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La senle éducation qu'eût reçue alors la classe ouvrière était celle des camps. Beaucoup d'ouvriers avaient servi parmi les volontaires de 93; beaucoup avaient été appelés dans les premiers contingents de la conscription; ils avaient fait les guerres de la République ou du Consulat; quelques-uns avaient pu combattre avec la grande armée à Austerlitz, même à Friedland, lorsque la paix, succédant à la guerre, permettait encore d'accorder des congés. Ils avaient appris dans la vie militaire à aimer la France et la gloire; mais leurs mœurs ne s'y étaient pas policées.

D'ailleurs la société du XIXe siècle avait encore peu fait pour les instruire. Quelques sociétés de secours mutuels s'organisèrent dans certaines villes, à Paris; près de cent sociétés, dit-on, essayèrent de se former de 1794 à 1814, la plupart sans succès, à Grenoble, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille. Loin de les proscrire, le ministre de l'intérieur les proposa d'abord en exemple à tous les préfets de l'Empire.

A Grenoble, le maire laissa les ouvriers gantiers former une société de secours mutuels en 1803; en 1804, ce fut le tour des peigneurs de chanvre et des cordonniers; en 1808, il y avait sept sociétés de ce genre. « C'est à leur influence salutaire sur les corporations ouvrières de Grenoble, dit un rapport officiel, que cette ville doit d'avoir traversé sans trouble les époques les plus difficiles. » A Lyon, en 1804, se formèrent sans autorisation des sociétés de tisseurs, de maçons, de charpentiers, de cordonniers, etc.; en 1810, après la promulgation du Code pénal, s'établirent, avec autorisation, des sociétés de maîtres fabricants de soieries, de tisseurs, de fondeurs, etc.; en 1811, des sociétés de chapeliers, de maîtres plàtriers, etc. A Bordeaux, la plupart des métiers formèrent des associations de secours mutuels, qui pour beaucoup, ainsi que le déclarent les statuts, n'étaient que la continuation d'anciennes confréries.

Toutefois, en 1806, la police, craignant les coalitions et les cabales << tendant à augmenter le prix de la main-d'oeuvre », exigea que ces. sociétés fussent composées de personnes de tous états et ne comprissent pas plus de dix individus de la même profession: c'était l'esprit de la loi du 17 juin 1791. Cette exigence paralysa quelque temps la formation de sociétés de secours mutuels. Cependant, la police s'étant. montrée moins rigoureuse à partir de 1808, on compte 124 sociétés en 1821; il y en avait probablement davantage.

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Les mœurs des ouvriers de Paris. Le rapport que le préfet de police adressa au ministre de l'intérieur le 1er mars 1807 fait connaî

1. Il paraît (Rapport d'Everat fait en 1822 à la Société Philanthropique, cité par M. LAURENT, Le Pauperisme et les institutions de prévoyance, I, 270) qu'à Paris il se forma seize sociétés de secours mutuels de 1794 à 1806.

2. E. LAURENT, Du Paupérisme et des institutions de prév., I, 271. Mais une par tie de ces sociétés étaient des sociétés de patrons.

tre le caractère et les mœurs de la classe ouvrière à Paris, autant du moins que la police pouvait elle-même les connaître. Ce rapport porte sur 91,946 ouvriers munis du livret (nombre dans lequel ne sont pas compris les ouvriers des halles et ports); il les groupe en onze ordres auxquels il ajoute 2,701 ouvriers de classes isolées.

L'alimentation, qui comprend 14,262 ouvriers, forme le premier ordre; ces ouvriers, dit le préfet, inquiètent rarement la police, à l'exception des boulangers à cause de leur ignorance et des bouchers à cause de leur accord. Les boulangers vivent presque en dehors de la société. Ils sont sujets à l'asthme, au catarrhe, au scorbut; ils dépassent rarement l'âge de cinquante ans. Fréquentant les prostituées du plus bas étage, beaucoup sont infectés de maladies vénériennes; ils ont souvent entre eux des disputes sanglantes. Leurs maitres ne sont guère mieux éduqués qu'eux. Les bouchers et les charcutiers, au contraire jouissent d'une bonne santé ; ils ne s'adonnent pas à l'ivrognerie; ils aiment les fêtes, les spectacles; ils sont très unis entre eux; la plupart soustraient à leurs maîtres les issues qu'ils vendent à leur profit. Les garçons marchands de vin sont grossiers et infidèles. Les restaurateurs et limonadiers sont de nature efféminée. Dans le bâtiment, qui comprend 24,148 ouvriers, les tailleurs de pierre, menuisiers, serruriers, peintres sont au nombre des ouvriers. les plus industrieux, mais aussi ils sont plus exigeants que les autres et prompts à former des coalitions. Ils sont vigoureux et sains. Cependant les peintres sont exposés à la colique. Les tailleurs de pierre, charpentiers et marbriers frayent peu avec les autres ouvriers. Les tailleurs de pierre viennent du Calvados et de la Manche en été ; les maçons, de la Creuse et de la Haute-Vienne. Ce sont d'honnêtes gens qui retournent au pays l'hiver; ceux qui restent à Paris en hiver sont en général mauvais sujets. Les serruriers et les menuisiers, quoiqu'il y en ait de très rangés, passent pour être ivrognes, voleurs et débauchés; ils cherchent à s'instruire surtout dans le dessin. Le préfet accuse aussi les peintres d'ivrognerie et de débauche, quoiqu'ils affectent, dit-il, la politesse et une fausse instruction. C'est dans l'ordre du bâtiment, ajoute-t-il, que s'est maintenu surtout le compagnonnage, lequel est interdit. (Nous en parlerons plus loin.)

Dans le troisième ordre, celui de la toilette, le préfet classe 17,806 ouvriers, sans compter, dit-il, beaucoup d'ouvriers à façon qui, quoique pourvus de patente, travaillent pour des marchands quand ils ne sont pas occupés pour leur compte, et beaucoup d'apprentis. Bottiers, chapeliers, gantiers sont des ouvriers très adroits. Dans la chapellerie les appareilleurs sont des gens doux et honnêtes; les fondeurs sont vicieux, débauchés, querelleurs, toujours disposés à la coalition et au trouble. « Si les charpentiers s'insurgent, dit le préfet, c'est avec calme; les chapeliers, c'est avec turbulence. » Ceux qui

sont affiliés au compagnonnage sont les plus honnêtes. Les cordonniers sont de pauvres hères, comme leurs maîtres d'ailleurs, ne faisant pas par jour plus d'une paire et demie, au prix de 25 sous la paire; il y en a qui ne peuvent acheter qu'au jour le jour la chandelle qui éclaire deux travailleurs. Ils sont malpropres, ivrognes, crapuleux dans la débauche; beaucoup ont des maladies vénériennes ou sont phtisiques et ne parviennent pas à la cinquantaine. Les bottiers sont à tous égards beaucoup mieux ; ils fréquentent les spectacles.

Le quatrième ordre, celui du meuble, comprend 5,158 ouvriers; les femmes, qui occupent une grande place dans cette industrie, ne sont pas comprises dans ce nombre. Travailleurs adroits, doués de goût, mais donnant aujourd'hui trop dans la camelote; ils sont d'une société assez bonne et d'une moralité suffisante. Les vanniers cependant se trouvent, à cause de l'humidité, dans une condition insalubre: <«< un vieux vannier est presque un phénomène ».

Dans l'ordre du transport (3,341 ouvriers), le préfet ne signale rien de particulier, sinon que les bourreliers sont enclins à l'ivrognerie. Parmi les ouvriers en bois (6o ordre : 1,112 ouvriers), les tourneurs sont dits misérables et malpropres ; les tonneliers brutaux, querelleurs, buveurs.

Les métaux (7 ordre) occupent 11,258 ouvriers, non compris le nombre très grand d'apprentis et d'ouvriers en chambre et les jaseronistes (artisans qui fabriquent une espèce de chaîne dite jaseron et dont beaucoup n'étaient pas patentés). Les bijoutiers, joailliers, orfèvres, ciseleurs ont, dit le préfet, une « supériorité universelle »; ceux des grandes fabriques « étonnent par la beauté et le fini de leur travail ». « On ne peut, présenter tous ces ouvriers sous un rapport politique plus favorable qu'en disant que malgré la stagnation des affaires (le préfet fait allusion à la crise), il n'y a eu parmi eux aucune proposition incendiaire ou dangereuse. » Cependant il les peint de couleurs différentes : les chaudronniers sont avares; les tourneurs, les cloutiers sont brutaux et difficiles à vivre; les orfèvres, bijoutiers, ciseleurs ont un amour-propre exagéré; ils se dédaignent réciproquement et ne frayent pas ensemble dans les mêmes cafés et les mêmes garnis. Les joailliers et les lapidaires sont particulièrement hautains; les bijoutiers ne se recommandent pas par leurs mœurs ; les orfèvres sont plus distingués.

Le huitième ordre est celui des textiles, 3,218 ouvriers; les « tissutiers » sont d'une inconstance presque ridicule; infidèles et turbulents, ils seraient très portés à la coalition si les règlements de fabrique ne les contenaient. Les fileurs sont misérables; l'ivrognerie et le vol sont fréquents chez eux ; chez les rubaniers aussi.

Dans les cuirs et peaux (9 ordre: 1,993 ouvriers), le préfet distingue les tanneurs, qui sont en général honnêtes, et les corroyeurs, qui sont

affiliés à un compagnonnage et dont il dénonce l'ivrognerie et la débauche.

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Le dixième ordre est celui de l'imprimerie et de la papeterie : 4,467 ouvriers. Le préfet ne les ménage pas. Il n'existe pas d'ouvriers plus insubordonnés que les imprimeurs en lettres. « Ils se livrent à une débauche effrénée, si bien que peu dépassent quarante-cinq ans. » Il les accuse de vices anti-sociaux, de crapule, de brutalité, de vol à l'atelier. 1 Lorsque, par hasard il se trouve un homme de bonnes mœurs, il doit s'attendre à de mauvais traitements tels qu'il doit renoncer à cet état. » Le onzième ordre, vases et cristaux, se compose de 1,475 ouvriers qui sont en général assez honnêtes, bien que les porcelainiers aient peu de conduite.

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Les classes isolées, sur lesquelles le rapport insiste peu, comprenaient en outre, avons-nous dit, 2.701 personnes.

Il ne faut pas prendre absolument à la lettre ces portraits tracés par le préfet. Il considérait les groupes au point de vue particulier de la police et il les jugeait sur les renseignements que ses agents lui procuraient. Toutefois, comme ces renseignements n'étaient pas destinés à la publicité, ils ont un cachet de sincérité qui inspire une certaine confiance: c'est un panorama pris sur le vif et vu sur un certain angle le plus complet que nous ayons pour Paris à cette époque. 2

De la condition des ouvriers dans l'Orne et à Nîmes. Les éléments d'un tableau semblable n'existent pas pour les autres villes, et s'ils existaient, il serait bien difficile d'en condenser les traits dans une courte description; car les conditions d'existence étaient diverses. La situation générale n'était pas brillante en province. Des témoignages contemporains, nous extrayons, à titre d'exemple, le portrait de l'ouvrier dans deux régions éloignées l'une de l'autre l'Orne et Nimes.

Dans l'Orne, c'est surtout la condition du paysan que décrit l'annuaire du département en 1809. Les habitations sont en général insalubres. sans autre ouverture que la porte, basses, humides. Les habitants se

1. « Et il se trouve, ajoute-t-il, des imprimeurs pour leur acheter les caractères volés. »

2. Nous avons donné plus haut (même chapitre, p. 501 et 502), les salaires des principales professions de ces groupes. Il n'est pas sans intérêtd'y ajouter le nombre des ouvriers. Dans le premier ordre il y avait 2,550 boulangers inscrits à la préfecture de police à Paris et en tout 4,621 boulangers, 3,623 garçons marchands de vin, 1,566 garçons restaurateurs, 1,260 bouchers, 1,183 épiciers, etc. Dans le second ordre, 5,315 maçons, 4,383 menuisiers, 4,231 serruriers, 1,835 charpentiers, 1,784 tailleurs de pierre, 1,710 peintres, 1,200 terrassiers, etc. Dans le troisième ordre, 6,960 cordonniers, 3,704 tailleurs, 2,460 perruquiers et coiffeurs, 1.912 chapeliers, etc. Dans le quatrième ordre, 1,845 ébénistes, etc. Dans le cinquième, 1,327 carrossiers et selliers. Dans le septième, 1,871 bijoutiers, etc. Dans aucune autre profession le nombre des ouvriers n'atteignait mille. - La pièce se trouve aux Archives nationales, F12 502.

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nourrissent de pain et de crêpes de sarrazin ; au déjeuner, le pain et le beurre ; au dîner, la soupe et des légumes, souvent des châtaignes; la plupart boivent de l'eau ; les plus aisés consomment du poiré et du lard; aux grandes fêtes seulement, le boeuf paraît sur les tables. Ils tissent eux-mêmes leurs toiles pour l'été et leurs lainages pour l'hiver. Ils ont une casaque en peau de bique, des guêtres de toile, des sabots; ils ne portent de chapeau que l'été. Leur mobilier est très sommaire; ils couchent tous dans la même chambre. Ils sont moqueurs, superstitieux, libertins; on voit beaucoup de filles-mères. Le portrait n'est pas flatteur; toutefois l'auteur ajoute que la situation est bien meilleure à c'est et au sud du département qu'au nord et à l'ouest.

A Nîmes, sous le Consulat, l'auteur de la Topographie de la ville et de sa banlieue fait des 40.000 habitants quatre groupes le premier riche, le second d'honnête médiocrité, le troisième de bons artisans, le quatrième d'artisans misérables. Dans les deux derniers groupes les femmes sont fécondes, mais les enfants sont très mal soignés ; des maladies, telles que la gale, sont fréquentes. « Les artisans relégués dans les faubourgs, à l'exception des brodeuses de bas, des cardeurs de filoselle, et des ouvriers que le genre de leur industrie rapproche davantage des besoins journaliers des citoyens, qu'on trouve indistinctement dans tous ces quartiers de la ville, sont généralement logés à l'étroit dans les lieux les moins commodes, les plus mal exposés, les moins bien aérés, les plus insalubres. Souvent la réunion de plusieurs individus, la malpropreté surajoutent à toutes les circonstances si défavorables de leurs logements. Les uns sont placés dans des rezde-chaussée humides, sombres. » 1

Le compagnonnage. Malgré la formation de quelques sociétés de secours mutuels, les ouvriers sédentaires restèrent en général dans l'isolement. Les ouvriers nomades reformèrent secrètement les associations de compagnonnage, que sous le nouveau régime comme sous l'ancien, la loi condamnait, mais qu'elle était dans l'impuissance d'atteindre.

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Le compagnonnage était une institution dont l'origine remontait aux temps du moyen-âge; nous l'avons décrit 3. Nous devons en rappeler les principaux traits, puisqu'il subsistait; n'ayant jamais eu d'existence légale, il n'avait pas pu être atteint par les lois qui supprimaient les institutions du passé. Suivant la tradition populaire le compagnonnage aurait remonté à la construction du temple de Salomon; en réalité, nous savons qu'on commence à connaître son existence dans le cours du xve siècle, sans qu'il soit possible d'assigner

1. Topographie de la ville de Nimes et de sa banlieue, par le citoyen JEAN-César VINCENT, 1 vol. in-4, 1802.

2. Art. 2 de la loi du 14 juin 1791. Art. 291 du Code pénal. 3. Hist. des classes ouvrières de l'industrie avant 1789.

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