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Le conseil général des manufactures fut saisi de la question (séance du 30 octobre 1817) par le président, comte de Chabrol, qui communiqua un dossier composé de la « pétition de douze marchands ou fabricants de Paris se disant délégués », d'un extrait du procèsverbal de la chambre de commerce de Paris du 8 octobre et du rapport de cette chambre sur les jurandes en 1805. La discussion s'ouvrit le mois suivant. Un membre fit remarquer que, depuis dix ans, le conseil, «< consulté sur la question, a constamment et presque unanimement voté pour la négative ». Trois questions furent posées : 1° « Le rétablissement des corps de marchands et communautés d'arts et métiers, tels qu'ils existaient avant la Révolution, est-il jugé utile aux intérêts du commerce et de l'industrie ? » A l'unanimité, il fut répondu non. 2o« Ce rétablissement est-il jugé utile avec des modifications? » Non, à l'unanimité moins une voix. 3° « Mesures qui pourraient être adoptées pour régulariser l'exercice des professions industrielles et commerciales. » Le comte de Chabrol exprima l'opinion qu'il y avait quelque chose à faire pour le commerce du Levant; à quoi il fut répondu que les concurrents de la France qui l'emportaient sur elle n'avaient pas de règlements. "

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L'année suivante, le conseil eut à se prononcer sur une demande adressée par trente fabricants de Louviers « pour constituer une société anonyme de manufactures royales de Louviers, dont les membres prendraient l'engagement de faire constater l'origine et la qualité de leurs draps au moyen de l'apposition de deux plombs, l'un d'origine, l'autre de garantie après examen »... Sur le rapport de la commission des corporations et maîtrises, le conseil décida que ce groupe ne pouvait pas prendre le titre de manufacture royale,ni celui de société anonyme, puisqu'il n'y avait pas une entreprise commune faite à fonds communs; que d'ailleurs la loi de germinal an XI garantissait les marques de fabrique, et que les fabricants de la ville pouvaient s'entendre pour avoir une marque commune, à condition de ne pas exclure ceux qui, plus tard, en demanderaient le bénéfice. 3

La grande industrie se prononçait donc avec netteté. Malgré cela, la politique ultra-royaliste persista dans ses espérances rétrogrades, et chaque année, sous son inspiration, on vit des conseils généraux émettre des vœux en faveur des jurandes, des inspecteurs ou des règlements, peu sous le ministère Decazes, beaucoup quand l'administration du comte de Villèle accueillit favorablement ou même stimula ce genre de réclamations. Humbert de Sesmaisons exprimait

1. De ce conseil le président était le ministre, Ternaux était le vice-président; Aubertot, Decrétot, Dufougeray, Féray, etc., en étaient membres.

2. Arch. nationales, Dépôt du ministère du commerce de 1899, no 10.
3. Arch. nationales, Versement du ministère du commerce en 1899, no 10.

4. En 1817, le conseil général de la Creuse demanda le rétablissement des jurandes;

une opinion très répandue dans la Chambre de 1826, lorsqu'il disait à propos des bouchers de Paris : « Les corporations sont utiles en tant qu'elles offrent des garanties de fortune, de moralité, de probité; toute corporation tend, en général, à mériter comme à obtenir une réputation recommandable. » 1

Les plus modérés voulaient sinon les maîtrises, au moins le syndicat. Si ces idées n'avaient qu'un médiocre succès parmi les manufacturiers, elles réussissaient davantage dans la petite industrie. Deux économistes, qui ne manquaient ni de talent ni de dévouement à la science, déploraient les tendances de la société moderne et en exagéraient les misères. Sismondi, dans ses Nouveaux principes d'économie politique, affirmait que « la classe malheureuse des ouvriers trouvait autrefois une protection efficace dans l'établissement des corporations; lorsqu'un ouvrier était passé maître, il acquérait une sorte de certitude qu'il se trouverait dès lors en état de maintenir sa famille » ; et tout en blåmant la réglementation de l'ancien régime, il voyait dans la régime corporatif une limite à l'accroissement intempestif de la population et au paupérisme qu'il engendre. Le comte de Villeneuve-Bargemont terminait son Économie politique chrétienne par cette conclusion, où le désir d'un retour au passé se mêlait à de judicieuses vues d'avenir: « L'institution de corporations d'ouvriers, qui sans gêner l'industrie et sans avoir les fâcheuses conséquences des anciennes maîtrises et jurandes, favoriserait l'esprit d'association et de secours mutuels, donnerait des garanties d'instruction et de bonne conduite, et remplacerait la déplorable institution du compagnonnage. »> 3

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en 1819, le conseil général du Tarn; en 1827, ceux de l'Aude, de la Charente, de la Côte-d'Or, de Lot-et-Garonne, de la Mayenne, de la Vienne; en 1823, ceux de la Charente, de la Côte-d'Or, de l'Eure, de la Mayenne, de la Vienne; en 1824, ceux de l'Eure, de la Mayenne et de la Seine; en 1825, ceux de la Charente, de la Seine, du Vaucluse (le Vaucluse demande « qu'on les multiplie sous toutes les formes »). Cette liste que nous avons relevée n'est probablement pas complète.

1. Moniteur de 1826, p. 723. On vit même des tribunaux rendre des jugements qui impliquaient la division corporative des professions. Ainsi, sous le ministère Polignac, la Cour de cassation rendit, le 1er avril 1830, un arrêt confirmant le jugement qui interdisait au sieur Augis de cumuler la profession de boulanger et celle de fourgonnier.

2. Voir entre autres BENOISTON DE CHATEAUNEUF, qui se plaint de la licence de l'industrie et regrette non les corporations, mais les syndics (Recherches sur les consommations de la ville de Paris). Dans le Moniteur (1821, p.1444) PEUCHET publia un article dans lequel il combattait l'opinion de Benoiston de Châteauneuf. 3. Tome III, p. 146. Le livre ne fut publié qu'après la révolution de juillet, mais l'auteur avait été préfet pendant toute la Restauration et il appartient à cette période par ses idées. L'auteur aurait voulu des corporations ouvrières facultatives qui auraient délivré des brevets d'apprentissage, et auraient pu constituer des sociétés de secours mutuels, mais avec défense d'y traiter les questions de salaires.

Diverses professions du bâtiment avaient d'elles-mêmes rétabli, avec l'autorisation du préfet de police, des chambres syndicales; plusieurs entrepreneurs demandèrent qu'une loi consacrât ces chambres, leur donnât une juridiction légale et une autorité plus haute. Les ouvriers tonneliers de la Rapée pétitionnèrent aussi pour être organisés en société et avoir le monopole du déchargement des vins et liqueurs sur le port de Bercy, comme leurs camarades l'avaient à l'Entrepôt. 2 Les deux fois, la Chambre, pour des motifs divers, passa à l'ordre du jour; et malgré la complaisance avec laquelle le gouvernement faisait parader, dans certaines solennités, quelques restes des corporations ouvrières, comme les forts de la Halle et les porteurs de charbon,3 malgré la reconstitution de quelques confréries qui n'avaient que l'assistance pour objet, la liberté industrielle resta inébranlée. Elle avait jeté de profondes racines, et l'opinion publique, quoique peu éclairée sur cette matière, ne permit pas plus le rétablissement des corps de métiers que celui des droits féodaux.

La marque obligatoire et la visite des produits dont certains fabri

1. Moniteur de 1829, p. 501. Pétition de 34 entrepreneurs du bâtiment demandant qu'on organise d'une manière plus complète les chambres syndicales du bâtiment. 2. Moniteur de 1823, p. 184. A l'Entrepôt, les tonneliers avaient seuls le droit de tirer les tonneaux des bateaux, les dérouleurs seuls le droit de les rouler et porter; les chargeurs et déchargeurs le droit de les mettre sur les voitures et de les enlever. A Bercy il n'y avait pas de réglementation; tout le travail était fait par des dérouleurs, et le commerce ne désirait nullement augmenter le nombre des ouvriers.

3. Le baptême du duc de Bordeaux fut la principale occasion de ces solennités (Voir le Moniteur de 1820, p. 1369). Il y eut des banquets et des bals pour les charbonniers, pour les forts, pour les dames de la Halle, etc. Le préfet de police et le préfet de la Seine parurent au banquet des forts, qui eut lieu au Grenier d'abondance. Un maire y parla avec éloge de la « bonne conduite de ce corps ». Au banquet des charbonniers furent chantées des chansons qui avaient été composées par un chevalier DE PIS, employé de la préfecture et chansonnier fécond; ces chansons prouvent combien peu les fonctionnaires officieux comprenaient l'esprit et même le langage des classes ouvrières. En voici un couplet :

Mardi dernier un f'seur d'micmac

D'nous, sans s'vanter, a r'çu son sac,
Y'aisément cela se peut croire ;

Tous les malins qu'en f'ront autant,

Auront tout d'même leux comptant,

Et les cocos

Verront za nos tricots

Qu'j'ons un cœur blanc sous not' casaq' noire.

4. M. RENOUARD me disait, il y a une quarantaine d'années, que jusqu'en 1825 on agita beaucoup la question des corporations, mais qu'on paraissait n'en connaître que le principe, et que lorsqu'il publia la première édition de son livre sur les brevets d'invention dans lequel il exposait la doctrine de la liberté du travail, son étude fut regardée comme neuve et son attaque contre le régime corporatif presque comme une hardiesse.

cants souhaitaient le rétablissement eurent le même sort. Aussi le conseil général des manufactures, ayant été saisi en 1818 d'une pétition de la chambre consultative des arts et manufactures de Niort qui demandait qu'on obligeât les chamoiseurs à n'employer que du dégras de bonne qualité, et qu'on autorisât les prud'hommes ou la police municipale à faire des visites pour s'assurer de la préparation, se prononça-t-il contre les pétitionnaires. « Nous voyons dans le projet, disait le rapporteur, un retour au régime heureusement abandonné des règlements en fait de fabrication... Ces mesures ramèneraient insensiblement des abus justement reprochés aux anciennes corporations... visites inquisitoriales, souvent occasionnées par la rivalité, par le désir de connaître des procédés de perfectionnement qu'on devait s'efforcer de leur cacher. » 1

Cependant, dans quelques cas particuliers, la marque fut exigée ou autorisée par la loi du 28 avril-4 mai 1816 et l'ordonnance des 8-14 août 1816, enjoignant aux fabricants de tissus semblables à ceux qui sont prohibés de ne les mettre en vente qu'avec une marque particulière; par l'ordonnance du 23-30 septembre 1818, relative à la marque des tricots et tissus de laine et de coton faits en France.

La confrérie des bouchers de Limoges. Ce n'est pas que les liens qui unissaient sous l'ancien régime les gens de même profession eussent été partout brisés sans laisser de traces. Il y avait encore dans certaines villes des confréries de métier. Les bouchers de Limoges en sont un exemple. Non seulement ils étaient restés (et ils sont encore en grand nombre aujourd'hui) groupés dans le même quartier, mais leur confrérie, confrérie de Saint-Aurélien, ne s'était pas dissoute pendant la Révolution. Leur chapelle était devenue bien nationale; ils l'avaient fait racheter par un des leurs (11 germinal an III). Ils profitèrent, sous la Restauration, de la bienveillance administrative pour passer acte devant notaire portant « que lesdites acquisitions devaient être faites au nom de tous les bouchers et que réellement le prix en fût payé par portions égales : ils veulent en conséquence que tous les immeubles décrits dans ces présentes soient pour toujours la propriété commune de tous les bouchers de Limoges ». Cet acte était nul en droit, puisqu'il n'existait pas légalement de corps de bouchers, mais il précise un état de fait. Les bouchers en effet élisaient (et élisent encore) des fabriciens, administrateurs de leur confrérie; ils prélevaient sur les ventes une taxe pour l'entretien de la chapelle; ils portaient dans les processions la châsse de Saint-Aurélien, ils revendiquaient l'honneur d'escorter les

1. Arch. nationales. Versement du ministère du commerce de 1899, no 10. Séance du 16 août 1818. Dans une séance précédente, le 28 août 1817, une commission avait lu un projet de marque royale en 16 articles. Mais devant les objections qui furent faites, toute décision fut ajournée. Le 2 octobre 1817 le conseil décida de communiquer le projet aux chambres de commerce.

princes à leur entrée dans la ville. Ils formaient d'ailleurs à Limoges un groupe presque isolé, se mariant entre eux et se transmettant de père en fils les étaux.

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La Banque de France. L'histoire de la Banque de France peut être citée comme un exemple de la disposition générale du gouvernement à l'égard des institutions impériales. Les régents n'avaient jamais été favorables à la loi de 1806, qui non seulement leur avait imposé le joug administratif, mais avait diminué de moitié leurs bénéfices. Comme ils avaient traversé, sans l'assistance du gouvernement, la crise dans laquelle le gouvernement lui-même avait deux fois péri, les actionnaires croyaient avoir le droit de s'affranchir de la tutelle. Ils oubliaient qu'ils devaient à l'État leur monopole; ils gémissaient de la servitude qu'il leur avait imposée, calculant que de 1808 à 1816 les comptoirs qu'on leur avait imposés leur avaient causé une perte de 1,156,847 francs; ils étaient contristés qu'on eût amoindri le dividende de l'action par le doublement du capital, porté atteinte à leur liberté par la nomination d'un gouverneur d'État, et imposé l'accumulation d'une réserve suivant eux inutile. «<< Longtemps, disait un censeur, nous avons eu la douleur de voir tous les capitaux de la Banque employés en rentes cinq pour cent consolidées et en autres effets du gouvernement escomptés ou remis en dépôt pour garantie de prêts faits à trois mois de terme et forcément renouvelés, sans égard à l'extrême gêne où se trouvaient le commerce et la Banque elle-même. »

En 1814 cette dernière plainte n'avait pas sa raison d'être; car le gouvernement n'eut pas une seule fois recours à la Banque et il s'engagea à lui rembourser les 40 millions qui lui étaient dus depuis 1808. La Chambre des pairs adopta même un projet de loi qui réduisait le nombre des actions à 45,000, faisait au conseil général de la Banque une large part dans la nomination des gouverneurs, et déclarait que «<le ministre des finances ne pourrait exiger de la Banque ni prêt ni escompte ». Les événements de 1815 ne laissèrent pas le temps de soumettre ce projet à la Chambre des députés. Ce fut au grand regret des actionnaires, qui obtinrent qu'on préparât en 1818 un nouveau projet. Celui-ci leur donnait déjà moins satisfaction, car il ne réduisait le nombre des actions qu'à 70.000, et s'il laissait au conseil général la nomination des sous-gouverneurs, c'était au roi qu'il réservait celle du gouverneur. Ce projet, adopté par la Chambre des pairs, ne fut pas non plus présenté à la Chambre des députés. Un changement l'ajourna définitivement, et comme disait Laffitte aux actionnaires, « fit évanouir nos espérances pour la troisième fois ».

1. Ils le firent en 1815 à l'entrée de la duchesse d'Angoulême et en 1845 lors du passage du duc et de la duchesse de Nemours. La corporation des bouchers à Limoges, par DELOR, Unions de la paix sociale, 1877.

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