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avoir annexé la Hollande, il avait autorisé, moyennant un droit de 50 p.100,la libre circulation immédiate sur tout le territoire français des sucres, cafés, cotons et autres produits exotiques dont les entrepôts de Hollande étaient bondés, voulant par cette mesure, d'une part, calmer l'irritation des négociants hollandais, d'autre part, se procurer une recette dont sans cela auraient bénéficié facilement les contrebandiers. « J'ai trouvé, dit-il, une combinaison au moyen de laquelle je déjouerai les calculs des Anglais et des fraudeurs. » Cette combinaison consistait dans l'admission des marchandises de prise et dans les licences.

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Il autorisa par une loi (12 janvier 1810) l'entrée des marchandises prohibées, à l'exception de la bonneterie et des tissus de coton, qui proviendraient de prises faites par les corsaires. Jusque-là, les corsaires étaient tenus de laisser ces marchandises dans les entrepôts et de les réexporter à vil prix; Napoléon pouvait donc d'une manière spécieuse prendre pour prétexte l'intérêt de la course, « l'un des moyens les plus puissants de nuire à l'Angleterre ». Mais il demandait un droit de douane de 40 p. 100, c'est-à-dire un droit à peu près égal à celui de la contrebande; et comme on supposait avec raison que la plupart des corsaires n'avaient pas assez d'argent pour payer une si forte taxe, il leur permit de s'acquitter en lettres de change ou en nature. Il prenait encore pour prétexte un intérêt national, celui des manufactures, qu'il ne fallait pas décourager par une introduction trop facile.

En fait le plus grand profit devait être et fut pour le Trésor, qui se trouva possesseur d'une quantité considérable de marchandises et qui les vendit pour son compte particulier. Comme les prises réellement faites par les corsaires n'auraient procuré qu'un revenu insuffisant, l'administration se montra très coulante au sujet de la validité des certificats de provenance, chacun y trouvant son compte: les expéditeurs, qui faisaient entrer ainsi les produits anglais avec bien moins de risques que par la contrebande, les employés dont plusieurs s'enrichirent en partageant les bénefices de la fraude, le gouvernement qui, satisfait de voir grossir la recette, fermait volontiers les yeux.

Il était logique de redoubler en même temps de rigueur contre la contrebande: il fallait que le commerce anglais passât par les mains

1. La douane entre la Hollande et l'Empire ne devait être supprimée qu'au 1er janvier 1811.

2. THIERS, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XXXVIII.

3. Loi du 12 janvier 1810, insérée au Bulletin des lois, 4o série, t. XII, p. 5. Cette loi avait été présentée au Corps législatif dans la séance du 2 janvier - Voir Moniteur de 1810, p. 9.

4. « Il était nécessaire d'imposer sur les marchandises admises dans la consommation un droit assez fort pour que la modicité de leur prix ne nuisît pas à nos manufactures. » (Rapport de Collin de Sussy. Moniteur de 1810, p. 9.)

du fisc, ou ne passât pas du tout. Les marchandises introduites ainsi par la voie de la douane portèrent un plomb avec cette inscription: « marchandises de prises ». On rechercha et on saisit tout ce qui circulait sans être revêtu du cachet officiel. Des visites furent faites partout chez les négociants et chez les marchands de détail, non seulement dans l'Empire français, mais hors des limites de l'Empire, à Munich, à Dresde et ailleurs. On prétendit que tous les dépôts placés à quatre journées de marche de la frontière française avaient dû être faits en vue d'une introduction frauduleuse, et contrairement à toutes les règles du droit public, on confisqua sur le territoire de voisins et alliés de l'Empire, comme sur le territoire français, les marchandises pour lesquelles les dépositaires ne purent pas fournir la preuve d'une «< origine permise » et du payement de droit de douane. On brûla, en Allemagne comme en France, celles qui provenaient des fabriques anglaises. On fit des saisies très importantes en Espagne, en Suisse, à Francfort, à Brême, à Lubeck, à Hambourg, à Stettin, à Dantzig, dans toute la Prusse ce fut encore une source de profits pour le Trésor, particulièrement lorsque le gouvernement fit à Anvers une vente colossale des produits confisqués qu'on y avait amenés de to tes parts. 3

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La même année, par le décret du 5 août 1810, les droits furent portés à 400 francs par 100 kilos sur le café et le sucre terré,à 1,000 francs sur le cacao, à 2,000 francs sur la muscade et la cannelle, à 800 francs sur les cotons d'Amérique, tandis que ceux du Levant importés par terre ne payaient que 200 francs. On parvint ainsi à réduire la consommation, mais cette réduction atteignit en même temps le revenu des droits réunis.

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1. Les « origines permises » étaient les ventes provenant des prises de corsaires ou les cargaisons apportées soit par des bâtiments à licence, soit par des neutres authentiques. Ces marchandises pouvaient entrer en payant le droit de 50 p. 100. Secrètement le gouvernement fit savoir aux agents des douanes de ne pas regarder de trop près à la provenance: l'empereur voulait faire payer ainsi à l'industrie anglaise une partie des frais de la guerre, et il était convaincu que le droit de 50 p. 100 maintiendrait l'avilissement des prix en Angleterre. C'est ainsi qu'il laissa s'écouler, moyennant le droit de 50 p. 100, l'entrepôt considérable qui se trouvait dans le Holstein. Voir THIERS, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XXXVIII. 2. THIERS, op. cit., liv. XXXVIII.

3. Comme les cotonnades n'étaient admises à aucun titre, la règle était de brûler celles que rapportaient les corsaires. Mais, comme, d'autre part, les corsaires avaient droit à leurs prises, l'administration décidait si la valeur devait leur en être remboursée. Ainsi on voit l'empereur, du fond de la Lithuanie, signer à Witebsk, le 31 juillet 1812, l'autorisation de rembourser à un corsaire la somme de 15.851 francs, valeur de marchandises susceptibles de brûlement provenant de la capture des navires anglais Fortitude et Borchester et conduites en 1811 dans les ports de la direction de Boulogne. Arch. nationales, F12 198.

4. Décret du 5 août 1810. Les cotons de Naples continuèrent à ne payer que 60 francs par quintal.

5. De 33 millions de kilos, l'importation régulière et constatée par les douanes (sans compter la contrebande) du sucre tomba, en dix ans, à 7 millions.

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L'autre moyen, non moins immoral, d'alimenter le Trésor qu'imagina Napoléon fut la vente, vente à un prix très élevé, de licences, c'est-à-dire d'autorisations de trafiquer avec l'étranger pendant trois ou six mois, contrairement aux décrets, et de transgresser ainsi la loi commune en frustrant la douane. Il décida même ensuite que tout bâtiment devait être muni d'une licence pour ne pas s'exposer à être considéré comme objet de prise légitime par les corsaires. Les bâtiments pourvus de cette licence avaient le droit d'introduire, moyennant le payement d'une taxe égale à 50 p.100 de la valeur des marchandises, certains produits étrangers, même anglais, tels que bois, coton, tabac et autres denrées (excepté le sucre et le café) ou matières, à condition d'exporter en échange, au départ, une cargaison de produits français.

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Napoléon croyait par là protéger la fabrication nationale et faire pardonner le scandale du trafic impérial. Mais les armateurs, qui ne se hasardaient guère à porter en Angleterre des marchandises prohibées, 1 chargèrent des caisses vides ou pleines de sable qu'ils jetaient à la mer quand ils étaient au large; l'empereur ne faisait donc que protéger un nouveau genre de fraude. Les agents fermèrent souvent les yeux sur la nature de la cargaison, par connivence ou même par ordre ministériel, et partagèrent les profits de ce trafic interlope. « Le consommateur français, dit Napoléon, payait le montant des produits dont il n'avait pas joui. » Il y eut un grand nombre de demandes, et tant de licences furent accordées que l'Angleterre vit le piège et mit des entraves au transport par licence.

1. Ils s'y hasardaient d'autant moins que l'Angleterre usait des mêmes procédés. Elle n'admettait que les navires munis d'une licence de l'amirauté anglaise, et vers la fin de l'année 1809, elle n'en accordait plus que pour Jersey et Guernesey. Arch. nationales, F12 537.

2. La chambre de commerce d'Amiens écrivit au ministre de l'intérieur le 27 septembre 1810 pour dénoncer le « scandaleux trafic »> auquel les licences donnaient lieu. Elle signala entre autres faits l'annonce suivante, insérée dans le Journal de Rouen :

«Navires en charge à Dieppe. A affréter soit pour aller seulement, soit pour aller et retour, le brick l'Adolphe, du port de 151 tonneaux, présent au port de Dieppe, prêt à prendre la mer; muni de licence impériale pour l'Angleterre ou autre port du nord et de tous autres papiers nécessaires.

« On pourrait fréter en cueillette en remplissant par chaque affréteur les obligations imposées par les licences. » — Arch. nationales, F12 502.

3. Il se trouve aux Archives nationales (F12 537) un « Registre des procès-verbaux constatant l'envoi aux préfets des départements des licences spéciales accordées par Sa Majesté (Ministère de l'intérieur) ». Du 2 avril au 27 septembre 1809, il y avait eu 460 demandes; 155 étaient revenues revêtues de la signature de l'empereur. La question se compliquait souvent, soit parce que les navires rentraient après l'expiration de leur licence, soit parce qu'ils se rendaient dans un port ami (par exemple de Gênes à Naples). -Arch. nationales, F12 502.

4. THIERS (Histoire du Consulat et de l'Empire, année 1813) dit qu'en cette année

Le brûlement des marchandises anglaises. Depuis longtemps, la règle générale pour les produits fabriqués de l'Angleterre était l'exclusion et la confiscation; cette règle ne subit pas d'exception à l'égard des cotonnades. On ne la trouva pas assez sévère et on imagina le brûlement. Le décret du 8 octobre 1810 fut rendu ; il ordonnait d'anéantir par le feu tous les produits des fabriques anglaises importés sur le continent; il instituait, « jusqu'à la paix générale », des cours prévôtales des douanes pour juger du crime de contrebande 1 et portait la peine de dix ans de travaux forcés, avec la marque, contre ceux qui introduiraient en fraude des produits prohibés et contre leurs complices. L'exécution fut rigoureuse.

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L'intérêt privé est féroce dans ses haines. Les fabriques françaises poussèrent des cris de joie, el Napoléon, enivré par les félicitations et les adulations qui de toutes parts se précipitèrent au pied de son trône, put croire qu'il venait de faire réellement une œuvre nationale. « Ce décret, disait la chambre de commerce de Tournai, est un coup de mort pour le commerce anglais; il répond au vœu de toutes les fabriques nationales. » « Qu'il est heureux pour les Français, s'écriait de son côté Verviers, de vivre sous un gouvernement aussi prévoyant et à la fois aussi paternel que celui de l'immortel Napoléon ! » 3 — « Votre Majesté a senti, écrivait Elbeuf, qu'en attendant le moment où l'on verra flotter l'aigle impérial sur la tour de Londres, il existait un moyen de succès infaillible pour livrer à une crise violente le colosse britannique, celui de l'attaquer dans la source de ses richesses et de l'appauvrir par l'encombrement de ses marchandises. Tout à coup, depuis les confins de la Méditerranée jusqu'au fond de la Baltique, s'élèvent des barrières qui font refluer sur leurs propres côtes les ballots anglais.

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Napoléon, désespérant de ruiner l'Angleterre, voulut au moins se procurer beaucoup d'argent par les licences, et que les Anglais prirent des mesures pour rendre ce trafic impossible. Voir aussi Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 290. 1. Décret du 8 octobre 1810. - Voir le Moniteur du 9 décembre 1810 (p. 1156). Dans cet article, le gouvernement s'applique à justifier ses mesures en énumérant les mesures non moins vexatoires et violentes, comme le brûlement, que l'Angleterre avait prises.

2. Moniteur de 1810, p. 1439.

3. Moniteur de l'année 1810, p. 1447. Les Archives nationales, F12 508, renferment dans leurs dossiers nombre d'adresses de ce genre. Voici un passage de celle de la chambre de Douai au ministre de l'intérieur: « Nous osons joindre nos faibles voix à ce concert de bénédictions... Nous n'avons pas craint de consacrer notre fortune et nos veillées à un genre d'industrie qui rivalise avec celle de nos éternels ennemis » et la chambre loue la profondeur de vues de Sa Majesté qui a assuré le succès par son décret du 19 octobre 1810. En décembre 1810, la chambre de Montbrison écrivait : « Je vous supplie de faire connaître à Sa Majesté combien ont été pénétrés de reconnaissance ses fidèles et soumis sujets les fabricants et négociants de cette commune, à la nouvelle du décret qui ordonne que toutes les marchandises anglaises saisies sur le territoire de sa domination seront brûlées. >>

si justement proscrits. De toutes parts s'allument des feux vengeurs qui réduisent en cendres ces étoffes qu'une criminelle avidité avait osé introduire sur un sol qui les repousse ; et c'est ainsi que, par un autodafé général, ces fiers Bretons viennent expier sur le continent leurs forfaits mercantiles. Terreur salutaire qui seule pouvait assurer le succès de cette proscription! Mais, sire, en portant le coup fatal au commerce britannique, il n'a pas échappé à Votre Majesté que ces mesures énergiques tendaient en même temps à ranimer l'industrie nationale et à vivifier les manufactures: résultat inappréciable d'un système qui a triomphé d'obstacles jusque-là regardés comme invincibles! >> 1

1. Voici le texte complet de cette adresse :

«< Depuis plus d'un siècle, l'Angleterre, cette implacable ennemie des peuples qui voulaient secouer le joug de son insatiable cupidité, ne cessait d'entretenir parmi les puissances du continent une division dont elle savait recueillir tout le fruit. La France seule pouvait mettre un frein à la politique astucieuse de ces insulaires et renverser leurs perfides machinations. Mais chaque fois qu'elle se montrait en état d y parvenir, l'intrigue et la corruption la mettaient aux prises avec ses voisins, et ces guerres, toujours ruineuses pour les deux partis, ne devenaient profitables qu'au gouvernement machiavélique qui les avait provoquées. Pour détruire un ordre de choses aussi funeste qu'avilissant pour l'Europe entière, il ne fallait que lui faire ouvrir les yeux sur ses propres intérêts, la réunir dans une même pensée et la diriger contre l'ennemi commun. C'est dire ce qu'a fait Votre Majesté. Elle a senti qu'en attendant le moment où l'on verra........... jusque-là regardés comme invincibles. Nous aperçûmes ces grandes et bienfaisantes dispositions lorsqu'elle daigna nous honorer de sa présence; et les voyant se réaliser d'une manière aussi complète, notre reconnaissance égale notre amour pour un souverain dont la prévoyante sollicitude ordonne et fait exécuter tout ce qui peut concourir à l'avantage de ses peuples. » (Moniteur de 1811, p. 5.)

Des adresses du même genre furent envoyées par Saint-Quentin, Strasbourg, Mons, Reims, Cologne, Courtrai, Ypres, le Havre, Yvetot, Gand, Carcassonne, Sainte-Marie-aux-Mines, Bolbec, Troyes, Liège, etc. (Voir le Moniteur de décembre 1810 et de janvier 1811, passim.)

Le 8 décembre, la chambre de Saint-Etienne envoya à l'empereur au sujet du brûlement une adresse dont voici un passage : « Que sont quelques privations passagères ?... Les ressources dont la France est susceptible quand un grand génie la dirige, vont être mises dans un plus grand jour et prouveront la supériorité d'une nation qui tient tout d'elle-même. La chambre consultative des arts et manufactures de notre ville de Saint-Etienne ose joindre sa faible voix à ce concert unanime, pour l'expression de sa reconnaissance à ce héros dont la main puissante vient, dans un même jour et dans toute l'Europe, de frapper son ennemi d'un coup fatal. >> – (Hist. de la chambre consultative des arts et manufactures de Saint-Etienne, 1804-1833, par L.-J. GRAS, 1900, p. 28.)

Le conseil général des fabriques et manufactures avait donné l'exemple en envoyant au ministre de l'intérieur une adresse qui commençait en ces termes : << Le conseil des fabriques et manufactures a l'honneur de vous exprimer la reconnaissance que leur inspirent les mesures prises par Sa Majesté pour l'annihilation des marchandises anglaises, mesures que tous les gouvernements de l'Europe se sont empressés d'adopter. Le conseil croit être l'interprète des sentiments qui animent généralement tous les manufacturiers de la France, et il supplie Votre Excel

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