Page images
PDF
EPUB

loin des regards de l'histoire. A l'époque où les ouvriers commençaient à aller travailler de ville en ville, ils avaient senti le besoin de s'unir pour se protéger mutuellement sur les routes, se procurer du travail et des secours, et ils avaient imaginé des formes mystérieuses d'initiation et de reconnaissance, afin de pouvoir distinguer leurs frères de là, le compagnonnage et ses pratiques bizarres. Les ouvriers du bâtiment, tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, serruriers, avaient sans doute les premiers formé des associations de ce genre auxquelles avaient été affiliés dans la suite divers métiers, tanneurs, chapeliers, forgerons, cordonniers, selliers, etc. ; il y avait, à l'époque de la Révolution, une trentaine de métiers enrôlés dans le compagnonnage.

2

Les compagnons fréquentaient surtout le centre et le midi du royaume. Dans les villes où ils séjournaient le plus souvent et qu'ils désignaient sous le nom de villes du Tour de France, ils avaient leur auberge particulière où ils étaient reçus à leur arrivée, et hébergés jusqu'à ce que l'association ait pu leur procurer du travail. La femme qui tenait l'auberge s'appelait « la mère »; les compagnons étaient <«< ses enfants » ; ils devaient à la mère le respect, comme elle leur devait ses soins. C'est chez elle que logeaient et mangeaient d'ordinaire les compagnons; c'est chez elle qu'ils tenaient, le premier dimanche de chaque mois, les assemblées dans lesquelles on payait la cotisation et on discutait les questions d'intérêt commun. Tous les ans, on célébrait la fête patronale: le matin, on entendait la messe ; le soir, on donnait un banquet et un bal; dans la journée, on élisait les dignitaires, le « premier compagnon » qui avait la haute main sur les affaires de la société, et le « rouleur » ou rôleur, chargé de convo quer les membres pour les assemblées, de tenir le registre des compagnons arrivant et partant, de conduire les nouveaux venus chez le patron qui leur était désigné, de « lever l'acquit » de ceux qui étaient sur le point de partir, c'est-à-dire de s'assurer qu'ils ne laissaient derrière eux aucune dette chez le patron ni chez la mère. Les compagnons, en effet, se surveillaient entre eux ; ils ne devaient pas tolérer des actes déshonorants pour le corps; ils prononçaient des amendes contre qui manquait aux devoirs ou aux rites.

1. Voir l'ouvrage spécial que M. MARTIN SAINT-LÉON a consacré à cette question: le Compagnonnage, et E. LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789. Voir particulièrement le rôle des compagnons menuisiers de Mâcon au XVIIIe siècle.

2. Les principales villes du Tour de France étaient Paris, Auxerre, Chalon-surSaône, Lyon, Clermont-Ferrand, Avignon, Marseille, Nîmes, Béziers, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, la Rochelle, Angoulême, Nantes, Angers, Saumur, Tours, Orléans.

Le travail faisait-il défaut dans la ville, le premier compagnon ordonnait de partir à ceux qui avaient déjà fait le plus long séjour; le travail était-il demandé dans une autre ville, il y envoyait des ouvriers. Un compagnon tombait-il malade, il était soigné chez la mère, ou s'il avait un autre domicile, un compagnon était désigné pour veiller à son chevet et le rouleur venait de temps à autre le visiter à son domicile ou à l'hôpital; on lui donnait même, au besoin, une subvention de quelques sous par jour. A ceux qu'une cause légitime avait empêchés de faire. des économies, on prêtait de l'argent pour se rendre d'une ville à une autre. On faisait la «< conduite » à ceux qui partaient, c'est-à-dire qu'on les accompagnait jusqu'à une certaine distance de la ville et que chacun leur adressait ses adieux. Quand un compagnon venait à mourir, tous les membres de l'association étaient tenus d'assister aux funérailles dont ils payaient les frais, et sur la tombe on prononçait l'éloge funèbre du mort. C'était le bon côté du compagnonnage, la raison sérieuse et ancienne de son existence; malgré quelques formes surannées qui détonnaient avec la liberté du travail, ces pratiques d'assistance mutuelle étaient encore utiles.

Quoique entachée d'une certaine brutalité de mœurs, c'était une association de gens honnêtes; elle proscrivait les voleurs, elle tenait à l'écart les mauvais ouvriers. Dans son rapport du 1er mars 1807, le préfet de police, tout en signalant la turbulence des compagnons, rend justice à leur probité. « Le compagnonnage, dit-il, favoriserait de fréquentes coalitions s'il n'était contenu par une grande surveillance, mais aussi il est d'une grande utilité pour les ouvriers malheureux; il a encore cela d'avantageux qu'il repousse les hommes immoraux. Il est rare de voir un voleur ou un ouvrier sans conduite sous les lois du compagnon du devoir. » 1

[ocr errors]

L'initiation s'enveloppait, comme dans la franc-maçonnerie, de formes bizarres, qui si elles avaient eu parfois quelque opportunité à l'origine, n'avaient plus de raison d'être dans un siècle éclairé. Dans certains rites, quand deux compagnons se rencontraient sur une route: «< Tope!» criait de loin celui qui le premier apercevait l'autre. «Tope », répondait le second. « Quelle vocation? » --<<< Charpentier; et vous, le Pays? « Tailleur de pierre. » << Compagnon ? »... et la conversation ne s'engageait qu'après que les deux interlocuteurs avaient épuisé le formulaire et les signes de reconnaissance. Malheur à celui qui se trompait ou ne répondait pas suivant le rite; on ne le reconnaissait pas et il risquait d'être traité en ennemi. Ces exigences rappelaient le formalisme juridique des premiers Romains. Chacun des actes les plus simples avait ainsi sa forme con

[ocr errors]

1. Arch. nationales, F12 502.

venue et obligatoire; il fallait prendre son verre de telle manière, boire de telle autre, placer ses rubans de telle façon. Dans la conduite et dans les enterrements, le cérémonial réglait minutieusement toutes choses la manière de poser les pieds en s'embrassant, les hurlements que chacun devait pousser dans les compagnonnages où le hurlement était d'usage. Sur le cercueil on plaçait deux cannes en croix, puis le compas, l'équerre et les couleurs du défunt; les compagnons, le crêpe au bras, la canne à la main, suivaient sur deux files. Quand l'éloge funèbre avait été prononcé, les hurlements poussés, le corps descendu dans la fosse, on plaçait sur la terre les deux cannes en croix, et tous les compagnons venaient successivement, deux à deux; mettant, avec un mouvement déterminé, un pied dans chaque angle, ils s'embrassaient; quelquefois un compagnon descendait lui-même dans la fosse, se couchait sur la bière, et recouvert du drap mortuaire, poussait trois hurlements.

Le moindre manquement aux rites et les rites différaient d'un corps à l'autre — entraînait des amendes, et les amendes se dépensaient d'ordinaire au cabaret. On s'y rendait après chaque cérémonie, de sorte qu'au temps employé pour un motif légitime s'ajoutaient presque toujours du temps et de l'argent perdus en plaisirs. Mais l'homme aime le mystère qui semble grandir à ses yeux les choses les plus ordinaires et qui donne de l'importance à l'initié. Quand au mystère se joignaient le plaisir et l'utilité, l'ouvrier était facilement séduit par ce triple attrait.

Aussi fallait-il acheter par un noviciat plus ou moins long le titre de compagnon, et les compagnons reçus faisaient-ils rudement sentir aux aspirants leur supériorité. Dans certaines sociétés ils les désignaient sous le nom de « renards ». Des compagnons se faisaient un mérite de vexer de mille manières les renards, qui devaient tout supporter sans mot dire. Tel prenait pour surnom « l'Effroi des renards » et s'appliquait à justifier ce titre. Au chantier, les compagnons toléraient rarement les renards auprès d'eux ; ils gardaient pour eux l'ouvrage le meilleur, le travail de ville, envoyaient « les renards aux broussailles », c'est-àdire dans les faubourgs et dans les campagnes voisines. Chez la mère, ils ne permettaient aux aspirants ni de coucher dans la même chambre qu'eux, ni de s'asseoir à la même table, ni de danser à côté d'eux au bal. Ils exigeaient d'eux des services souvents humiliants : « Renard, cire mes bottes »; « Renard, remplis mon verre », et il fallait que le renard obéit. Si un aspirant essayait de pénétrer dans l'assemblée des compagnons et de surprendre le secret de l'initiation, il était roué de coups et exclu à jamais. La vanité des distinctions et l'orgueil aristocratique n'étaient pas moins fortement empreints dans l'esprit des classes ouvrières que dans celui des classes nobles. La nature en a déposé dans toute âme humaine les germes, qui portent leurs fruits

partout où la loi n'est pas assez forte ou assez vigilante pour défendre la liberté contre l'oppression. C'étaient là quelques-uns des mauvais. côtés du compagnonnage, et ce n'étaient pas ceux qui plaisaient le

moins aux ouvriers.

་་

Il y avait plusieurs associations de compagnonnage, distinctes et rivales. Les Enfants de Salomon ou Devoir de liberté prétendaient être les plus anciens. Le fondateur de leur société, disaient-ils, était Hiram, architecte de Salomon, qui avait été assassiné dans le temple par trois traîtres auxquels il refusait de livrer le secret du compagnonnage. Le groupe le plus ancien était celui des tailleurs de pierre, qui se qualifiaient de « Compagnons étrangers » ou de « Loups », et formaient deux. degrés, celui des « jeunes hommes » et celui des « compagnons », ayant chacun son président; ils se désignaient entre eux sous le nom de <«< Liberté »; ils portaient dans les cérémonies la canne et se paraient d'une grande quantité de rubans, surtout les compagnons. Les deux autres groupes étaient celui des « Menuisiers du Devoir de liberté » ou « Gavots » et celui des « Serruriers du devoir de liberté » ; les menuisiers formaient le groupe le plus nombreux. Les Enfants de Salomon avaient l'orgueil de leur prétendue ancienneté. Ils n'admettaient pas d'autres métiers à la participation de leurs mystères et ne comptaient, par conséquent, qu'un nombre restreint d'adhérents; mais comme ils accueillaient indistinctement les ouvriers de toute religion, ils trouvaient à se recruter en grande partie parmi les protestants du Midi. 2

1

Les Enfants de maître Jacques ou « Compagnons du Devoir », au contraire, ne recevaient que des catholiques. Maître Jacques, suivant la tradition, était un collègue d'Hiram, qui après l'achèvement du Temple, était revenu dans la Provence, sa patrie. Maître Soubise, jaloux de son talent, voulut le faire tuer. Maître Jacques avait échappé une première fois aux assassins en se réfugiant dans un marais où des joncs l'avaient soutenu : c'est en mémoire de cet événement que les compagnons portaient la canne de jonc. Il fut moins heureux la seconde fois. Surpris pendant qu'il faisait sa prière à Sainte-Baume, il périt. Ses compagnons recueillirent ses dernières paroles, l'enterrèrent avec le cérémonial qui s'observe depuis aux funérailles et mirent précieusement dans un coffre ses habits qu'ils se partagèrent, quand après la destruction du temple il fallut se séparer aux tailleurs de pierre sa

1. Postérieurement au premier Empire, peut-être sous le règne de Louis-Philippe, des charpentiers, aspirants du Père Soubise, irrités, dit-on, des traitements qu'on leur faisait endurer, vinrent s'affilier au Devoir de liberté; on les désigna sous le nom d'Indiens parce qu'ils prétendaient descendre du Père indien qui aurait travaillé au temple de Salomon.

2. Deux autres métiers devinrent plus tard Enfants de Salomon: les tonneliers foudriers en 1839 et les cordonniers en 1845.

tunique, aux chapeliers son chapeau, etc. Quant au traître Soubise, il avait été se précipiter dans un puits. Les disciples de maître Jacques, qui se composaient d'abord de tailleurs de pierre, de menuisiers et de serruriers, restèrent fidèles au devoir que leur avait tracé le maître mourant et prirent le nom de Compagnons du devoir, ou Dévoirants. 1 Ils se montrèrent à certains égards plus hospitaliers que les enfants de Salomon ce sont eux qui, en 1789, comptaient vingt-six métiers dans leur affiliation. Les plus anciens étaient les tailleurs de pierre, dits << Compagnons passants » ou « Loups-garous », divisés en «< aspirants »> et en « compagnons »; les charpentiers de hautes futaies, dits « Enfants de Soubise »; les menuisiers, dits « Dévorants » ou « Chiens » ; les serruriers; puis venaient les tanneurs, les teinturiers, les cordiers, les vanniers, les chapeliers initiés durant le moyen âge, les blanchers chamoiseurs, les fondeurs, les épingliers, les forgerons, les tondeurs de drap, les tourneurs, les vitriers, les selliers, les poêliers, les doreurs, les couteliers, les ferblantiers, les bourreliers, les charrons, les couvreurs, les plâtriers dont l'admission datait des trois derniers siècles. A ce groupe se rattachaient, en outre, les toiliers, les maréchaux ferrants initiés en 1795, les sabotiers, les cordonniers, les boulangers que les autres corps ne reconnaissaient pas pour frères, et d'autre part, le groupe important des « Compagnons passants charpentiers », enfants du père Soubise, qui se qualifiaient de « Dévoirants » ou de « Bons drilles ».

La concorde était loin de régner dans le compagnonnage. Les deux grandes associations étaient en hostilité permanente, et comme elles se rencontraient dans les mêmes chantiers, les occasions de lutte étaient fréquentes entre tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, serruriers. Ils ne se toléraient guère réciproquement ni dans le même atelier ni dans la même ville, et la place restait aux plus forts. Ils se querellaient sur le mérite relatif des fondateurs imaginaires de leur société, se traitaient réciproquement d'incapables. Le temps, accumulant les griefs, ne faisait qu'aviver des haines que fomentait une apparence d'intérêt personnel.

2

Il y avait dans le sein même du Devoir de maître Jacques des querelles souvent sanglantes, nées le plus souvent de causes futiles. Les charpentiers faisaient la guerre aux tanneurs parce que ceux-ci, plus jeunes qu'eux, paraît-il, dans le Devoir, portaient les rubans comme eux. Au xviie siècle, un menuisier félon avait vendu aux toiliers le secret du Devoir; plusieurs métiers, et entre autres les menuisiers,

1. Les menuisiers portent particulièrement ce nom; les gavots, leurs ennemis, les appelaient dévorants.

2. Excepté à Paris, où tous les tailleurs de pierre travaillaient dans les mêmes chantiers, et où les Enfants de Salomon occupaient la rive droite, les Compagnons de liberté la rive gauche.

« PreviousContinue »