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le continent pour poursuivre l'œuvre du blocus, et rendre nationale en Europe sa guerre contre la Russie. L'Allemagne grondait déjà sourdement; à un appel que Barclai de Tolly adressait aux Allemands Napoléon fit répondre par un « militaire bavarois », dont la lettre fut insérée au Moniteur: «... Le gouvernement bavarois s'est associé libre ment à la grande ligue contre la Russie; c'est une suite de son acces· sion précédente à la confédération du Rhin que vous avez menacée depuis quelque temps par vos rassemblements de troupes et par votre opposition au système continental qui seul peut sauver l'Europe de l'esclavage commercial de l'Angleterre. » Napoléon s'abusait encore: un an après, Leipzig et Hanau lui apprenaient douloureusement de quel côté les Allemands et les Bavarois croyaient voir leur asservissement.

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L'Empire tomba sans que les fabriques eussent eu le temps de se relever. La crise qui depuis 1811 pesait sur le marché, et que la longue retraite des armées françaises, depuis Moscou jusqu'à Paris, interrompue par de coûteuses victoires, aggrava de jour en jour, contribua, avec la haine de la conscription, à détacher les populations du grand homme dont elles avaient salué avec enthousiasme l'avènement et les débuts pendant le Consulat. Le commerce extérieur était désorganisé. Les relations avec l'Amérique et avec les autres contrées séparées de la France par la mer étaient presque interrompues, ou du moins ne se faisaient que par intermittence au moyen des licences et sous pavillon neutre. Les armements dans les ports étaient à peu près réduits à rien. Le commerce extérieur, qui avait atteint en 1806 le chiffre de 933 millions, se rapprochant ainsi à une centaine de millions

vaient dans leurs ports. Napoléon répondit aux États-Unis qu'ils n'avaient qu'à faire respecter leur pavillon par les Anglais pour ne pas tomber sous le coup de ses décrets et il fit saisir des bâtiments américains dans les ports de l'Empire. Mais il essaya de gagner les Américains en leur faisant entendre qu'il pourrait leur livrer la Floride, colonie espagnole, et par un décret du 1er novembre 1810 il déclara qu'il les affranchirait des obligations des décrets de Berlin et de Milan s'ils refusaient de se soumettre aux arrêts du conseil d'amirauté de l'Angleterre. Celleci chercha aussi à gagner les Américains en dispensant leurs navires de relâcher dans la Tamise; toutefois elle persista à maintenir le blocus fictif des ports de l'Empire. A quoi le président des États-Unis, Madison, répondit en déclarant que, si l'Angleterre ne cédait pas relativement au blocus, l'interdit serait levé pour les navires français et maintenu pour les navires anglais c'était le prélude d'une rupture. En effet, Napoléon ayant par décret du 28 avril 1811 révoqué purement et simplement les décrets de Berlin et de Milan pour les Américains et le ministère anglais persistant à maintenir les ordres de l'amirauté et à exercer la presse sur les matelots américains, la guerre fut déclarée en 1812. Elle dura jusqu'en 1814. 1. Voir Moniteur du 11 septembre 1812.

2. Par exemple les armements de navires au port de Bordeaux, qui étaient au nombre de 306 en 1784 et qui étaient tombés à 50 en 1793, mais s'étaient relevés à 224 en 1802, retombèrent à 29 en 1810. Voir LÉON FAUCHER, la Nouvelle Minerve, 24 livraison.

près du chiffre des dernières années du règne de Louis XVI, retomba à 605 millions en 1813. 1

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Cependant le tronc sur lequel est greffé le commerce, par lequel il se nourrit et qui est la production agricole et industrielle, était resté vigoureux. L'industrie domestique n'avait pas été profondément atteinte par la crise, quoiqu'elle demeurât encore languissante; la secousse qui avait ébranlé la grande industrie n'était que passagère, quoiqu'il y eût des branches de la manufacture dont la poussée factice était due au blocus continental et qui devaient dépérir avec la cessation de ce blocus.

L'Angleterre souffrait aussi; elle souffrait même plus que la France de la violence faite au cours naturel des intérêts économiques. Maîtresse des mers, elle avait sans doute pu mettre la main sur toutes les colonies de la France et de la Hollande, accroître énormément ses possessions, devenir pour ainsi dire la seule roulière des mers, y opprimer brutalement toute marine qui ne se courbait pas sous sa loi, exercer la presse sur les matelots américains comme naguère les pirates barbaresques sur les chrétiens, exclure presque radicalement de son marché les produits français, créer sur le marché français une sorte de

1. Voir pour le commerce de la France sous l'ancien régime, l'Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, par E. LEVASSEUR, t. II, liv. VII, ch. II. A cette époque il n'y avait pas de publication officielle des résultats du commerce extérieur. Mais il existe aux Archives nationales des relevés manuscrits. La Statistique générale de la France les a reproduits dans un de ses premiers volu. mes. CÉSAR MOREAU a publié en 1830, dans le Bulletin de la Société française de statistique universelle, un tableau du commerce. Le Bulletin de statistique et de législation comparée du ministère des finances a, sous la direction de M. DE FOVILLE, tiré de ces documents un tableau qu'il est utile de reproduire ici, en prévenant le lecteur que si ces chiffres n'ont vraisemblablement qu'une valeur médiocre, du moins ils indiquent approximativement les variations en hausse ou en baisse.

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disette de produits coloniaux. Toutefois elle-même gémissait des difficultés d'écoulement des denrées coloniales qui encombraient ses magasins, de l'avilissement des prix malgré la dépréciation de son papiermonnaie, des dommages que lui causaient les corsaires français, du poids toujours grossissant de sa dette, de la misère des ouvriers et des faillites de ses négociants.

Mais entre elle et Napoléon, la lutte était devenue un de ces duels à mort dans lesquels la haine n'admet pas de merci. Les monstrueux arrêts de l'amirauté avaient provoqué les monstrueux décrets de l'empereur; chaque mesure de l'un amenait par représailles une mesure plus outrée de l'autre. L'Angleterre aurait dépensé jusqu'à son dernier penny plutôt que tolérer l'Empire agrandi jusqu'à la Baltique et l'empereur lui fermant l'accès de l'Europe; Napoléon ne se serait pas lassé de vaincre, s'il avait pu toujours vaincre, plutôt que supporter le despotisme tyrannique des Anglais sur les mers.

Jugé du point de vue économique, le blocus continental est, comme nous l'avons dit, une monstruosité. Au point de vue de la politique il s'explique par une suite d'entrainements fatals. Il n'en est pas moins regrettable pour la France, à laquelle l'obstination de Napoléon a fait perdre définitivement les conquêtes de la Révolution et de Bonaparte. La fatalité en histoire ne commence que là où un peuple s'est placé dans un engrenage où sa liberté n'a plus de jeu; or, après les traités de Lunéville et d'Amiens, le premier consul, s'il avait eu le tempérament politique d'un Washington, avait la liberté de choisir sa voie et aurait pu éviter d'entrer dans cet engrenage.

CHAPITRE VII

CONDITION DES PERSONNES

SOMMAIRE. Recherche du bien-être (495). l'apprenti (497). Le salaire (499). population (503).

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Condition légale de l'ouvrier et de La conscription et le mouvement de la La crise, le chômage et la mutualité (506). Les mœurs des ouvriers de Paris (507). De la condition des ouvriers dans l'Orne et à Le compagnonnage (511). Attitude de l'Empire à l'égard de la Le Mont-de-Piété (520). — Assistance et mendicité (521). Résumé de l'oeuvre du Consulat et de l'Empire (529).

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Nîmes (510).
classe ouvrière (519).

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L'instruction (524).

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Recherche du bien-être. En bouleversant les fortunes et les conditions, la Révolution tendait à changer la manière de vivre des classes de la société. La recherche du bien-être devint plus générale 1: conséquence logique des institutions nouvelles. C'est ainsi que les lois réagissent sur les mœurs, et que l'homme qui se sent devenu l'égal de son voisin par les droits civils, aspire à devenir aussi son égal par les jouissances. Le progrès se fit d'autant mieux sentir au commencement du XIXe siècle qu'il avait été précédé par dix années d'épreuves. La monarchie absolue s'était terminée au milieu d'une disette, et le régime de la liberté avait d'abord porté des fruits amers non seulement pour les industriels, mais aussi pour un grand nombre de propriétaires fonciers ; la disette avait été prolongée par la mauvaise administration des subsistances; les réquisitions, le papier-monnaie, l'interruption du payement des fermages avaient troublé la vie agricole sans appauvrir les fermiers. Ces fléaux furent écartés un peu sous le Directoire, beaucoup plus sous le Consulat.

Les paysans cultivateurs commencèrent, surtout après que le Concordat eut rassuré les acquéreurs de biens nationaux, à jouir paisiblement des biens de la Révolution. Ils avaient été les premiers à en

1. Les mœurs avaient jusqu'en 1789 conservé presque dans toutes les classes leur antique simplicité. Aujourd'hui le faste éblouit et subjugue tous les esprits; personne n'est assez sage pour s'en défendre. Les mœurs sont changées, de même que le genre de vie; la dépense est quintuplée. » Mém. statisl, sur le département de la Moselle, an XII, p. 105. Il y a dans les expressions du préfet une exagération évidente, cependant le fond de sa pensée est vrai et se retrouve dans d'autres mémoires.

recueillir les bénéfices matériels. Le nombre des propriétaires avait augmenté; les petites propriétés, débarrassées des gênes et des redevances de la féodalité, avaient été peut-être un peu mieux cultivées ; la petite culture, quoique livrée à la routine, s'était mise sur quelques points, bien rares encore, à supprimer les jachères et à pratiquer les méthodes d'assolement de la Flandre et de l'Angleterre. Sous le Consulat et l'Empire, certaines cultures, comme celles de la garance, de l'œillette, de la betterave, du pastel, se développèrent; des champs furent plantés de vignes; la pomme de terre occupa plus de 500,000 hectares. «Si l'on compare l'agriculture à ce qu'elle était en 1789, dit avec complaisance un contemporain, on sera étonné des améliorations qu'elle a reçues; des récoltes de toute espèce couvrent le sol; des animaux nombreux et robustes labourent et engraissent la terre. Une nourriture saine et abondante, des habitations propres et commodes, des vêtements simples, mais décents, tel est le partage de l'habitant des campagnes : la misère en a été bannie et l'aisance y est née de la libre disposition de tous les produits. » Certains détails de ce tableau pouvaient être embellis; mais le fond est vraisemblable: la population des campagnes paraît s'être accrue, même pendant la période revolutionnaire. 3

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La bourgeoisie avait été émancipée, comme la classe rurale, par les institutions de la Constituante. Plus de manufactures royales, plus de maîtrises: la carrière était ouverte et chacun avait le droit d'y entrer. Mais l'industrie a, plus encore que l'agriculture, besoin d'être enveloppée de sécurité. Elle vit par l'échange et en partie par le luxe ; or, le maximum et les assignats avaient paralysé l'échange, et le désir naissant du bien-être chez les petits ne remplaçait pas encore, en 1800, le luxe éclipsé des grands. Les nobles avaient fui ou se cachaient; les gens de robe ou de finance étaient ruinés par le remboursement fictif de leurs offices, et la plupart de ceux qui conservaient des débris de leur fortune, auraient craint de les étaler au grand jour avant le Con

1. « Jusqu'à présent l'agriculture a obtenu tous les avantages de cette Révolution dont l'industrie a très peu profité....... Un tel changement est provenu du délabrement des fortunes, de la perte des capitaux... L'agriculture s'est améliorée non dans l'exploitation des fermes, mais sous le rapport seulement que des bras antérieurement oisifs ou mercenaires se sont appliqués à en multiplier les produits sur de médiocres ou de petites propriétés, sur des portions communales qui ont été continuellement tenues en culture: ce qui a diminué les jachères et les pâtis. » Mém. statist. sur le département de la Moselle, an XII, p. 51.

2. CHAPTAL, de l'Industrie française, t. I, p. 153.

3. La population de la France en 1789 ne peut guère être, à travers les évaluations diverses de cette époque, portée à plus de 26 millions d'habitants (Voir la Population française, par E. LEVASSEUR, t. I). Le recensement de 1801, le premier qui ait été fait, accuse 27,349,003 habitants pour le territoire de l'ancienne France, et ce chiffre, si l'on en uge par le recensement de 1806, est probablement trop faible.

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