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CHAPITRE II

LA POLITIQUE COMMERCIALE

SOMMAIRE.

Dispositions premières du nouveau gouvernement relativement au commerce extérieur (562). Opposition dans l'administration et dans les Chambres (563). - Loi du 17 décembre 1814 et orientation du gouvernement (565). Lois du 28 août 1816 et du 17 mars 1817 (569). — Les lois sur les céréales l'échelle mobile (573). Aggravations du tarif protectionniste. Lois de 1820 et de 1822; sucres, bestiaux, fers (576). Réclamations contre l'exagération du système (582). - Loi du 17 mars 1826 (584). Progrès du commerce extérieur sous la Restauration (586). Conflits avec les puissances étrangères: EtatsUnis, Pays-Bas, Angleterre (587). — Quelques principes économiques (589). — Tentative de modération (591).— Le système protectionniste de la Restauration (592).

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Dispositions premières du nouveau gouvernement relativement au commerce extérieur. Comme les lois sont faites par des hommes, il n'est pas rare qu'elles portent l'empreinte des passions de leurs auteurs et qu'elles répondent moins aux besoins généraux d'une société qu'aux intérêts particuliers ou aux préjugés de ceux qui la gouvernent.

Il n'est pas de lois humaines qui soient à l'abri de ce défaut; mais il n'en est peut-être pas qui en soient plus ordinairement affectées que les lois relatives au commerce extérieur, surtout sous un gouvernement parlementaire. La République et l'Empire s'étaient acharnés à la lutte contre les Anglais; la législation douanière fut alors armée en guerre et hérissée de prohibitions belliqueuses : le but était d'écarter l'ennemi de la place. La Restauration fut pacifique, mais elle eut à se concilier les grands propriétaires et les grands manufacturiers qui formaient la majorité dans la Chambre. La législation douanière, se pliant à leurs exigences, continua à se hérisser de prohibitions mercantiles; le but, cette fois, était de réserver le marché à ceux qui faisaient la loi.

Le système continental, quelque approbation que les manufacturiers lui eussent donnée, était pesant à la masse de la population. Il était certain que le nouveau gouvernement commencerait par le renier. D'ailleurs la force des choses y poussait. A la suite des armées étrangères les denrées coloniales et les marchandises anglaises étaient entrées dans les ports de France et par les frontières de terre. Les

prix avaient éprouvé une baisse soudaine, et l'on voyait se produire cette bizarrerie que le sucre, par exemple, se vendait communément 38 sous la livre à Paris au moment où la loi le frappait encore, en droit, d'une taxe de 44 sous; les négociants se trouvaient ainsi dans l'impossibilité de retirer les approvisionnements qu'ils avaient dans les entrepôts on ne pouvait pas maintenir la loi. Les Anglais d'ailleurs, dont les désirs étaient alors des ordres, en demandaient le rappel; ils avaient fait la guerre pour briser le système. Peu de jours après son entrée à Paris, le comte d'Artois signa deux ordonnances, l'une qui supprimait les cours prévôtales, l'autre qui levait les obstacles mis au commerce maritime. Les taxes prohibitives furent remplacées par un droit très modéré sur le sucre et le café et par un simple droit de balance sur les cotons en laine, sans qu'aucune différence fût ménagée au profit des colonies qui allaient être restituées à la France. Un mois et demi après (6 juin 1814), le ministre adressa aux chambres de commerce une circulaire indiquant le sens dans lequel le gouvernement pensait orienter la politique commerciale.

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« ... Liberté au dedans, protection au dehors, tels sont les principes qui seront appliqués au commerce; tels sont les éléments de sa régénération.... Il ne se fera plus de fortunes rapides et colossales sans doute; mais elles seront plus sûres et plus multipliées... Sur le continent nos intérêts se séparent de ceux de la Belgique et du pays d'entre Meuse et Rhin... Les fabriques de draps du pays de Liège ne concourront plus, du moins sous les mêmes conditions qu'auparavant, à l'habillement de la population française.

« Nous sommes à la veille de reprendre avec les peuples qui nous environnent nos anciennes relations... Ne perdez pas de vue que tout est réciproque ici; que nous n'avons rien à exiger des autres nations; qu'il ne peut être question que d'avantages mutuels à négocier et stipuler. » 5

Opposition dans l'administration et dans les Chambres. Ce protectionnisme politique et tempéré se heurta contre une formidable opposition. D'une part, l'administration impériale, formée à l'école de la prohibition, s'était habituée depuis treize ans à en pratiquer les maximes; elle était en général imbue de l'esprit du système et d'autant moins disposée à y renoncer que l'ingérence de l'État lui donnait plus

1. Ordonn. du 26 avril 1814. Une ordonnance du 17 avril 1814 supprima les formalités imposées au commerce maritime par le blocus continental.

2. Ordonn. du 23 avril 1814. Voir le Moniteur de 1814, p. 451.

3. Le café fut taxé à 60 francs les 100 kil., le sucre terré à 60 francs, le sucre brut à 40 francs.

4. Pour les cotons alors en entrepôt et pour ceux qui pourraient être importés à l'avenir.

5. Arch. nationales, F12 915.

d'importance. D'autre part, les grands industriels étaient désireux, comme toujours, de privilèges et partisans des restrictions douanières.1

Mais ils étaient plus excusables qu'à d'autres époques, parce que leurs intérêts étaient plus que jamais ancrés sur le fonds de la prohibition. Grâce à leur richesse, ils étaient appelés à représenter l'industrie française, et par une illusion assez ordinaire, disposés à prendre leurs intérêts pour les siens. Ils allaient, avec les grands propriétaires qui voulaient augmenter les revenus de leurs terres, de leurs bois, de leurs mines, dicter leurs conditions aux ministres.

La Restauration se trouva placée entre les deux pouvoirs de l'épo que l'administration et la Chambre, qui voulaient la protection, l'une par habitude, l'autre par calcul. La protection triompha; les tarifs prirent un nouveau caractère, non moins exclusif sur certains points que celui de l'Empire, et d'ailleurs plus dangereux parce qu'on prétendait ériger en un système commercial régulier et définitif ce qui avait pu être considéré jusque-là comme une conséquence regrettable de l'état de guerre.

On le vit dès les premières séances du conseil général des manufactures. Un mois après la circulaire ministérielle, le 14 juillet 1814, on y lut plusieurs rapports sur le tarif des douanes : tous sont empreints à des degrés divers et suivant l'intérêt particulier de chaque industriel, du même esprit protectionniste et de la terreur de la concurrence étrangère. Feray, au nom des fabricants de cotonnades, prétendait qu'on avait faussé l'institution de la douane en lui faisant produire un revenu pour le Trésor, tandis qu'elle devait servir exclusivement à protéger le travail national, et que par conséquent c'était dans ce dessein qu'il fallait la réglementer, admettant en franchise toutes les

1. Au mois de juillet, plusieurs chambres de commerce répondirent à la circulaire du 6 juin, mais en général dans un esprit beaucoup plus restrictif. A la séance du conseil du commerce du 28 juillet, le ministre résuma le mémoire de la chambre de commerce de Troyes auquel plusieurs autres ressemblaient. Ce mémoire avait pour but de démontrer la nécessité de laisser les fabriques françaises jouir de tous les avantages qu'elles retiraient de la prohibition des marchandises étrangères.

Il se terminait par les trois vœux suivants :

<«< 10 Que la prohibition des cotons filés, des bonneteries et tissus en coton étrangers soit rigoureusement maintenue;

« 2o Que s'il doit exister un traité de commerce entre la France et l'Angleterre, toute stipulation qui obligerait la France à admettre les produits des manufactures anglaises et des Indes en soit écartée comme préjudiciable à l'industrie francaise;

30 Que Sa Majesté veuille bien, lors du Congrès, employer toute son influence et sa médiation pour obtenir que les produits de notre industrie et de nos fabriques soient admis partout aux mêmes conditions que ceux des pays les plus favorisés. >>

matières premières, prohibant, à très peu d'exceptions près, tous les objets fabriqués à l'étranger, autorisant cependant le transit, et moyennant un droit, la sortie des matières premières, laissant libre et même encourageant par des primes la sortie des produits de l'industrie française.

« Le parti de la prohibition, ajoutait Feray à propos des cotonnades, qui fut adopté en 1806, est encore le seul qui convienne aujourd'hui. Toute autre mesure manquera son but, et si la prohibition laisse encore infiltrer quelques introductions frauduleuses, il reste des mesures de répression à exercer dans l'intérieur qui atteindront tôt ou tard les contrevenants aux lois... L'expérience a prouvé que les droits les plus modérés n'empêchent pas, ne diminuent même pas la fraude, et qu'un article prohibé s'approche bien moins de la frontière que lorsqu'il peut y entrer en acquittant les droits... La marchandise prohibée au contraire peut toujours être reprise et attirer sur le propriétaire et ses agents toute la rigueur des lois... Ainsi tout milite en faveur de la prohibition sur les tissus de coton étrangers. Cette mesure, véritable palladium de notre industrie, est la seule que doive adopter le gouvernement si, comme il l'a proclamé hautement, son intention est de soutenir les établissements manufacturiers qui déjà ont atteint un degré de prospérité assez grand pour nous faire espérer qu'avec de la persévérance ils parviendront à rivaliser avec les manufactures étrangères. »

Par ce manifeste prohibitif on connaît l'esprit des grands manufacturiers d'alors. A leurs successeurs comme à eux la persévérance et souvent le succès n'ont pas manqué; des progrès considérables ont été accomplis dans l'industrie textile, et cependant, près d'un siècle. après, l'espérance de les voir disposés à rivaliser avec les étrangers ne s'est pas réalisée.

Loi du 17 décembre 1814 et orientation du gouvernement. La réforme du comte d'Artois souleva donc une tempête de réclamations. On aurait pu croire que les manufacturiers seraient satisfaits de se procurer la matière première à bon marché. Il n'en fut rien. L'intérêt du présent les aveuglait assez sur l'intérêt de l'avenir pour que les cotonniers de l'Ouest et du Nord se prétendissent ruinés parce que l'abaissement des droits sur le coton allait diminuer d'autant la valeur des étoffes qu'ils avaient en magasin. Ils pétitionnèrent, écrivirent qu'une << immense population serait réduite au désespoir », que « la prohibition est de droit politique et social », et que depuis le fabricant jusqu'à l'ouvrier, tous ont « le droit de fournir exclusivement à la consommation du pays qu'ils habitent ». Ils demandaient 30 millions d'in

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1. Les fabricants de Lille, de Saint-Quentin, de Rouen, de Paris adressèrent des pétitions à la Chambre des députés. — Voir aux Arch. nationales l'original d'une de ces pétitions (25 avril 1814).

demnité et la prohibition des fils et des tissus de coton ; ils obtinrent la prohibition que vota la Chambre, 1 introduisant ainsi dans un étal de paix et pour le commerce entier de la France avec l'étranger une restriction que la loi de brumaire an V et la loi du 30 avril 1806 n'avaient admise que comme une arme de guerre dirigée contre l'Angleterre. Cette première victoire des protectionnistes était le début d'une longue campagne,

Les maîtres de forges élevaient d'autres prétentions. L'Empire n'avait imposé, il est vrai, qu'une taxe modique de 4 fr. 40 par 100 kilogrammes sur les fers en barre, représentant 10 p. 100 de la valeur. Mais la guerre dressait une barrière plus difficile à franchir que les douanes, et durant vingt ans, les hauts fourneaux du continent n'avaient pas eu à redouter les fers anglais. Après la paix, ils se trouvèrent tout à coup surpris par une concurrence qui livrait ses produits à 30 ou 40 p. 100 au-dessous de leurs prix ordinaires, et par une crise commerciale qui paralysait la vente. Vives réclamations, qui n'étaient pas sans fondement : la transition avait été trop brusque. Les maitres de forges voulaient sinon une indemnité, au moins le séquestre immédiat des fers qui étaient encore en entrepôt et la prohibition des fers étrangers; ils obtinrent le quadruplement du droit, qui fut porté, décimes compris, de 4 fr. 40 à 16 fr. 50 les 100 kilogrammes, taxe représentant environ 50 p. 100 de la valeur de la marchandise en entrepòt.

Les éleveurs de moutons mérinos, qui avaient vu avec chagrin baisser considérablement le prix de leurs laines dans les dernières années de l'Empire, réclamaient la liberté d'exportation que la loi du 30 avril 1806 leur avait enlevée; ils l'obtinrent, malgré la résistance des fabricants de mérinos.

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Le baron Louis n'avait pu résister à l'orage. Cependant il ne dissimula pas que le gouvernement approuvait peu l'esprit de monopole des manufacturiers et ce droit considérable de protection imposé sur un produit qui avait été, dans les anciens tarifs, considéré comme une matière première qu'il importait d'avoir à bon marché. « Les prohibitions absolues détruisent l'émulation. Aussi espérons-nous, ajoutait il, pouvoir aux sessions prochaines demander la réduction successive du tarif que nous proposons aujourd'hui sur les fers. » Il se faisait illusion. Les intérêts sont plus tenaces. Ils se précipitèrent à la curée, réclamant à l'envi, qui pour les colons, qui pour les éleveurs, qui pour les

1. Loi du 17 décembre 1814. Le rapporteur fut Émeric David, qui conclut au maintien de la prohibition, mais en laissant entendre que ce n'était qu'une concession temporaire ; un député de l'Alsace s'écria: « Il faut la rendre éternelle. »

2. L'ordonnance du 12 août 1814 prescrivit de détenir en entrepôt les fers étrangers jusqu'à la publication de la nouvelle loi.

3. Voir AMÉ, Etude sur les tarifs des douanes, 2e édit., t. I, p. 73.

4. Loi du 25 novembre 1814.

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