient la ruine de leur marine; Amsterdam, Hambourg exécraient la domination française. Le commerce était aléatoire; la contrebande y jouait un grand rôle 3 et plusieurs fois un décret vint tout à coup changer les conditions du marché et dérouter les calculs des négociants.

Décret de Milan (17 décembre 1807).- La violence appelle la violence. C'était par représailles contre les odieuses mesures des Anglais que le décret de Berlin avait été rendu. Par représailles contre le décret de Berlin, les Anglais sommèrent le Danemark de se déclarer pour l'Angleterre, et sur son refus, sans déclaration de guerre, bombardèrent Copenhague et détruisirent la flotte danoise. Par des ordres en conseil de l'année 1807, ils prohibèrent l'intercourse avec tout port occupé par les Français et contraignirent tous les navires de commerce, neutres ou alliés, à toucher en Angleterre et à payer à la douane anglaise un droit sur leur chargement.

Napoléon, indigné, répondit à cette nouvelle tyrannie par le décret de Milan (17 décembre 1807). « Tout bâtiment, y disait-il, de quelque nation qu'il soit, qui aura souffert la visite d'un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est, par cela seul, déclaré dénationalisé, a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise. En conséquence, tout bâtiment qui subissait les exigences de l'amirauté anglaise était de prise légitime pour les vaisseaux de guerre et les corsaires français. Pour assurer l'effet de cette

1. Moniteur, 24 août 1808.

2. Armements de vaisseaux au port de Bordeaux: en 1784, 306; en 1793, 50; en 1802, 224; en 1810, 29. Ce n'est qu'en 1828 que le nombre des armements s'est relevé à 302.

3. On pourrait multiplier les exemples. En voici un. Le 11 avril 1807, la chambre consultative de Tarare écrit au ministre de l'intérieur que les marchands sont approvisionnés pour toute l'année de mousselines importées en contrebande par la Suisse et par l'Italie, et que les mousselines de Tarare ne trouvent pas d'acheteurs (Arch. nationales, F12 507).

4. Palais royal de Milan, 17 décembre 1807.

Napoléon, Empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du

Rhin.

Vu les dispositions arrêtées par le Gouvernement britannique, en date du 11 novembre dernier, qui assujettissent les bâtiments des puissances neutres, amies et mème alliées de l'Angleterre, non seulement à une visite par les croiseurs anglais, mais à une station obligée en Angleterre et à une imposition arbitraire de tant pour cent sur leur chargement, qui doit être réglée par la législation anglaise ; Considérant que par ces actes le Gouvernement anglais a dénationalisé les bâtiments de toutes les nations de l'Europe; qu'il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement de transiger sur son indépendance et sur ces droits, tous les souverains de l'Europe étant solidaires de la souveraineté et de l'indépendance de leur pavillon; que si, par une faiblesse inexcusable et qui serait une tache ineffaçable aux yeux de

prescription, Napoléon encouragea par de fortes primes la délation des matelots contre leur capitaine 1.

La situation du commerce maritime en Europe devenait intolérable. Les navires n'osaient pas entrer dans les ports du continent pour ne pas tomber sous le coup des décrets du blocus continental, et n'osaient pas en sortir dans la crainte des croiseurs anglais. Napoléon se félicitait de cette gêne; car il pensait pouvoir anéantir son ennemi par l'anéantissement du commerce. Il alla jusqu'à obliger les neutres à se munir de licences pour pénétrer dans les ports du continent. « Depuis Pétersbourg jusqu'à Bayonne, écrivait un ministre de Napoléon qui voyait avec chagrin ces tristes excès, depuis le port de Cette jusqu'aux bouches du Cattaro, toute communication avec les consommateurs européens semblait interdite aux Anglais. Les côtes françaises étaient

la postérité, on laissait passer en principe et consacrer par l'usage une pareille tyrannie, les Anglais prendraient acte pour l'établir en droit, comme ils ont profité de la tolérance des gouvernements pour établir l'infâme principe que le pavillon ne couvre pas la marchandise, et pour donner à leur droit de blocus une extension arbitraire et attentatoire à la souveraineté de tous les États;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit.

ART. 1er. Tout bâtiment... propriété anglaise.

ART. 2.

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Soit que lesdits bâtiments, ainsi dénationalisés par les mesures arbitraires du Gouvernement anglais, entrent dans nos ports ou dans ceux de nos alliés, soit qu'ils tombent au pouvoir de nos vaisseaux de guerre ou de nos corsaires, ils sont déclarés de bonne et valable prise.

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Les Iles Britanniques sont déclarées en état de blocus sur mer comme

Tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, quel que soit son chargement expédié des ports d'Angleterre ou des colonies anglaises, ou allant en Angleterre ou dans les colonies anglaises, ou dans les pays occupés par les troupes anglaises, est de bonne prise, comme contrevenant au présent décret; il sera capturé par nos vaisseaux de guerre ou par nos corsaires, et adjugé au capteur ;

ART. 5. Ces mesures, qui ne sont qu'une juste réciprocité pour le système barbare adopté par le Gouvernement anglais, qui assimile sa législation à celle d'Alger, cesseront d'avoir leur effet pour toutes les nations qui sauraient obliger le Gouvernement anglais à respecter leur pavillon. Elles continueront d'être en vigueur pendant tout le temps que ce gouvernement ne reviendra pas au principe du droit des gens qui règle les relations des Etats civilisés dans l'état de guerre. Les dispositions du présent décret seront abrogées et nulles par le fait dês que le Gouvernement anglais sera revenu aux principes du droit des gens, qui sont aussi ceux de la justice et de l'honneur;

ART. 6.— Tous les ministres sont chargés de l'exécution du présent décret qui sera imprimé au Bulletin des lois.

1. Vu nos décrets des 12 novembre et 17 décembre 1807:

« ART. 1er. Lorsqu'un bâtiment entrera dans un port de France ou des pays occupés par nos armées, tout homme de l'équipage ou passager qui déclarera au chef de la douane que ledit bâtiment vient d'Angleterre ou des colonies anglaises, ou des pays occupés par des troupes anglaises, ou qu'il a été visité par des vaisseaux anglais, recevra le tiers du produit net de la vente. » (Décret du 11 janvier 1808. Moniteur de 1808, p. 64.)

gardées par une double et triple ligne de douaniers. » Il fallut remplacer la voie de mer par les voies lentes et coûteuses de terre ; un service de roulage fut organisé de Marseille et de Gènes jusqu'en Bosnie pour porter en Turquie les draps du Languedoc et en rapporter le café et le coton du Levant. 2

Cependant Napoléon était loin d'atteindre son but. Depuis la reprise des hostilités jusqu'en 1807, le commerce de l'Angleterre, tout en se développant aux colonies, s'était amoindri en Europe; mais depuis 1807, grâce à la violence faite au Portugal, grâce surtout à l'Espagne, et bientôt à la Russie, le commerce britannique grandit de nouveau. Dans l'intérieur même des douanes françaises, les mesures qui enchérissaient la marchandise surexcitaient le désir de gain, et les ruses de l'intérêt privé se jouaient souvent des menaces de la puissance. Les Anglais avaient enveloppé l'Empire français de leurs entrepôts, à Heligoland, à Jersey, en Espagne, en Sardaigne, en Sicile, à Malte. Il est vrai que leurs magasins se trouvaient encombrés et qu'ils étaient obligés de vendre à bas prix, et même à perte; mais ils avaient l'avantage de vendre au comptant. Des contrebandiers se chargeaient, moyennant une prime de 40 à 50 pour 100, de tromper la vigilance des douaniers, et quand il y avait saisie, le dommage incombait à l'intermédiaire ou au négociant français. C'était surtout par la Basse-Allemagne et par la Hollande que ces marchandises pénétraient, parce que les contrebandiers trouvaient là un bon accueil dans la population et jusque parmi les employés de la douane.

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Réunion de la Hollande et des villes hanséatiques à l'Empire. Napoléon s'en irritait; il insistait auprès de son frère Louis, roi de Hollande, afin que celui-ci exécutât plus strictement le décret de Berlin. Louis, épousant les intérêts de son peuple, se montrait mal dis.

1. Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 114.

2. Moniteur, 10 mai 1811. « Pendant le règne de Bonaparte, on expédiait de Londres des bâtiments chargés de sucre, de café, de tabac, de coton filé pour Salonique, d'où ces marchandises étaient portées sur des chevaux ou des mulets, à travers la Serbie et la Hongrie, dans toute l'Allemagne et même en France. »> (J. B. SAY, Cours d'économie politique, ch. xv.)

3. Les Anglais répondirent à la mesure qui obligeait les neutres à se munir de licence en s'emparant des colonies françaises. L'Angleterre vendait à l'Espagne,en 1807, 2 millions de livres sterling, en 1809, 9 millions, en 1811, 11 millions. Le commerce total de l'Angleterre, qui était de 47 millions en 1807, s'éleva à 56 en La guerre d'Amérique le réduisit fortement dans les années suivantes. Voir Force product. des nations, par le baron CH.DUPUIS, t. Ier, 1re partie, p.158 (Exposition univ. de 1851).

1810.

4. Mém. d'un ministre du Trésor, t. III. p. 289.

5. Il faut que le déeret sur le blocus soit exécuté en Hollande, s'ils ne veulent point s'attirer des marques de mon mécontentement. » (Paris, 24 août 1807, à M. de Champagny. Corresp. de Napoléon, t. XV.)

posé; il parut même songer un moment au projet insensé de se jeter dans les bras de l'Angleterre. Napoléon, dont la colère croissait avec la résistance, exigea la cession des provinces hollandaises jusqu'au Waal, l'occupation des côtes de la Hollande par l'armée française ; et presque aussitôt il envoya Oudinot avec des troupes. Louis abdiqua en faveur de son fils. Napoléon déclara la Hollande réunie à la France (9 juillet 1810) et les lignes de douane entre les deux pays supprimées à partir du 1er janvier 1811. Quelques mois après (3 décembre 1810), les villes hanséatiques, opposant la même résistance, devinrent à leur tour départements français, comme les États pontificaux l'étaient déjà (occupés depuis 1809). Les traités de Lunéville et d'Amiens avaient donné à la France une très puissante situation territoriale et politique; Bonaparte aurait probablement assuré pour un long temps la prépondérance de son pays s'il avait su s'y maintenir. Le traité de Presbourg, après Austerlitz, quoique engageant l'Empire trop avant dans les affaires particulières de l'Allemagne et de l'Italie, laissait encore l'empereur dans une très forte situation. La monstrueuse politique économique du blocus continental le poussa à une politique territoriale démesurée.

L'Empire s'étendit de la Baltique (Lubeck) à Terracine (Italie); au lieu d'une nation compacte, il embrassait un assemblage incohérent de peuples et d'intérêts divers, enfermant des ennemis dans son propre sein c'était une des plus regrettables conséquences du blocus continental.

Cepen

La contrebande, les marchandises de prise et les licences. dant Napoléon avait en vain multiplié les précautions: la contrebande, pouvant prendre 40 et jusqu'à 50 p. 100 du prix des marchandises qu'elle se chargeait d'introduire, était florissante. Ne pouvant l'anéantir, il conçut la pensée de lui faire lui-même concurrence, et de payer les frais de la guerre contre l'Angleterre avec les profits du commerce anglais. C'était une pensée bizarre, immorale, contradictoire à ses propres principes. Mais qui aurait alors osé opposer les objections du bon sens aux volontés de ce maître absolu? Les souverains eux-mêmes s'étudiaient à le flatter. Il paraît avoir conçu son projet lorsque, après

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1. Loi du 7 septembre 1807 et décret du 20 septembre 1809.

2. « Les commerçants de tous les pays se plaignaient sans doute de cet état de choses; mais, malgré la perturbation qu'il apportait en Europe dans le système général des échanges, Napoléon, du haut de sa dictature politique, semblait avoir confédéré l'orgueil de tous les cabinets et de toutes les industries locales contre la dictature commerciale du seul peuple qui lui résistât. A la vérité, il dissimulait encore une intention que sa politique tenait en réserve, celle de s'approprier indirectement aux dépens du continent, par ses licences, une part dans le monopole de l'Angleterre. » (Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 115.)

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