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refusèrent constamment d'admettre ces derniers à cause de leur origine impure de là des rixes.

Les ouvriers qui comprenaient mal les principes économiques de la Révolution et qui voyaient le nouveau régime proscrire, comme avait fait l'ancien, leurs associations, conservèrent le compagnonnage avec ses qualités et ses défauts, tel que le passé le leur avait transmis. Leurs réunions, quelque peu déconcertées par la loi du 2-17 juin 1791, subsistaient dans l'ombre; car c'est pendant la période révolutionnaire que paraissent avoir été initiés les maréchaux ferrants et les plâtriers. 1 Quand le travail reprit son activité, les ouvriers, dont on ne s'occupait que dans un intérêt de simple police, resserrèrent les liens d'une institution qui leur était chère, et le compagnonnage refleurit.

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Il continua à porter ses fruits, les mauvais comme les bons. Les distinctions aristocratiques restèrent aussi marquées que par le passé. Dans quelques métiers même, elles devinrent plus profondes; ainsi les Gavots, non contents d'avoir des aspirants ou affiliés et des compagnons, établirent encore, en 1803-1804, une hiérarchie parmi les compagnons, qu'ils classèrent en reçus, finis et initiés; les initiés seuls pouvant obtenir le titre de dignitaire. Les luttes ne furent ni moins fréquentes ni moins acharnées. En 1801, une rixe eut lieu à Nantes à propos de la fête patronale dans laquelle les tanneurs avaient déployé leurs couleurs; malgré les mesures du préfet qui s'arma de la loi de 1791, les troubles recommencèrent l'année suivante. En 1804 et en 1806, la même ville fut le théâtre de luttes sanglantes, une fois entre les maréchaux-ferrants et les forgerons qui ne voulaient pas reconnaître les premiers pour leurs enfants, une autre fois entre les menuisiers et les couvreurs qui entretenaient aussi une haine héréditaire. 2 Les cordonniers avaient autrefois fait partie du compagnonnage ; ils s'en étaient retirés au XVIIe siècle et ils désiraient y rentrer. Un dimanche de l'année 1808, un tanneur qui était attablé dans un cabaret avec trois cordonniers, se trouvant échauffé par le vin, leur révéla le secret du Devoir. C'était un jour d'assemblée. Un des cordonniers se hasarde, pendant que ses camarades gardent le tanneur comme otage, se présente à l'assemblée, donne exactement tous les signes de reconnaissance, et est accueilli comme un frère ; puis, certain de posséder véritablement le secret, il initie à son tour les cordonniers, et bientôt le mystère est répandu dans toute la France. Les tanneurs l'apprennent. Indignés de cette trahison, ils se donnent de toutes parts rendez-vous à Angoulême où les cordonniers étaient en assez grand nombre et recevaient chaque jour des renforts. Là s'engagea une bataille qui dura huit jours; il y eut des blessés et des

1. En 1795 et en 1797. Voir AG. PERDIGUIER, le Livre du Compagnonnage. 2. Voir SIMON, le Compagnonnage.

morts. La troupe dut intervenir, et la justice, qui fut saisie de l'affaire, prononça plusieurs condamnations, quelques-unes à vingt ans de galėres. La haine persista plus de quarante ans. 1

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Il y eut des luttes plus pacifiques, mais non moins contraires à l'esprit de liberté. En 1804, les Gavots et les Dévoirants étaient en rivalité à Montpellier. Ils résolurent de « jouer la ville », c'est-à-dire d'ouvrir un concours à la suite duquel le monopole de la place appartiendrait à celle des deux sociétés qui aurait remporté le prix. Les concurrents devaient en un temps fixé faire une chaire. Chaque parti appela ses meilleurs artistes. Le délai expiré, les Dévoirants présentèrent une chaire faite sans colle ni chevilles; les Gavots n'avaient pas terminé, mais leur travail inachevé était une œuvre d'art. Chacun prétendit au prix et chanta sa victoire :

Compagnons, unissons nos voix ;
Chantons, que l'écho retentisse;
Nous sommes encore une fois
Les vainqueurs, malgré l'injustice
De maître Jacques les suppôts;
Ils ont tout fait, vous pouvez croire,
Pour arracher à nos Gavots

Les palmes sacrées de la gloire. 3

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D'autres fois le vaincu avouait sa défaite. En 1808, les serruriers jouèrent Marseille et proposèrent comme sujet de chef-d'œuvre une serrure. On tint enfermés les deux concurrents plusieurs mois. Les délais expirés, le Dévoirant présenta une magnifique serrure; le Gavot avait employé tout son temps à faire une collection d'outils parfaits, sans avoir même commencé la serrure. Les Gavots quittèrent la place; mais comme ils soupçonnaient leur champion de s'être vendu à leurs ennemis, ils le poursuivirent de leur haine. *

En 1806, en Indre-et-Loire, un ouvrier qui refusait de s'enrôler était assassiné. A Chalon-sur-Saône des désordres se renouvelaient à plusieurs reprises; en 1807, à Chartres une rixe sanglante éclatait entre compagnons du Devoir et cordonniers; à Lyon, c'étaient des ma

1. Tous les historiens du compagnonnage ne racontent pas de la même manière la surprise de l'initiation par les cordonniers. D'après d'autres, un manuscrit des rites de l'ancien Devoir des cordonniers étant par hasard tombé aux mains d'un cordonnier, celui-ci s'en servit pour se faire recevoir compagnon dans le Devoir des tanneurs dont le rite était semblable et ensuite initia plusieurs de ses camarades. En tout cas, il est certain que la haine des deux compagnonnages dura longtemps et eut de fàcheux effets.

2. Les ouvriers qui faisaient ces chefs-d'œuvre étaient plus que des ouvriers ordinaires. A. Perdiguier nous apprend que, parmi les cinq qui ont travaillé à ces chaires, deux sont devenus architectes, un médecin, un auteur, un s'est établi menuisier.

3. A. Perdiguier, Question vitale sur le compagnonnage, p. 11. 4. SIMON, le Compagnonnage.

nifestations dans les rues, et des arrêtés « qui font loi pour eux et auxquels souvent ils ont obligé les maîtres de se conformer », disaient les patrons; à Bordeaux, en 1809, un charpentier était assassiné par des cordonniers.

De tels faits semblent appartenir à l'histoire d'un autre âge et montrent quels progrès avaient encore à faire les mœurs de la classe ouvrière pour se mettre en harmonie avec les institutions modernes.

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Le compagnonnage se tenait au contraire dans son rôle économique quand à Nantes et à la Rochelle les compagnons se concertaient pour faire monter le salaire de 4 fr. 50 à 6 francs.

La police impériale s'occupa à plusieurs reprises du compagnonnage. En l'an XII, le préfet de Maine-et-Loire essaya de mettre fin aux rixes journalières» des compagnons du Devoir et des Gavots et de leur enlever la direction des ouvriers en créant à Angers un bureau officiel de placement, investi du monopole de cette fonction. 1

Les administrateurs tantôt sévissaient, comme le prescrivait le comte Pelet de la Lozère, chef du deuxième arrondissement de police générale; tantôt ils étaient, comme le comte Réal, chef du premier arrondissement, d'avis de tolérer jusqu'à un certain point. « Désespérant, disait ce dernier en 1813, de les attaquer avec fruit dans leur essence, je me borne à prévenir leurs excès autant que cela dépend de moi.

Attitude de l'Empire à l'égard de la classe ouvrière. - La Révolution avait tracé, sans les exécuter, de pompeux programmes pour l'amélioration du peuple. Le Consulat, préoccupé de fonder l'ordre dans la société, n'oublia pas les classes inférieures, foyer permanent d'agitation; mais il songea surtout à prévenir les désordres extérieurs, à subordonner les salariés, à organiser la distribution des secours, sans porter résolument le remède aux sources mêmes du mal. Ce n'est pas que Napoléon fût indifférent au sentiment des masses. Il tenait au contraire à se montrer soucieux de leur bonheur, et quand il rédigeait, du fond de la Pologne, l'exposé de la situation de l'Empire en 1806, il avait soin d'y insérer quelques mots à leur adresse. « Sa pensée a tout animé, écrivait-il; pendant qu'il visitait la tente du soldat dressée sur les neiges de la Lithuanie, son regard veillait en France sur la chaumière du pauvre, sur l'atelier du fabricant ». 3 Mais, au commencement du xix siècle, les esprits étaient fatigués de théories aventureuses et les idées, comme les intérêts, étaient tournées vers le repos. Les ouvriers

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1. Les préfets d'Eure-et-Loir et de Loir-et-Cher prirent à la même époque des arrêtés pour interdire des assemblées de compagnons : Voir le Compagnonnage, par M. LÉON DE SAINT-MARTIN, qui a extrait les renseignements à ce sujet des Archives, nationales, F 4236.

2. La police sévissait presque toujours quand il y avait coalition ou bataille. 3. Voir Corresp. de Napoléon, t. XV.

n'étaient pas encore assez instruits pour discuter sérieusement leurs intérêts et les classes éclairées portaient ailleurs leur attention et leurs études. Napoléon suivit en cette matière la tendance de son temps.

Il ne faut pas d'ailleurs porter un jugement général, à cette époque non plus qu'à aucune autre, sur les mœurs de la classe ouvrière et sur son attitude à l'égard des patrons, d'après la population parisienne ou d'après le compagnonnage. Ce n'étaient que des minorités, plus en vue et plus turbulentes que la grande masse des salariés qui, dans les villes de moindre importance et dans les campagnes, vivaient plus près de leurs maîtres et qui avaient conservé en partie leurs habitudes du passé.Quand en 1805 le ministre consulta la chambre de commerce d'Orléans, celle-ci répondit : « Les ouvriers sont bons, reconnaissants même des secours qu'on leur donne parfois. Ils n'ont guère l'usage du livret. Le vin étant à bas prix, ils perdent des journées entières au cabaret... Les manufactures occupent plus des deux tiers de la population de 45,000 âmes; plus du tiers a besoin du secours de la charité pour peu que les travaux se ralentissent. » 1

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Le Mont-de-Piété. Pendant la période révolutionnaire, le Montde Piété de Paris, créé par Necker en 1777, avait cessé ses opérations; 2 puis il les avait reprises afin de lutter contre les abus des prêteurs privés, « abus d'autant plus révoltants, disait un document contemporain, qu'ils naissent de la cupidité, de la mauvaise foi de la plupart de ceux qui s'y livrent, et dont le Trésor public et les citoyens malaisés sont souvent la victime ». Les abus avaient persisté ; le défaut d'une bonne police, la ruine du crédit, la fièvre de jouissances qui avait saisi la société sous le Directoire devaient le faire prévoir.

A peine le Consulat fut-il établi que le bureau des améliorations dénonça dans un style emphatique les prêteurs sur gages. « Un abus existe au sein de ce département. La morale publique l'a attaqué, les négociants en ont sollicité la suppression, les pauvres l'ont dénoncé, l'autorité a essayé de le frapper; de toutes parts encore l'opinion le poursuit ; il a étouffé la voix de la morale, du commerce et de l'indigence; il a bravé l'autorité, il a méprisé l'opinion publique... Tant d'audace vous annonce assez quel est cet ennemi public. Il n'est autre que les maisons de prêt, c'est-à-dire les maisons d'usure... Des usuriers sont ceux qui, après avoir exigé pour sûreté de leur prêt une valeur supérieure au prêt même, se font payer et perçoivent, sans

1. Le Commerce et l'industrie à Orléans en 1805, publié dans le Bulletin de la chambre de commerce d'Orléans, 1898.

2. En l'an IV.

3. En l'an V.

4. Voir BLAIZE, des Monts-de-Piété et des banques de prêt sur gage, t. I, p. 183, édit. de 1859.

avoir couru, ni pouvoir courir jamais aucune espèce de risque, 50, 60, 72 et mème 96 pour 100. » 1

La question fut mise à l'étude. Un gouvernement tel que celui du premier consul eût pu prendre des mesures de police qu'il eût su faire exécuter. Il aima mieux supprimer les prêteurs que les surveiller, et sur le rapport de Regnault de Saint-Jean-d'Angely, fut rendue une loi qui déclarait « qu'aucune maison de prêt sur nantissement ne pourrait être établie qu'au profit des pauvres et avec l'autorisation du gouvernement. » 2 Ce ne fut assurément pas la plus regrettable des pertes qu'ait faites la liberté de l'industrie; mais elle constituait au moins une singulière anomalie, car la loi du 16 pluviòse an XII subordonnait au bon plaisir de l'administration l'exercice habituel du prêt sur gage que le Code civil mettait au nombre des contrats licites. 3

Assistance et mendicité. Le Directoire avait créé les bureaux de bienfaisance et leur avait procuré quelques revenus. Le Consulat adopta cette utile institution, ne modifia que les détails incompatibles avec la nouvelle administration,et s'appliqua à augmenter leur budget en leur rendant les biens qui, avant 1789, avaient appartenu à des établissements de charité. Il agit de même à l'égard des hôpitaux et des hospices, il facilita les donations. Chaptal, pendant son ministère, institua un conseil général de l'administration des hospices et hôpitaux de Paris, réforma l'organisation de l'Hôtel-Dieu qu'il avait trouvé dans un état lamentable et celle de la Salpêtrière, fonda une boulan

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1. BLAIZE, op. cit., t. I, p. 187.

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2. Loi des 16-26 pluviôse an XII (6 février 1804). 3. Code civil, art. 2071-2083.

4. Décret du 12 juillet 1807. Bonaparte donnait lui-même de l'argent sur les fonds du budget. « Il serait nécessaire, écrivait-il en 1802, que vous ordonnassiez qu'indépendamment des 100.000 francs que le ministre de l'intérieur donne par mois aux comités de bienfaisance, on y joignît 25.000 francs d'extraordinaire pour distribuer du bois ; et si le froid revenait, il faudrait, comme en 89, faire allumer du feu dans les églises et autres établissements pour chauffer beaucoup de monde. » Lettre de Bonaparte, écrite de Lyon, le 20 janvier 1802. Plusieurs fois, de nos jours, on a employé ce moyen. Pendant l'hiver rigoureux de 1879-1880, on a allumé des fourneaux sur plusieurs points dans' Paris.

5. En 1806 il leur donna 15,600,000 francs de biens pour remplacer leurs domaines aliénés. Le Directoire avait pris plusieurs mesures en vue de reconstituer un revenu aux hôpitaux et hospices. Le Consulat continua cette œuvre de restauration. La loi du 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799) ordonna de prélever 7 p. 100 du principal des contributions directes de tous les exercices jusqu'à l'an VII pour payer les arriérés des hôpitaux depuis l'an V. Les lois du 15 brumaire an IX (6 novembre 1800) et du 5 ventôse an IX (23 février 1801) ordonnèrent de payer aux hôpitaux en rentes sur l'État ce qui leur était dû depuis l'an V, de leur rendre les domaines nationaux usurpés par des particuliers, etc.

6. En 1806, 500 donations, autorisées par décrets, atteignirent le chiffre de 2,300,000 francs.

7. Soixante fous, liés par les pieds et par les mains aux quatre pieds du lit

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