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par le respect de la propriété et de la liberté, l'Assemblée porta ses soins sur nombre de détails qui devaient contribuer à la prospérité commerciale du royaume. Elle conserva, en lui donnant une nouvelle organisation, le corps des ponts et chaussées ; elle ordonna le desséchement des marais; elle projeta la construction de divers canaux 2. Elle stimula à cet égard les administrations départementales et leur envoya des instructions en leur demandant d'étudier chacune dans leur circonscription le desséchement des marais, le cours des eaux, la situation des communaux et des vaines pâtures, l'amélioration des laines indigènes, les foires à supprimer ou à établir. En même temps, elle leur marquait le principe qui l'avait guidée elle-même, qui devait les guider à leur tour, et limiter au besoin les ardeurs d'un zèle indiscret: « L'industrie naît de la liberté; elle veut être encouragée, mais si on l'inquiète, elle disparaît3. »

Elle décréta l'uniformité des poids et mesures. Plusieurs rois de France y avaient songé depuis le XIVe siècle; il était réservé de l'accomplir à l'Assemblée qui, fondant tous les privilèges et toutes les distinctions dans une vaste égalité, créait l'unité nationale. Chaque province, quelquefois chaque ville, chaque foire, avait ses mesures comme ses coutumes. De l'une à l'autre, la différence était souvent grande l'aune, par exemple, rapportée au pied de roi, variait de 299 lignes, aune de Dunkerque, à 597, aune de Bretagne; il en était de même pour les setiers, les muids, même les livres . C'était un chaos qui, peu sensible pour le petit commerce de détail parce qu'il se fait sur place, devenait pour le grand négoce une source de difficultés et d'erreurs. Talleyrand, chargé du rapport, proposa (avril 1790) de faire dériver toutes les mesures de l'unité de longueur, et de choisir pour unité de longueur « un modèle invariable pris dans la nature ». On adopta d'abord le pendule simple battant la seconde sous la latitude moyenne de 45 degrés. Mais l'Académie des sciences ayant été consultée sur l'étalon de mesure et de monnaie, se prononça pour le système décimal et pour le mètre, unité de longueur égale à la dixmillionième partie du quart du méridien terrestre; l'Assemblée rendit le décret du 26 mars 1791 en conformité avec cet avis, et ordre fut

1. Arch. nationales, F12 95.134.

2. Canal de Meaux à Paris, canal de la vallée d'Arc près de Marseille, canal de Givors, canal pour fournir de l'eau à Tournon, canal du Rhône au Rhin, canal de Sommevoire à l'Aube, canal de la Seine à la Loire par l'Essonne. Rapports du comité d'agriculture et de commerce, séances des 19 octobre 1790, 18 août, 6 et 13 septembre 1791.

3. Instructions de l'Assemblée nationale aux assemblées administratives, août 1790. 4. Voir Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l'an 1200 jusqu'à l'an 1900, par le Vicomte D'AVENEL. 5. C'est l'étalon adopté dans le premier décret voté le 8 mai 1790 et sanctionné par le roi le 22 août.

donné par l'Assemblée de mesurer à cet effet l'arc du méridien terrestre compris entre Bayonne et Dunkerque 1. La Constituante ne devait pas voir la fin de ce travail 2.

Le caractère de l'œuvre économique de la Constituante. — Jusqu'à ses dernières séances, la Constituante continua à s'occuper d'organisation commerciale et de travaux publics. Ce n'était pourtant qu'un détail de l'œuvre gigantesque qu'elle s'était assignée par le vote de la nuit du 4 août. Cette œuvre, commencée avec une enthousiaste ardeur du bien, souvent avec une insuffisante expérience des difficultés de la pratique, elle l'a poursuivie sans relâche dans la Déclaration des droits de l'homme, dans les nombreux décrets, si vivement discutés de part et d'autre, de la Constitution, dans le remaniement des impôts et le principe d'égale répartition, dans la division administrative, dans l'organisation de la justice, dans l'essai de formation d'une armée nationale. Elle la poursuivait encore, à la fin de sa longue session, avec une confiance moins naïve dans la puissance souveraine de la raison, et non sans quelques pressentiments tristes de l'avenir; mais jusqu'au bout fidèle aux deux grands principes sur lesquels elle fondait le droit nouveau égalité et liberté, impliquant le respect de la liberté individuelle et le respect de la propriété.

Elle ne s'en était guère départie qu'une seule fois, lorsque irritée par les événements et depuis longtemps sollicitée à des mesures de rigueur, elle avait enfin, après la fuite du roi, consenti à rendre un décret frappant d'une imposition triple tout Français qui, ayant passé la frontière, ne serait pas rentré dans le délai d'un mois. Elle en eut regret, et le 14 septembre, avant de se séparer, elle rapporta ce décret,

1. Séances d'avril 1790; rapport du 8 décembre 1790 sur les moyens d'établir l'unité des poids et mesures; rapport du 26 mars 1791 sur le choix d'une unité, etc.; décret du 8 mai 1790 (sanctionné par le roi le 22 août); décret du 26-30 mars 1791. Les premières commissions de l'Académie se composaient de Borda, Laplace, Lagrange, Lavoine, Tillet, Monge, Condorcet, auxquels on adjoignit ensuite Delambre, Méchain et autres. Voir la Notice historique sur la formation du système métrique, par M. BASSOT dans l'Annuaire du Bureau des Longitudes de 1901.

2. Les opérations astronomiques et géodésiques ne furent exécutées que huit ans plus tard, non sans de grandes difficultés que suscita à Delambre et à Méchain l'effervescence des esprits. La Convention, par le décret du 1er août 1793, décida que « le nouveau système des poids et mesures, fondé sur la mesure du méridien de la terre et de la division décimale, servira uniformément dans toute la République ». Le décret du 10 germinal an III fixa les diverses parties du système métrique, sans rendre cependant l'application de ce système immédiatement obligatoire. Après de longs travaux, l'Institut présenta aux Anciens, le 4 messidor an VII, les étalons en platine du mètre et du kilogramme; la loi du 19 frimaire an VII fixa ces mesures. Elles ne sont cependant devenues définitivement obligatoires qu'en 1840, à la suite✔ de la loi du 4 juillet 1837.

3. Voir la séance du 28 février 1791.

4. Décret du 9 juillet et loi du 16 avril 1791.

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déclarant qu'il ne serait plus apporté aucun obstacle au droit de tout citoyen français de voyager librement dans tout le royaume et d'en sortir à volonté ».

La Constituante agit d'après le même principe à l'égard de l'industrie agricole, manufacturière, commerciale. Elle fonda les nouvelles institutions sur le droit et plaça dans la liberté le principe du droit. Son œuvre économique peut se résumer en un mot: liberté du travail. Elle avait trouvé le cultivateur censitaire, corvéable, ou même en quelques lieux serf, la terre chargée de droits féodaux elle fit l'un et l'autre libres. Elle avait trouvé l'industrie gênée par les maîtrises et jurandes, par la multiplicité des impôts indirects, par les privilèges; le commerce entravé par les compagnies privilégiées, par les barrières de douanes: elle supprima les obstacles et déblaya la carrière devant l'industrie et le commerce. La loi du 2-17 mars 1790 émancipa l'industrie; celle du 7 janvier 1791 constitua la propriété des inventeurs; celle du 2-15 mars 1791 fonda sur un tarif modéré et uniforme les relations commerciales de la France avec l'étranger.

La Constituante a fait une œuvre qui n'était pas parfaite assurément ; il s'en fallait même de beaucoup que son édifice politique et administratif fût solidement charpenté; mais son œuvre d'affranchissement était nécessaire en principe et libérale par son plan général. Les membres qui la composaient n'étaient pas parfaits non plus beaucoup étaient des idéalistes qui n'avaient pas assez le sens pratique; presque tous étaient sans expérience des affaires publiques; ils étaient divisés sur des points essentiels, et ils ont été entraînés par le mouvement populaire que la majorité s'est complu à suivre et qu'elle eût été impuissante à contenir, étant donné les moyens d'action de l'Assemblée et le désaccord qui régnait entre elle et la Cour. Les critiques ne lui ont pas été épargnées. On a reproché à la Constituante d'avoir été une assemblée de bourgeois et de n'avoir travaillé qu'en vue d'émanciper la bourgeoisie. Bourgeoise, elle l'était assurément. Mais ce reproche lui a été adressé surtout par la démocratie de la fin du XIXe siècle, qui, d'ailleurs, a adressé le même reproche à la Convention 1. La Constituante pouvait-elle, en 1789, prévoir les aspirations socialistes du XXe siècle?

Il ne convient pas de juger le caractère de la Constituante sur les naïvetés philosophiques de quelques-uns de ses membres ou sur l'absence de méthode de ses délibérations, ni son œuvre d'après les troubles de la rue ou l'insuffisance de la police à maintenir l'ordre au milieu de l'ébranlement général de la société. Sans méconnaître l'intérêt que ces faits ont pour l'histoire, il faut se placer au-dessus et s'attacher aux principes et à leurs conséquences lointaines pour juger une assemblée qui a eu la prétention de décréter les principes d'une ère nouvelle.

1. Voir, par exemple, l'Histoire socialiste (1789-1900), par M. J. JAURÈS, p. 115.

Or, tout en admettant une partie des critiques, on doit reconnaître que lorsque la Constituante se retira, elle laissait l'homme libre, jouissant de la plénitude de ses droits; la terre débarrassée des servitudes et pouvant être louée, vendue, exploitée par son propriétaire ayant la plénitude de la propriété; tous les citoyens égaux devant la loi; toutes les voies du travail ouvertes à tous; les contributions devant être en principe mais n'étant pas encore toujours en fait également réparties dans la proportion des facultés réelles de chacun ; la France unie sous une même administration, trop peu cohérente sans doute et troublée par d'affligeants désordres, mais nationale. C'est une œuvre assurément grande. On a dit qu'on pouvait en ramener le mobile à une seule passion, celle de l'égalité. Sans doute, l'égalité a été sa grande préoccupation, mais à vouloir généraliser cette œuvre dans une seule idée,on risque d'en fausser l'esprit. Si elle a proclamé une égalité, c'est celle des droits; l'égalité des conditions est le rêve de la Convention. A l'œuvre de la Constituante il faut conserver son triple caractère : liberté des personnes, égalité des droits, unité politique. L'assemblée à laquelle la France la doit mérite la reconnaissance des générations qui en jouissent.

CHAPITRE II

ASSOCIATION ET COALITIONS

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SOMMAIRE. Tribunaux et chambres de commerce (48). Prétentions et réclamations d'ouvriers (49). Coalitions (51). Rapport de Chapelier et loi du 14 juin 1791 (53). – Obstacle grave à la liberté de réunion (56).

Tribunaux et chambres de commerce.

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La Constituante n'était pas une assemblée de sages planant des hauteurs de la raison au-dessus de l'océan mobile des passions humaines. Une pareille assemblée n'a jamais existé dans l'histoire de l'humanité; elle était moins possible que jamais dans un pays où la pensée politique se sentait pour la première fois et soudainement maîtresse de fixer les destinées de la nation, et à une époque où le remaniement social contrariait ou excitait à tous les degrés de la fortune tant d'intérêts si divers. La Constituante n'eut pas seulement l'amour de la justice et de l'égalité, elle en eut la passion, c'est-à-dire la haine du despotisme et du privilège. C'était contre ces deux assises de l'ancien régime que s'était amoncelé le flot des rancunes populaires; quand la digue fut rompue, il se précipita en torrent et nivela tout. Les bonnes œuvres furent emportées comme les mauvaises par le courant révolutionnaire.

La Constitution de 1791, dont les imperfections contribuèrent à hâter la catastrophe du 10 août, porte l'empreinte de cette passion. C'est la haine du privilège qui fit échouer, dès le temps des premiers travaux, le sage projet des deux Chambres; c'est la haine du despotisme qui désarma la royauté et la livra impuissante aux émeutes.

Dans les questions d'économie industrielle, la Constituante porta le même sentiment. Elle respecta les tribunaux de commerce et étendit même leur juridiction; mais elle supprima les chambres de commerce2, utile institution qui mettait les négociants en communication directe et permanente avec le gouvernement. Elle y vit un privilège et elle crut devoir l'abolir: il eût suffi de mieux régler l'élection des membres.

L'Assemblée était d'ailleurs dans une situation difficile. Tant de

1. Loi du 16-24 août 1790.

2. Décret du 27 septembre-16 octobre 1791.

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