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passions violentes et contraires se soulevaient au-dessous d'elle qu'il n'eût guère été possible à la Sagesse elle-même de conserver sa sérénité au milieu de ces orages. L'apprentissage de la liberté ne se fait pas en un jour. Des paysans émancipés incendièrent les châteaux, envahirent les marchés, entravèrent le commerce des grains. Des municipalités réclamèrent l'abaissement du prix des denrées et l'augmentation des salaires. Des marchands, affranchis des impôts les plus vexatoires, se rebellèrent contre les impôts qu'on maintenait encore 1. Des ouvriers, délivrés de la corporation, s'imaginèrent qu'on n'avait ' fait tomber les barrières que pour leur donner le moyen d'imposer à leur tour la loi à leurs maîtres.

Les ouvriers souffraient

Prétentions et réclamations des ouvriers. alors de la diminution du travail et de la cherté des vivres. Ceux d'entre eux qui savaient lire pouvaient voir circuler des brochures dans lesquelles on demandait en leur nom du pain, une subsistance assurée, un salaire déterminé ou au moins la fixation d'un minimum. Raisonnant dans un temps de crise, ils se laissaient facilement séduire, comme les façonniers de Lyon, par l'idée d'un tarif.

Au début de la Révolution, à une époque où les corps de métiers n'étaient pas encore légalement supprimés, les garçons tailleurs, au nombre de trois mille environ, se réunirent sur le gazon du Louvre et envoyèrent une députation de vingt compagnons pour demander au comité de la ville de leur garantir, en toute saison, un salaire de 40 sous par jour, et de défendre aux fripiers de faire des habits neufs 2: singulière manière de comprendre la liberté du travail 3. Il est curieux, mais il n'est pas étonnant, à la veille du jour où l'Assemblée allait proclamer le principe de la concurrence, de retrouver encore parmi les vieilles et bizarres prétentions du privilège la querelle des tailleurs contre les fripiers. La classe ouvrière était à cet égard comme les nobles, comme le clergé, comme les marchands: la plupart des privilégiés, ' grands ou petits, cessaient de comprendre les idées au nom desquelles la France allait se transformer, dès que leur intérêt particulier était en jeu.

Quelques jours après, ce furent les garçons perruquiers qu'on vit assemblés aux Champs-Elysées, réclamant contre les abus du bureau

1. « L'Assemblée nationale, sur le rapport qui lui a été fait du refus et même de la coalition des cabaretiers, aubergistes, bouchers et autres contribuables de Noyon, Ham, Chauny et paroisses circonvoisines, à l'effet de ne point payer les droits (d'octroi) dont la perception avait été continuée....... décrète......... » (Décret du 4-15 août 1790.)

2. Le mardi 18 août 1789. Voir le Moniteur et Hist. parlem., t. II, p. 312. Voir aussi Actes de la commune de Paris, t. I, p. 265;

3. Le comité ordonna pourtant qu'on fit droit à la première partie de la demande.

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de placement; puis, les ouvriers cordonniers, qui, réunis au nombre de cinq à six cents aux Champs-Elysées, nommèrent un comité chargé de veiller aux intérêts de l'association et de recueillir la cotisation mensuelle destinée à secourir ceux d'entre eux qui seraient sans ouvrage, et qui décidèrent d'exclure du royaume quiconque ferait une paire de souliers au-dessous d'un prix convenu 2; puis les charpentiers qui se rassemblèrent à l'archevêché; puis les ouvriers employés à la construction du pont Louis-XVI, qui demandèrent un salaire de 36 sous au lieu de 303; au mois d'août, les domestiques qui s'ameutèrent pour obtenir l'expulsion des Savoyards; puis l'agitation se propagea parmi les 17,000 ouvriers de l'atelier de charité de Montmartre que La Fayette dut aller lui-même,avec un détachement de la garde nationale, contenir, et dont la commune renvoya plusieurs milliers dans leurs provinces avec une indemnité de 3 sous par lieue *.

Un membre de la Société d'agriculture lut un mémoire dans lequel, partant de ce principe incontestable que le salaire doit au moins représenter la subsistance de l'homme, il demandait à l'Assemblée nationale de le fixer par décret à la valeur, quelle qu'elle fût, de trois livres de pain, deux livres de viande, plus 2 sous ".

Nous avons vu que les subsistances donnaient lieu à des désordres bien autrement graves.

L'Assemblée, qui avait proclamé la liberté du travail, ne pouvait glisser dans ce genre d'erreur. Elle sévit avec raison contre les perturbateurs de la paix publique, mais avec excès contre les réunions d'où partaient ces demandes; elle s'inquiéta plus des inconvénients de l'insubordination dans l'atelier que du droit qu'a l'homme libre de discuter son salaire, et elle étouffe dans son germe l'association professionnelle.

Aux violences et aux désordres de la rue elle opposa tout d'abord, sur la prière réitérée du ministère et de la commune de Paris, la loi martiale".

1. Ils voulaient que la taxe prélevée par le bureau de la communauté fût réduite et le surplus employé à fonder des lits à l'Hôtel-Dieu. Un officier de la garde nationale voulut les disperser et donna un coup de sabre. Il fut désarmé par ses propres soldats (Hist. parlem., t. II, p. 312).

2. Le 4 septembre 1789. — Hist. parlem., t. II, p. 417; Actes de la commune de Paris, t. I, p. 416.

3. Le 5 mai 1791.

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4. C'était au Louvre. Une patrouille les dispersa. Hist. parlem., t. II, p. 350.- On peut citer aussi les garçons apothicaires, les forts de la Halle. Actes de la commune de Paris, t. I, p. 541, 671. - Voir aussi BURET, de la Misère des classes laborieuses. 5. Moniteur du 17 septembre 1790. L'auteur de cette proposition se nommait Regnier. Il disait que le journalier gagnait alors 30 sous à Paris, et calculait que 3 livres de pain coûtaient 18 sous et 1 livre de viande 9 sous.

6. Loi du 21 octobre-21 novembre 1789. Voici à quelle occasion fut rendue cette loi. La porte des boulangers était assiégée et on avait dû y placer des sentinelles. A la porte du boulanger François, une femme faisait queue dès le soir, pour avoir le

Coalitions. Elle tarda davantage à frapper les coalitions ouvrières. Cependant les coalitions n'étaient guère moins turbulentes alors que les tumultes de la rue; des ateliers étaient envahis; des ouvriers employaient la force pour contraindre leurs camarades à obéir à leurs arrêtés. C'était surtout dans le compagnonnage, fortement organisé pour la résistance, que se produisaient les désordres; les manufacturiers et même les ouvriers qui n'étaient pas enrôlés dans cette association, en demandèrent la suppression 1.

La ville de Paris, surchargée d'ouvriers sans travail et ayant à contenir la mutinerie de ses ateliers nationaux, souffrait de cet état de choses; elle tenta les voies de la persuasion, dès qu'elle put s'autoriser de la loi qui supprimait les corps de métiers. Sur les plaintes qui lui furent adressées contre « les coalitions pratiquées par les compagnons charpentiers et imprimeurs pour faire augmenter leurs journées et empêcher les autres compagnons de travailler à d'autres prix et contre leur gré », la commune chargea deux de ses membres de rédiger une proclamation qui fut publiée le 26 avril 1791 3. Elle rappelait que la liberté doit exister pour tout le monde, même pour les maîtres;

lendemain du pain à la première fournée; elle pénétra par hasard dans la boutique, y trouva des pains rassis que le boulanger avait gardés, et cria à l'accapareur. Aussitôt la foule se précipita dans l'intérieur, découvrit des petits pains, lesquels étaient destinés aux représentants, saisit le boulanger, le conduisit, avec force menaces, au district; puis, pendant qu'on interrogeait le malheureux, elle envahit la salle des délibérations, le saisit de nouveau, le pendit à une lanterne, puis promena sa tête au bout d'une pique. - BUCHEZ, Hist. parlem., t. III, p. 190. A la suite de cet événement les ministres demandèrent à l'Assemblée, le 19 octobre 1789, une loi pour réprimer les attroupements; deux jours après, une députation de la commune de Paris vint faire cette demande. Le comité de constitution prépara un projet qui fut voté par l'Assemblée le 21 octobre. La Constituante corrobora la loi martiale par les décrets du 14 juin 1791 (voir plus loin), du 6 juillet 1791 sur les attroupements nocturnes, du 15 juillet contre les associations d'attroupements d'ouvriers, du 26 juillet, interdisant toute réunion de plus de quinze personnes pendant que la loi martiale serait en vigueur.

1. Adresse des manufacturiers relative à la suppression de l'institution des Compagnons du devoir. Adresse de la grande majorité des ouvriers des manufactures, compagnons des arts et métiers, pour la suppression de l'institution des Compagnons du devoir, 5 mars 1791.

2. La commune de Paris avait pris dès le 3 août 1789 un arrêté portant que « tous les attroupements séditieux, qu'il ne faut pas confondre avec les assemblées de citoyens paisibles dans les districts », étaient interdits, et que la garde nationale devait y veiller. Actes de la comm. de Paris, t. I, p. 136.

3. « Le corps municipal est instruit que des ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très grand nombre, se coalisent, au lieu d'employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées ; que plusieurs d'entre eux se répandent dans les divers ateliers, y communiquent leurs prétendus arrêtés à ceux qui n'y ont pas concouru, et emploient la menace et les violences pour les entraîner dans leur parti et les faire quitter leur travail... » Moniteur du 29 avril 1791.

que ceux-ci agiraient mal s'ils profitaient de la suppression de l'octroi, dont tous doivent bénéficier, pour diminuer le salaire, et que les ouvriers agiraient mal de leur côté s'ils profitaient de la situation pour exiger une augmentation; qu'il n'était ni possible ni juste que tous les ouvriers reçussent un salaire égal, et qu'une coalition faite dans ce but serait contraire au véritable intérêt de l'ouvrier et serait une violation de la loi; « le conseil municipal, ajoutait-elle en terminant, espère que ses réflexions suffiront pour ramener ceux que l'erreur a pu égarer un moment ».

L'avis resta sans effet. Il fallut ordonner. Un arrêté déclara «< nuls, inconstitutionnels et non obligatoires des arrêtés pris par des ouvriers de différentes professions pour s'interdire respectivement et pour interdire à tous autres ouvriers le droit de travailler à d'autres prix que ceux fixés par lesdits arrêtés » ; fit « défense à tous ouvriers d'en prendre à l'avenir de semblables » ; déclara, de plus, que « le prix du travail doit être fixé de gré à gré, entre eux et ceux qui les emploient, et que les forces et talents étant nécessairement dissemblables, les ouvriers et ceux qui les emploient ne peuvent être assujettis à aucune taxe ni contrainte 1».

Les coalitions continuèrent. C'est le lendemain du jour où ces arrêtés étaient pris que la députation des ouvriers du pont Louis-XVI et celle des charpentiers vinrent à l'Hôtel de Ville. Le maire les renvoya, en répondant « que nulle autorité ne pouvait ni fixer leurs journées, ni contraindre les maîtres ». Cependant les charpentiers insistèrent; ils avaient récemment formé l'Union fraternelle des ouvriers en l'art de la charpente, et forts de leur concert, ils avaient demandé aux patrons de s'entendre avec eux « afin d'établir des règlements qui assurassent aux uns et aux autres un gain proportionnel »; puis, sur le refus de ceux-ci, ils avaient seuls décidé que le prix de leur journée ne pourrait en aucun temps être moindre de 50 sous, et ils avaient rédigé un règlement en huit articles qu'ils demandaient à la municipalité de faire accepter des patrons à titre de médiatrice 2. La municipalité pouvait élever le salaire de ses propres ouvriers: c'est ce qu'elle fit. Mais elle ne devait pas élever, aux dépens des patrons, celui d'ouvriers qu'elle ne payait pas. Elle persista dans son refus; sur la plainte des maîtres, elle dissipa de nouveaux rassemblements; et après s'être concertée «< avec le Directoire pour faire cesser des coalitions dange

1. Arrêté du 4 mai 1791.

Hist. parlem., t. X, p. 102.

2. Voir dans l'Hist. parlem. (t. X, p. 106) un article des Révolutions de Paris qui se termine par ces mots : « Il y a ici une erreur de droit qu'il est essentiel de relever..... Ceci se réduit au principe simple qu'entre celui qui travaille et celui qui fait travailler, il est tyrannique et absurde qu'un tiers puisse, contre le gré d'un des contractants, donner sa volonté pour convention. >>

reuses », elle supplia l'Assemblée de lui donner des armes légales pour la répression. L'Assemblée les lui fournit.

Les ouvriers murmurèrent et se dirent trahis par une révolution qui ne faisait rien pour eux. Ceux qui travaillaient à l'église Sainte-Geneviève exhalèrent leur mécontentement dans une lettre qu'ils adressèrent à Marat, « vrai défenseur de la classe des indigents », et dans laquelle ils dénonçaient leurs patrons. «< Non contents, disaient-ils, d'avoir amassé des fortunes énormes aux dépens des pauvres mancuvres, ces avides oppresseurs, ligués entre eux, font courir contre nous d'atroces libelles pour tâcher de nous enlever nos travaux ; ils ont poussé l'inhumanité jusqu'à s'adresser aux législateurs pour obtenir contre nous un décret barbare qui nous réduise à périr de faim 2. »

Rapport de Chapelier et loi du 14 juin 1791. L'Assemblée ne vota pas moins, sans discussion, sur le rapport de Chapelier, la loi du 14 juin 1791, qui, se fondant sur l'anéantissement légal de toutes les espèces de corporations, défendait, sous peine d'amende et de prison, à tous ouvriers et compagnons de se nommer des présidents ou syndics, de prendre des arrêtés, de tenir des registres, de se concerter dans le but de refuser ou de n'accorder qu'à un prix déterminé leur

1. Aujourd'hui le Panthéon.

2. Voici quelques extraits de cette lettre écrite par 340 ouvriers travaillant à Sainte-Geneviève et publiée par MARAT le 12 juin 1791:

« A l'Ami du peuple,

« Cher prophète, vrai défenseur de la classe des indigents, permettez que des ouvriers vous dévoilent toutes les malversations et les turpitudes que nos maîtres maçons trament pour nous soulever, en nous poussant au désespoir. Ces hommes vils qui dévorent dans l'oisiveté le fruit de la sueur des manœuvres et qui n'ont jamais rendu service à la nation, s'étaient cachés dans les souterrains les 12, 13 et 14 juillet. Lorsqu'ils ont vu que la classe des infortunés avait seule fait la révolution, ils sont sortis de leur tanière pour nous trailer de brigands; puis, lorsqu'ils ont vu les dangers passés, ils ont été cabaler dans les districts pour y arracher des places; ils ont pris l'uniforme et des épaulettes. Aujourd'hui qu'ils se croient les plus forts, ils voudraient nous faire ployer sous le joug le plus dur; ils nous écrasent sans pitié et sans remords...

« Gorgés de richesses comme ils le sont, croiriez-vous qu'ils sont d'une avarice sordide, et qu'ils cherchent encore à diminuer nos journées de 48 sous que l'administration nous a octroyées. Ils ne veulent pas faire attention que nous ne som mes occupés au plus que six mois de l'année, ce qui réduit nos journées à 24 sous; et sur cette chétive paye il faut que nous trouvions de quoi nous loger, nous vêtir, nous nourrir et entretenir nos familles, lorsque nous avons femmes et enfants. Aussi, après avoir épuisé nos forces au service de l'Etat, maltraités par nos chefs, exténués par la faim, et rendus par la fatigue, il ne nous reste souvent d'autre ressource que d'aller finir nos jours à Bicêtre ; tandis que nos vampires habitent des palais, boivent les vins les plus délicats, couchent sur le duvet, sont traînés dans des chars, et qu'ils oublient dans l'abondance et les plaisirs nos malheurs, refusant souvent à la famille d'un ouvrier, blessé ou tué à midi, le salaire du commencement de la journée. »

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