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En effet, les cours prévôtales fonctionnaient. Des courriers avaient été envoyés à tous les souverains pour les inviter à appliquer ces mesures. Dans toute l'Europe, les bûchers s'allumaient; on brûlait solennellement, en présence des autorités, à Bayonne, à Nantes, à Anvers, à Perpignan; on brûlait à Zurich; on brûlait à Civita-Vecchia ; on brûlait à Ratisbonne, à Leipzig, à Dantzig, à Koenigsberg, à Memel, et Napoléon se plaignait quand il apprenait que les Danois et les Russes se contentaient de la confiscation. 2 Il menaça la Suède d'une rupture si elle persistait à laisser dans Stralsund un entrepôt de marchandises prohibées. Jusqu'au dernier jour l'administration maintint le régime du brûlement.

Cependant les ports souffraient et des négociants subissaient de grosses pertes. 3 Au conseil des manufactures, un membre se hasarda à faire observer un jour que mieux vaudrait exporter les marchandises saisies que les brûler; une autre fois, en 1814, lorsque les armées ennemies étaient sur le sol français, des négociants soulevèrent timidement la même question lorsqu'ils eurent « l'honneur de proposer à Sa Majesté de ne point faire brûler les marchandises prohibées provenant de prises et saisies dans la direction de Dunkerque, mais d'en permettre la vente à charge de réexportation, afin d'épargner au Trésor le remboursement de leur valeur ».

Crise de 1811. Ils étaient l'exception. En général, les manufacturiers se réjouissaient encore au moment où cet échafaudage de proscriptions allait crouler. S'ils se tournèrent du côté des mécontents,

lence de mettre au pied du trône l'hommage de leur profond respect et des motifs d'espérance qui naissent du bienfait rendu à l'industrie française par le décret du 8 octobre. » (Moniteur de 1810, p. 148.)

Amiens se vante d'avoir, dans une pétition, réclamé le rétablissement de l'ordonnance de 1739 sur le brûlement et ajoute : « Vous avez réalisé nos vœux. » (Moniteur de 1811, p. 7.)

1. Voir le Moniteur de 1811, p. 5, 7, 35, 39, 47, 51, 77, 79, 100, 161, 443, elc. Le magistrat chargé d'installer les cours prévôtales à Hambourg les appela une << preuve de la sollicitude constante de Sa Majesté pour la prospérité du commerce de l'Empire ». Une pareille flatterie devait rencontrer peu d'écho à Hambourg. (Voir le Moniteur de 1812, p. 451.)

2. Moniteur de 1811, p. 35 et 63. La Russie avait répondu qu'elle s'opposerait au commerce britannique avec ses moyens propres.

3. A propos du décret sur le brûlement, l'archiviste du département de la Charente-Inférieure, M. de RICHEMOND, m'écrit que « ce décret qui causa de grandes pertes aux négociants rochelais, produisit une profonde désaffection contre l'empereur chez toutes les victimes >>.

4. Arch. nationales, F12 258. Décisions de Sa Majesté. Dans les dossiers se trouvent plusieurs faits du même genre. C'est ainsi que le 23 août 1812, Napoléon, du fond de la Russie, ordonne de rembourser 65,351 francs, valeur de marchandises prohibées et susceptibles de brûlement, qui avaient été saisies dans la direction de Cologne.

c'est lorsqu'ils virent Napoléon surcharger de droits ou proscrire les matières premières de leurs fabriques, comme le coton et l'indigo, ' et leur mécontentement s'accrut quand la crise, s'étendant jusqu'à eux, arrêta la vente de leurs produits.

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Cette crise avait eu son origine dans les spéculations hasardeuses auxquelles les licences, les saisies, les ventes pour le compte du gouvernement avaient donné lieu. Le blocus continental semblait livrer toute la fourniture de l'Europe aux fabriques de l'Empire; les fabriques, surtout les filatures et tissages de coton, les manufactures de lainages, les ateliers d'ébénisterie s'étaient équipés en conséquence; le prix des matières avait beaucoup augmenté et les cours avaient subi de nombreuses variations, grâce auxquelles pendant plusieurs années certains fabricants avaient fait de gros bénéfices, étalé même un grand luxe et étayé une grande partie de leurs opérations sur le crédit. *

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Tout développement économique anormal amène une réaction. Elle commença dans le courant de l'année 1810. L'élévation subite du chiffre des escomptes de la Banque, qui de 545 millions en 1808, montèrent à 715 millions en 1810, pour tomber à 391 l'année suivante, en est un sigue manifeste; en 1810 les commerçants gênés multipliaient les effets et en sollicitaient l'escompte. La mauvaise récolte de 1811, diminuant, comme d'ordinaire, la somme des capitaux disponibles et resserrant le crédit, la fit éclater. Une importante maison de Lubeck dut se mettre en faillite; l'alarme une fois donnée, banquiers et négociants tombèrent les uns après les autres, à Amsterdam, à Paris et sur les principales places de commerce, les uns entraînés par le discrédit général, les autres profitant de la situation du marché pour excuser une déconfiture imminente. Un drapier fit une faillite de 12 millions. A Lyon, la situation s'aggravant par la prohibition que la Russie venait de faire des soieries, 7,000 métiers s'arrêtèrent sur un total de 14,000. A Rouen, à Saint-Quentin, à Lille, à Reims, à Mulhouse, les trois quarts des ou

1. «... Et par une contradiction inexplicable, rendre aux produits de l'industrie anglaise, par ces taxes mêmes, plus d'avantages que la prohibition ne leur en faisait perdre. >> Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 133.

2. Voir les Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 291.

3. Par exemple, le coton et la soie. Le prix moyen du kilogramme de coton, qui avait été de 2 fr.67 en 1809, était monté à 3 fr.46 en 1810 et était retombé en 1811 à 2 fr.51. Le kilo de soie filée était monté à 45 fr. 35 le kilo en 1810, à 38 fr. 50 en 1811. Les prix de la soie sont restés bas en 1812 et en 1813.- Arch. nationales, F. 95150. 4. Il y avait des négociants qui avaient prévu de loin l'orage. Ainsi la chambre de commerce de Lyon adressait au ministre en 1808, au moment de la plus grande prospérité, un mémoire dans lequel, tout en déclarant que l'industrie de la soie était florissante, elle menaçait l'industrie du coton d'un « prochain anéantissement », cause du prix de la matière première; elle signalait une spéculation effrénée à la hausse, non seulement sur le coton, mais sur le sucre et le café, et ajoutait que les manufacturiers s'abstenaient autant que possible d'acheter, parce que si la paix survenait, ce serait leur ruine. Arch. nationales, F12 508.

vriers se trouvèrent sans ouvrage. En 1811, le chiffre des affaires diminua de plus d'un tiers à la foire de Beaucaire. Au mois de mars 1811, des députations de plusieurs grandes villes du Nord déclarèrent au ministre que les magasins étaient encombrés de marchandises qui ne se vendaient pas, et que les fabricants étaient sur le point de renvoyer leurs ouvriers. 2

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Napoléon essaya de tenir tête à l'orage. Il fit faire secrètement des achats de matières premières à Rouen, pour qu'on crût à une reprise des affaires; il fit avancer à des manufacturiers d'Amiens le prix des salaires pour que leurs ouvriers ne restassent pas sur le pavé; il fit commander des soieries à Lyon, des articles d'équipement militaire à Paris remèdes impuissants. Il en tenta un autre ; malgré les représentations de Mollien, il fit, comme en 1806, des prêts aux manufactures: 1 million et demi d'abord, puis, une seconde fois, 1 million et demi en 1810. Plus on donnait, plus il arrivait de demandes au ministère, quelque secret que l'on apportât dans ces opérations. On repoussa beaucoup de pétitions; néanmoins, au commencement de l'année 1812, on avait employé ainsi une somme de 18 millions pris sur la Caisse du domaine extraordinaire; à l'époque de la chute de l'Empire, la moitié de ces créances n'étaient pas encore recouvrées.

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Quelques effets du système continental. - On commençait à raisonner d'économie politique, et on murmurait. Dans un mémoire remis au ministre à cette époque, un conseiller bénévole proposait un « Projet de secours pour les manufactures et le commerce intérieur en

qui consistait à émettre 50 millions en papier d'État et à les prêter pour un an aux manufacturiers contre nantissement en marchandises. L'auteur prédisait la mort prochaine de l'Angleterre, mais

1. Le chiffre des affaires avait été de 26,200,000 francs en 1810; il fut en 1811 de 19,740,000 francs. Sur 46,500 pièces d'étoffes qui y figurèrent, 21,465 seulement furent vendues; sur 7,530 pièces de soieries, 3,320; sur 15,210 pièces de tissus mélangés, 6,136. - Arch. nationales, F12 508.

2. Voir P. CLÉMENT, Hist. du système protecteur en France, p. 211.

3. Au mois de décembre 1810, l'empereur ayant demandé des renseignements sur la manufacture de Lyon, la chambre de commerce répondit que le nombre des métiers s'était élevé à 14,000, que chaque métier faisait vivre quatre personnes, mais que la moitié de ces métiers avaient cessé de battre, que la situation s'aggraverait certainement pendant l'hiver parce qu'il n'y avait que pour 6 millions de commandes assurées. Les Lyonnais demandaient que Sa Majesté fit 6 millions de commandes et accordât une prime à l'exportation.

4. THIERS, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. XLI.

5. Au mois de mai 1811, le ministre invita le conseil général des fabriques et manufactures à chercher les causes de la décadence du commerce et des manufactures. Six mois après, il annonçait au conseil que les manufactures semblaient reprendre. Arch. nationales, versement du ministère du commerce en 1899, no 9. 6. Mém. d'un min. du Trésor, VI, p. 309.

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7. Ibid., t. III, p. 297.

s'étonnait que le système continental n'eût pas assuré une forte clientèle aux manufactures françaises, et qu'au contraire, « depuis le consommateur jusqu'au manufacturier, toutes les classes semblassent être frappées d'une stupeur soporifique ». 1

Napoléon, qui lisait les lettres des négociants, 2 connaissait leurs sentiments. Avant de s'engager dans la lointaine campagne de Russie, il fit venir les délégués du commerce et leur parla avec cette éloquente brusquerie qui déconcertait ses interlocuteurs: «Il ne connaît que son métier de soldat, répétez-vous, il n'entend rien au commerce, et il n'a personne autour de lui pour lui apprendre ce qu'il ignore. Ses mesures sont extravagantes et ont causé notre ruine actuelle. Vous qui dites cela, c'est vous qui n'entendez rien au commerce et à l'industrie. Je sais les affaires mieux que vous. Vous avez cru qu'on pouvait faire sa fortune en un jour comme on la fait quelquefois à la

1. Voici quelques passages de ce mémoire : « Projet de secours pour les manufactures et le commerce intérieur en France.

<< Le système des manufactures et du commerce intérieur en France va tout de travers depuis plus de six mois. Les causes sont connues. Le divorce s'est fait entre le commerce anglais et la consommation du continent. C'était une mesure commandée par la haute politique depuis plus de vingt ans, mais il fallait attendre que la France ait pu acquérir un ascendant assez prononcé pour donner ce bienfait à l'Europe émerveillée d'un pareil prodige.

« Ce divorce a produit une commotion volcanique dans le monde commercial, qui, tout occupé de ses intérêts mercantiles, ne s'est pas élevé à la hauteur des grandes combinaisons politiques qui changent la face du monde...

« En Angleterre, c'est une fièvre ardente qui tourmente le malade qui semble vouloir ramasser le reste de ses forces pour se débattre avec la maladie ; cependant il est écrit d'avance dans le livre du Destin que cette maladie l'emportera, quelque chose qu'il fasse pour l'empêcher.

On était fondé à supposer que l'incendie des marchandises anglaises allumé sur le continent et les mesures prises pour arrêter la circulation de celles qui ont échappé à la vigilance des autorités... aurait produit un mouvement favorable aux manufactures françaises; mais l'expérience nous a démontré que c'est depuis cette époque que le calme s'est fait sentir partout... Depuis le consommateur jusqu'au manufacturier, toutes les classes intermédiaires semblent être frappées d'une stupeur soporifique.

« Les capitalistes ont réalisé et gardent leurs fonds en caisse ou achètent des immeubles, qui sont en hausse.

<< Si on examine l'état de la France, on trouvera qu'il n'y a jamais eu autant de numéraire dans le pays à aucune époque, depuis la Révolution, comme à présent, et en même temps on reconnaîtra qu'il n'y a jamais eu aussi peu de circulation que dans le moment actuel.

« L'état de nos changes avec toutes les places du continent et surtout avec l'Angleterre et la stagnation des affaires suffisent pour attester ces deux vérités.

« Tout est à bon marché en France, sauf les denrées étrangères, l'argent et les immeubles. >> Arch, nationales, F1 506.

2. « Les lettres qui contenaient des offres, des demandes, des traites, etc., s'étaient accumulées dans les bureaux des postes de France, comme les marchandises saisies dans les bureaux des douanes ». (Mém. d'un Ministre du Trésor, t. III, p. 139.)

guerre en gagnant une bataille. » 1 Napoléon attribuait, avec quelque raison, la crise à la témérité des spéculateurs, mais sans songer que la spéculation elle-même trouvait son stimulant et son écueil dans le blocus continental. Il ajoutait : « Je sais vos affaires mieux que vous ne savez les miennes. » Quoique bien informé des détails, il se trompait dans son jugement d'ensemble, comme sera toujours exposé à se tromper un homme, même un homme de génie, qui parlant du haut d'un trône, n'admet pas la réplique, et prétend plutôt à convaincre les autres qu'à s'éclairer lui-même. L'expérience des faits seule instruit, mais trop tard, les souverains absolus qui s'obstinent dans un faux système: Napoléon était sur le point d'en recevoir une terrible leçon.

Ce système continental qui l'avait conduit, pour son malheur et pour celui de la France, en Espagne, et qui y dévorait ses meilleures troupes, le poussait alors à lancer sur la Russie une formidable invasion de 400,000 hommes. Par condescendance pour le grand empereur dont Alexandre avait subi l'ascendant, la Russie s'était associée au plan du blocus, et Napoléon s'était quelque temps félicité de voir les soieries de Lyon approvisionner Saint-Pétersbourg. La Russie ne voulait pourtant pas courber la tête sous toutes les exigences de la France. Aussi, quand le tsar, ayant recueilli les premiers fruits de la paix de Tilsitt, 3 comprit que la politique française l'arrêterait sur la route de Constantinople, il se montra moins docile et prit quelques mesures douanières désagréables à notre ndustrie. Ce fut assez pour occasionner la guerre.

Napoléon avait habilement tourné les États-Unis contre leur ancienne métropole, et il voyait enfin une guerre maritime éclater entre l'Angleterre et les Américains. Il crut pouvoir compter de même sur

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1. THIERS, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XLI. CHAPTAL (Mes souvenirs sur Napoléon, p. 274) fait connaître l'opinion de l'empereur sur les commerçants en général :

« Napoléon n'aimait point les commerçants. Il disait que le commerce dessèche l'âme par une âpreté constante de gain, et il ajoutait que le commerçant n'a ni foi ni patrie. Cette opinion s'était formée chez lui par l'opposition constante que le commerce a manifestée à ses projets d'ambition et de conquête. Sous le règne de Napoléon aucune classe n'a eu à souffrir plus que le commerce...

<< Il eût voulu diriger le commerce au gré de ses fantaisies...

«... Comme il n'était jamais esclave ni de sa parole ni de ses décrets, il lui est arrivé souvent de contremander l'importation ou l'exportation d'un article, sous e spécieux prétexte que les Anglais en avaient besoin. >>

2. Moniteur du 24 août 1808. Voir aussi, même année, p. 901.

3. Conquête de la Finlande et de la Bessarabie.

4. Les États-Unis se plaignaient également de la tyrannie des Anglais sur mer et des proscriptions de Napoléon dans les ports du continent. Ils déclarèrent même (1er mars et 1er mai 1810) qu'ils ne recevraient dans leurs ports ni bâtiments français ni bâtiments anglais, parce que les deux nations violaient les droits des neutres, et ils prononcèrent l'embargo sur les navires de ces deux nations qui se trou

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