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sulat. Les équipages étaient devenus rares, en province surtout, et l'on ne voyait presque plus de domestiques mâles. Les artisans souffraient de cette contraction de la dépense. « Dans les villes, disait un préfet, le journalier est misérable par la dispersion des capitaux et des fortunes qui y étaient rassemblés, tandis que celui des campagnes a recueilli tous les avantages de la Révolution; l'un est réduit à solliciter de l'ouvrage, tandis que l'autre a presque besoin d'être sollicité. »>!

Il ne faudrait pourtant pas exagérer le changement qui s'était opéré dans la manière de vivre. Les générations qui donnaient le ton sous l'Empire avaient été élevées sous l'ancien régime : les gens de quarante ans en 1810, venaient d'atteindre la vingtaine lors de la convocation des États généraux; une grande partie de la jeunesse masculine qui arrivait à la vingtième année à partir de 1808 était successivement appelée sous les drapeaux et y est restée jusqu'en 1814, ou a succombé. A la campagne, si les fermiers s'étaient arrondis en ne payant plus de redevances ou en achetant des biens nationaux, la masse des journaliers n'avait pas eu les moyens d'acquérir de la terre et demeurait, comme auparavant, dans le salariat. Dans les villes, les ouvriers avaient sous l'Empire un peu plus de bien-être, mais ils vivaient pour la plupart, comme par le passé, au jour le jour. Si de petites bourgeoises en province s'étaient coiffées d'un chapeau qu'elles n'auraient pas osé porter sous Louis XVI, beaucoup aussi conservaient le bonnet ou la mante et dans les villes, même à Paris, les ouvrières et les bonnes n'auraient pas osé prendre la même coiffure que les dames.

Nous avons dit comment le Consulat fit promptement disparaître les causes de malaise qui avaient paralysé l'industrie pendant la Révolution, comment les industriels rentrèrent dans la carrière, soutenus à la fois par les encouragements du premier consul, puis par les pompes de la cour et de l'administration impériale, et surtout par ce besoin croissant de consommation qu'éprouve et que peut satisfaire une nation qui s'enrichit par le travail. La grande manufacture et les fournitures militaires donnèrent naissance à quelques fortunes considérables; les arts et métiers prospérèrent. Les années qui s'écoulèrent de 1800 à 1811 ont laissé de brillants souvenirs dans les ateliers.

Les ouvriers ne

Condition légale de l'ouvrier et de l'apprenti. furent pas traités par l'Empire avec la même sollicitude que l'industrie. Nous avons vu que la police les tenait en tutelle, que les articles 414, 415 et 416 du Code pénal, qui punissaient les coalitions, n'avaient pas tenu la balance égale entre les patrons et les ouvriers, que le Code Napoléon avait établi une différence, fondée sur le prin

1. Mém. statist. sur le département de la Moselle, p. 104.

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cipe de subordination par l'article 1781. Le décret du 3 août 1810, relatif aux conseils des prud'hommes, accusait aussi cette subordination: «ART. 4. Tout délit tendant à troubler l'ordre et la discipline de l'atelier, tout manquement des apprentis envers leurs maîtres pourront être punis par les prud'hommes d'un emprisonnement qui n'excédera pas trois jours; » juridiction disciplinaire qui s'exerçait sans préjudice du tribunal de police et du tribunal correctionnel.

Le Code défendait la liberté individuelle contre les faiblesses de l'ignorance ou de la misère: il ne reconnaissait pas les engagements à vie ou trop longs (art. 1780); la loi du 22 germinal an XI stipulait même que l'engagement contracté par un ouvrier ne devait pas excéder un an. Pour les gens de service, le salaire d'une année entière constituait une créance privilégiée (art. 2101); pour le salaire le droit de l'ouvrier créancier se prescrivait par six mois (art. 2271). Le patron avait le droit de faire des retenues pour s'indemniser des malfaçons. Les salaires étaient saisissables comme tous les autres biens d'un débiteur. Le livret était obligatoire : nul ne pouvait employer un ouvrier ou un apprenti sans certificat d'acquit du patron qui avait employé auparavant l'ouvrier ou l'apprenti. Sur le livret le patron inscrivait les avances faites à l'ouvrier, et si celui-ci venait à changer de maison, le nouveau patron était obligé d'acquitter la dette par des retenues sur le salaire. Les patrons, comme commettants, étaient rendus civilement responsables de leurs ouvriers (art. 1384); mais ils pouvaient exercer ensuite leur action en remboursement contre l'ouvrier fautif. Si l'ouvrier était blessé ou tué par le fait du travail, il y avait matière à des dommages et intérêts pour lui ou pour ses héritiers, mais la demande était nulle si le mal provenait d'une négligence constatée de l'ouvrier. 1

Les chaînes de l'apprentissage étaient tombées. La classe ouvrière voulut échapper à la longueur du noviciat que lui avaient pendant des siècles imposée les statuts. Dans l'orfèvrerie, par exemple, l'apprentissage à Paris était en général de cinq à huit années sous l'ancien régime; il fut réduit en général à cinq ans quand le patron devait nourrir l'apprenti, à quatre ans sans nourriture, et même à trois ans quand l'apprenti consentait à payer pension. Dans les métiers qui exigeaient une moins longue initiation, le temps moyen fut de trois ans environ. Mais les élèves ne respectaient pas toujours un contrat auquel la loi n'attachait plus de sanction.

On aurait pu craindre que le nombre des apprentis ne diminuât, chacun étant libre de s'intituler ouvrier ou maître; ce fut, dans beau

1. Voir les Rapports des maîtres et ouvriers, par FERNAND GIRAUD, et le Code civil. 2. Dans l'Eure, le maître nourrissait ordinairement pendant la troisième année, et se faisait payer une somme de 50 à 100 francs. Mém. statist. de l'Eure, p. 35.

coup de cas, le contraire qui se produisit. Les patrons, libres aussi, en formèrent davantage, parce que le travail de ces auxiliaires, moins rémunérés, laissait dans certaines branches de l'industrie plus de profit à l'entrepreneur, et l'on vit, ce qui eût été un scandale au temps de la corporation, des ateliers comptant jusqu'à quatre apprentis pour deux ou trois ouvriers. On vit aussi, ce qui était plus nouveau encore quoique non sans exemple, des ouvriers à la journée ayant un apprenti à leur compte et le faisant travailler à leur côté dans l'atelier du maître. 2 C'était entre douze et quatorze ans que l'enfant entrait ordinairement à l'atelier. Mais dans les villes manufacturières, on tirait plus tôt parti de son travail; souvent, dès l'âge de sept ans, et même avant, on l'envoyait travailler à la fabrique 3, ou on lui donnait, à la maison, à éplucher, filer, dévider de la laine ou du coton.

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Le salaire. Les dépenses de la vie avaient augmenté pendant la Révolution, non seulement parce qu'on consommait probablement davanlage, mais parce que le prix des principales consommations avait haussé. On estimait à une livre la nourriture d'un ouvrier à Evreux

1. Un bijoutier à Paris, sur lequel j'ai eu des renseignements jadis par un contemporain, avait quatre apprentis, deux ou trois ouvriers et une polisseuse. Ce témoin m'affirmait que les ouvriers formés par l'apprentissage avant 1789 n'étaient pas plus habiles que les nouveaux.

2. Les ouvriers chapeliers ont fait revivre, mais dans une autre pensée, une prétention de ce genre en 1865. La loi du 22 février 1851 l'autorise en termes exprès. 3. Mém. statist. du département de l'Indre, p. 296.

4. Mém. statist. du département de l'Eure, p. 34.

5. Voici, par exemple, la comparaison de quelques prix en 1789 et en l'an IX :

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Voir les Mém. statist. du département de la Moselle, p. 112; du département de

l'Eure, p. 55, et du département des Deux-Sèvres, p. 215.

en 1789 et à 1 fr. 20 en 1801, prix qui semble un peu trop élevé. Aussi le journalier qui gagnait 1 fr. 50 en 1789 exigeait-il 2 francs sous le Consulat. Une augmentation est constatée sur divers points; dans les verreries de la Moselle, le salaire moyen, qui ne représentait guère auparavant que 0 fr. 75, fut porté à 0 fr. 90 et à 1 franc; dans les faïenceries, il variait entre 0 fr. 75 et 1 fr. 20; dans les forges, le mineur avait de 0 fr. 50 à 2 fr. 25; le bûcheron, de 0 fr. 90 à 1 fr. 80; le maître fondeur de 1 fr. 50 à 1 fr. 80; le manoeuvre, de 0 fr. 80 à 1 franc. 2

Une comparaison des salaires dans le département du Pas-de-Calais adressée par le préfet porte, pour les journaliers non nourris à la campagne, 0 fr. 74, en 1789 et 1 fr. en l'an IX, et à la ville 0 fr. 90 et 1 fr. 20 pour les ouvriers de la draperie à Desvres, 1 franc en 1789 et 1 fr. 25 en l'an IX; pour ceux de Saint-Omer, 0 fr. 75 et 1 franc. 3

Dans le département du Nord, un fileur au grand rouet pouvait, en filant un kilogramme de laine dans sa journée, gagner 1 fr. 05, 1 fr. 25 en 1789 et 1 fr. 75 en 1804.

Dans l'Orne, on évaluait le salaire de l'ouvrier des forges de 0 fr. 90 à 1 fr. 10 en 1789 et de 1 fr. à 1 fr. 10 en l'an IX, et celui du tisserand à 0 fr. 60 et 0 fr. 75; mais dans ce département les marchandises avaient renchéri à peu près autant. "

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En l'an IX les dentellières de l'arrondissement d'Arras étaient au nombre de 6,043, dont 5,000 habitaient la ville; les autres, à la campagne, travaillaient les deux tiers de l'année et donnaient l'autre tiers à la culture celles de la 1re classe gagnaient 25 à 30 sous (900 personnes); celles de la 2° classe, 20 à 24 sous; 3 classe, 12 à 16 sous; 4 classe, 10 sous (900 personnes); 5 classe, 5 à 6 sous. Leur travail commençait à six heures et durait jusqu'à la nuit en été ; Elles ne prenaient qu'une heure de repos à midi, déjeunant et goûtant sans interrompre ce travail; mais elles chômaient les fêtes et souvent le lundi.

A Orléans, dans les manufactures de laine et de coton, les ouvriers avaient 1 fr. 50 à 2 francs et 2 fr. 50; aux pièces ils pouvaient gagner

1. Voir les Mémoires statistiques des trois départements cités dans la note précédente.

2. Mém. statist. de la Moselle, p. 180, 188,190.— A la verrerie de Baccarat (Mém. statist. de la Meurthe, p. 199), les salaires étaient un peu plus élevés : le maître verrier, 3 fr.; le manouvrier, 1 fr. 20, etc.

3. Arch. du dép. du Pas-de-Calais, série M.

4. Mém. statist. du département du Nord. par DIEUDONNÉ.

5. Annuaire de l'Orne, année 1811. Voici les prix de quelques marchandises:

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6. A l'Exposition de 1806, le département dit que ses ouvriers gagnaient en moyenne 1 franc.

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2 fr. 50 à 4 francs; les femmes gagnaient 0 fr. 60 à 1 fr. 25; les enfants, 0 fr. 40 à 0 fr. 75. Dans les raffineries, la journée des ouvriers était de 1 fr. 25 à 2 francs. D'après une statistique du préfet du Mont-Blanc, le salaire moyen des ouvriers de l'industrie, peu nombreux d'ailleurs, était en 1812 de 1 fr. 50. 1 Dans les verreries de la Meurthe, le maître verrier avait 3 francs, l'attiseur 2 fr. 25, le potier 1 fr. 60, le manoeuvre 1 fr. 20. Dans les professions qui exigeaient un certain talent, la rémunération était naturellement bien supérieure. Par exemple, le préfet du Doubs donne: pour un graveur à Besançon, 6 francs; pour un bon artiste horloger, de 9 à 16 francs; pour une simple polisseuse, 4 fr.50: salaire considérable qui ne pourrait pas entrer dans le calcul d'une moyenne et qui se comprend dans une industrie alors naissante, qui manquait de bras. Ces données datent du commencement du Consulat. Sous l'Empire, certains salaires montèrent, parce que la demande du travail s'accrut plus rapidement que le nombre des travailleurs, et le niveau moyen du salaire nominal semble s'être maintenu pendant les sept premières années à un niveau relativement élevé, plus élevé que sous l'ancien régime, et plus régulier que sous la Révolution lorsque le payement se faisait en assignats.

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A Paris, la durée de la journée était d'ordinaire, dans le bâtiment, de douze heures, dont deux heures consacrées au repos et aux repas; avant la Révolution, elle était de douze heures de travail effectif et même plus. On commençait à six heures en été, à sept en hiver; le salaire était moindre l'hiver. L'été, suivant Morisot, un compagnon maçon gagnait à Paris, sous l'Empire, 3 francs 5 sous, un limousin 2 francs 10 sous, un scieur de pierre 4 francs, un compagnon charpentier 3 francs, un peintre 4 francs.

1. Moyenne de dix-neuf professions. Les ouvriers les mieux payés, les imprimeurs, gagnaient 2 fr. 50.

2. Mém. statist. du département du Doubs, an XII, p. 95.

3. La différence entre le recensement de 1801 (27,349,003 h.) et celui de 1806 (29 107,475) accuse un accroissement de 1,758,422 âmes; mais on sait que le premier recensement n'a pas été fait avec assez de soin, et la comparaison avec les naissances et les décès indique clairement qu'il est au-dessous de la réalité et que peutêtre, d'autre part, le total du recensement de 1806 est trop élevé.

4. La journée d'été, à Paris, pour les serruriers, les vitriers, durait de six à huit heures, avec deux heures de repas; pour les menuisiers, de six à sept, avec deux heures de repas; pour les maçons, charpentiers, couvreurs, peintres marbriers, paveurs, de six à six, avec deux heures de repas. Tableaux détaillés des prix

de tous les ouvrages de bâtiment, par MORISOT. 4 vol., 1804 à 1806. 5. Almanach des bâtiments de 1811, xj.

6. Voici le détail des prix de journée d'été (voir MORISOT, passim):

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