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manufacturiers. Ce que chacun d'eux obtint à titre de faveur passagère, il prétendit le conserver comme une propriété; il s'en fit même un titre pour obtenir de nouveaux avantages. C'est ainsi que les lois protectionnistes se succédèrent et s'aggravèrent de session en session.

Il y avait un conseil général des fabriques et manufactures dont Ternaux était le vice-président et qui avait fonctionné pendant les quatre dernières années de l'Empire, en célébrant les bienfaits du blocus continental. Il continua à siéger sous le règne de Louis XVIII; ses hommages n'eurent qu'à changer d'adresse. Présenté au roi le 27 mai 1814, il se proclamait heureux de voir rendu à son amour le successeur des rois à qui la France devait ses manufactures; puis, présenté à la duchesse d'Angoulême, il lui donnait une leçon de patriotisme qui n'était pas flatteuse pour la mémoire de Marie-Antoinette: « Ah! lorsque le sexe aimable auquel vos vertus touchantes vont servir d'exemple, apprendra de vous combien une préférence peu réfléchie pour une étoffe étrangère prive de travail de malheureux ouvriers, il s'empressera de renoncer à ses goûts qui souvent font verser tant de larmes. »>1

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Il y avait aussi un conseil général du commerce, composé de six membres, présidé par le directeur général. Les vœux pour le maintien du régime d'exclusion des produits étrangers y affluèrent. Sur le bruit que le gouvernement songeait à négocier un traité de commerce avec l'Angleterre, la chambre de commerce de Rouen rédigea une protestation qui fut soumise à ce conseil, Affligés de la baisse des fers, les maîtres de forges demandèrent à être protégés par un droit de 14 francs le quintal contre l'invasion des fers de Suède; le conseil opina pour

1. Voici quelques extraits des deux discours de présentation (Arch. nationales, versement du ministère du commerce en 1899, no 10).

Le 27 mai, le Conseil est présenté au roi. Ternaux parle : « ... En effet, sire, qui plus que nous peut trouver autant d'avantages dans l'heureux changement qui replace sur le trône et rend à notre amour le digne successeur de François Ier, d'Henri IV et de Louis XIV ? N'est-ce pas à ces augustes prédécesseurs de Votre Majesté que la France doit ses manufactures?

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Si la plupart d'entre elles n'ont besoin que de voir tomber les barrières qui les séparent des peuples voisins, d'autres ne font que de naître et quelquesunes qui sont à créer réclament la protection éclairée de Votre Majesté.

Le 30 mai, le conseil est reçu par la duchesse d'Angoulême. Ternaux a la parole:

« ... Vous le savez, madame, le peuple français, plus que tout autre, aime à trouver ses modèles à la cour des rois, et sous ce rapport, l'intervention de Votre Altesse Royale peut produire les plus heureux effets en faveur de nos manufactures.

« Oui, madame, vous imiterez et la France imitera avec vous le patriotisme éclairé d'une nation, jusqu'à présent rivale et désormais amie, qui lui fait accueillir de préférence les produits de ses manufactures et repousser ceux des fabriques étrangères.

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2. Le conseil s'était très rarement réuni en 1813 et ses séances avaient été insignifiantes. Voir les procès-verbaux. Arch, nationales, F12 192 bis.

6 francs. Des membres proposèrent un droit d'entrée sur la houille étrangère, un droit de sortie sur la laine indigène; un d'eux soutint qu'il vaudrait mieux pour la France renoncer à tout commerce avec l'Inde que de lever la prohibition sur les indiennes. C'était le prélude d'une refonte générale du tarif des douanes que le président avait annoncée.

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Le gouvernement n'eut pas le temps de la préparer en 1814. Il se contenta de présenter un projet par lequel il autorisait le transit, donnait au pavillon français la faveur d'une surtaxe, et relevait, mais à un taux encore très modéré, certains droits abaissés par l'ordonnance du 23 avril. Il s'excusait de ne pas faire plus parce que les douanes venaient à peine d'être rétablies, et il hasardait timidement que << d'ailleurs le bon marché provoquait la consommation ». Tel n'était pas l'avis de la Chambre, qui ne vota la loi du 17 décembre 1814 qu'après avoir modifié le projet et en donnant une leçon aux ministres. « En principe d'économie politique, 3 disait le rapporteur, les douanes sont

1. Le directeur général avait demandé au conseil, dès la troisième séance après la Restauration (26 mai), de lui fournir des indications relativement à ce tarif.

« La fiscalité désastreuse du précédent système des douanes, dont le changement indispensable fait éprouver en ce moment une perte considérable à un grand nombre de manufacturiers, donne à M.le directeur général l'occasion de manifester les vues les plus libérales. Il désire que le conseil lui indique les moyens de procéder à un tarif convenable. »

Plusieurs mémoires furent rédigés: celui de Salleron sur les cuirs, celui de Feray-Richard sur le coton, celui de Rambourg sur les fers, celui de Darcet sur les produits chimiques, etc. Les rapporteurs étaient partisans de la prohibition. RAMBOURG disait que le fer occupait beaucoup de bras, que la valeur de ses produits s'élevait à 150 millions, y compris les façons de seconde main. « Eh bien, messieurs, cette branche d'industrie touche à sa dissolution complète. Déjà une foule d'ouvriers précieux, qu'on ne forme qu'à grands frais et avec le concours de beaucoup d'années, sont sans travail, les magasins des maîtres de forges sont remplis de fer. Déjà, par de mauvaises mesures, beaucoup d'usiniers ont été ruinés. Il faut prohiber le fer étranger, ou au moins mettre un droit assez élevé pour empêcher l'importation....... L'égoïsme, qui ne calcule que ses intérêts, sans affection pour ceux de son pays, a répondu que la France ne fabriquait pas assez de fer pour satisfaire à ses besoins; un tel langage est substitué à la vérité par le mensonge. » Le rapporteur s'appliquait à prouver que l'industrie française faisait assez de fer, qu'elle faisait de très bon acier., que d'ailleurs la consommation militaire allait diminuer, etc.

FERAY-RICHARD signalait le danger de l'importation des cotonnades anglaises, << même en les grevant d'un droit considérable. C'en est fait d'une industrie qui en France s'est élevée rapidement à un haut degré de perfection, qui a absorbé plusieurs centaines de millions de capitaux ».

Le retour de l'empereur interrompit ces travaux, qui ne furent repris avec suite qu'en 1817. (Arch. nationales, versement du ministère du commerce, 1899, no 10.) 2. Malgré les manufacturiers qui disaient : « Nous ne proposons pas d'admettre au transit les marchandises manufacturéės étrangères qui iraient prendre dans les marchés voisins la place de celles que nous pouvons leur fournir nous-mêmes. » 3. Les projets étaient préparés par le directeur général des douanes, le baron de

établies pour assurer la prospérité des manufactures, pour faire fleurir l'industrie nationale. Elles sauvent le commerce en donnant aux fabricants français, par des prohibitions ou des droits sur les productions de l'industrie étrangère, l'avantage de la concurrence dans le marché intérieur; elles sont utiles au consommateur en lui assurant à moindre prix les marchandises qui se fabriquent extérieurement avec des matières premières indigènes que l'étranger accaparerait sans la prohibition à la sortie... L'institution deviendra réellement nationale lorsque la combinaison des différents règlements sera parvenue au point d'activer dans les mains d'un million d'ouvriers l'instrument qui les nourrit, lorsque cette combinaison repoussera par des prohibitions nécessaires les marchandises étrangères dont l'entrée porterait préjudice aux marchandises de même espèce qui se fabriquent, se vendent et se consomment dans l'intérieur. » 1

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Le ministère n'était pas

Lois du 28 août 1816 et du 27 mars 1817. alors aussi enfoncé dans ces idées. Cependant, après les Cent-Jours, le courant dans ce sens devint plus fort; il importait de ne pas le contrarier pour ne pas multiplier les ennemis du gouvernement. Le ministère obéit à la leçon qui lui avait été donnée; il promit de rédiger ses lois de douane en vue de la protection, et il présenta, en 1816, un nouveau projet pour refondre le tarif de 1806, qui jusque-là n'avait subi que des modifications de détail. Il proposait des droits plus forts et se préoccupait particulièrement d'augmenter le revenu du Trésor, alors très obéré. La Chambre les renforça encore, acceptant sans en bien peser la valeur les arguments quelquefois singuliers que suggéraient les intérêts ou les préjugés. Un député déclarait la céruse de Clichy excellente pour la consommation, supérieure même, de l'avis de tout le monde, à celle de Hollande; « mais, ajoutait-il, le vulgaire veut le cachet des manufactures étrangères»; pour l'en dégoûter, il demandait, et il obtint un droit énorme sur la céruse étrangère.* Un autre voulait qu'on imposat fortement le thé, parce que les Anglais le fournissaient, et que « c'est autant de numéraire qui sort de France ». Sur la demande des agriculteurs, la probibition des peaux à la sortie fut levée, d'une part, et d'autre part, l'entrée des eaux-de-vie autres que de vin fut prohibée. On rétablit, en pleine paix, les rigueurs de

Saint-Cricq, ancien administrateur des douanes sous l'Empire, homme expérimenté en cette matière.

1. Rapport de MAGNIE-GRANDPREZ, Moniteur de 1814, p. 1253.

2. Moniteur de 1815, p. 1253.

3. Le gouvernement, par exemple, proposait de créer un entrepôt à Lille. Les députés des ports de mer se récrièrent et firent, après un long débat, supprimer l'article.

4. Moniteur de 1816, p. 440.

5. lbid., p. 439.

la législation prévòtale, et l'on autorisa la recherche et la saisie, à l'intérieur, des étoffes prohibées.1

La Chambre introuvable fut dissoute. Mais le cabinet eut besoin, en 1817 comme en 1816, de s'appuyer sur une majorité qui, si elle ne professait pas les mêmes sentiments politiques, avait en agriculture et en industrie les mêmes intérêts et les mêmes exigences. La législation commerciale se ressentit donc peu du souffle libéral qui inspirait alors le gouvernement. Lorsque la question des tarifs se produisit à la session de 1817, le directeur général des douanes se contenta de glisser timidement un éloge platonique de la liberté des échanges, tout en déclarant aussitôt après ne vouloir porter aucune atteinte au système prohibitif, «<< qu'il est, ajoutait-il, sage de respecter aussi longtemps que nos manufactures se croiront fondées à le considérer comme leur plus solide appui ».*

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Le conseil des manufactures et le conseil du commerce furent consultés; l'un et l'autre, composés principalement de grands industriels, étaient protectionnistes. Les principes que le premier posa étaient: que les produits de l'étranger devaient être prohibés, ou soumis à un impôt proportionnel à la quantité de travail étranger que chacun contiendrait et au besoin de protection nécessaire qu'éprouverait l'agriculture ou l'industrie française relativement à ce produit; que les ma

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1. Loi du 18 avril 1816. « Art. 59. A dater de la publication de la présente loi, les cotons filés, les tissus et tricots de coton et de laine et tous autres tissus de fabriques étrangères prohibés seront recherchés et saisis dans toute l'étendue du royaume. »

2. Cependant le rapporteur, MORGAN DE BELLOY, parla avec modération et fit des vœux pour l'entier affranchissement des matières premières que les circonstances ne permettaient pas de dégrever. Moniteur de 1816, p. 291. Voir aussi la loi qui fut promulguée le 28 avril 1816.

3. « Sans doute il est louable d'annoncer hautement le désir de cette heureuse révolution dans le système commercial du monde; mais nous n'aurons pas la hardiesse de vous conseiller d'en devancer l'époque. » Moniteur de 1817, p. 146. 4. Le baron de Saint-Cricq s'applaudissait des « heureux effets » de la loi du 28 avril 1816 que le projet nouveau était destiné à renforcer. « Donner, disait-il, aux finances le plus possible sans surcharger le commerce ni affaiblir la consommation, sans porter atteinte au système prohibitif dont l'efficacité, nous le savons, partage encore les meilleurs esprits, mais qu'il est sage de respecter aussi longtemps que nos manufactures se croiront fondées à le considérer comme leur plus solide appui, tel était, messieurs, le but que nous devions nous proposer, et ce but, nous pouvons le dire maintenant avec le sentiment de la conviction, la loi du 28 avril dernier l'a atteint au delà même de nos espérances.» (Moniteur de 1817. p. 146.) Il se défendit de songer à substituer des droits même très élevés à la prohibition. « La matière première ne doit pas être tout à fait exempte quand le fabricant se récupère sur le consommateur français. Enfin la prohibition des tissus de coton (à Dieu ne plaise que je prétende conseiller dans l'état actuel de la législation commerciale de l'Europe et surtout dans les circonstances qui pèsent sur nous de remplacer ces prohibitions par des droits) est coûteuse à l'État; le coton en rembourse une partie. » (Moniteur de 1817, p. 279.)

tières premières qui n'avaient pas leur similaire en France devaient entrer en franchise, et que les autres devaient être taxées ; que l'exportation des matières premières indigènes devait être soumise à un droit ou être prohibée, et que celle des produits manufacturés devait être encouragée par des primes. 1

<< Messieurs, disait la chambre consultative des arts et manufactures de Saint-Etienne dans un rapport au ministre rédigé après délibération solennelle, pour quiconque a observé la marche des événements depuis trente ans, il est constant que les progrès de l'industrie française sont principalement dus à la prohibition qui a frappé sur une grande quantité d'objets manufacturés ». Presque toutes les chambres consultatives auraient signé cette déclaration.

La majorité dans la Chambre des députés ne voulait pas seulement

1. Dans les procès-verbaux des délibérations on voit le conseil mécontent que le projet ministériel autorise l'entrée des toiles par d'autres douanes que Lille. << Plus il y aura de portes ouvertes à l'introduction des toiles de lin, et plus il en doit résulter de dommages pour la culture de cette plante, pour les fileurs et les tisserands dont l'occupation pendant l'hiver est une si grande source d'aisance et de bonheur dans les campagnes. » (Séance du 30 janvier 1817, Arch. nationales, versement du ministère du commerce en 1899.) « Les maîtres de forges ne peuvent plus soutenir la concurrence. » Salleron, sans s'apercevoir de la contradiction, dit que la France était autrefois tributaire de l'étranger pour la céruse et le minium, que ces substances « sont fabriquées actuellement en France en si grande quantité et avec une telle perfection que nous n'avons plus rien à envier aux étrangers, et en même temps il demande un droit de 40 francs les 100 kilos. (Séance du 17 février.) Les fabricants de colle forte affirment « qu'aujourd'hui la colle forte française est supérieure aux colles étrangères », et en même temps ils disent qu'ils sont ruinés parce que les droits sont trop faibles, qu'ils ne peuvent produire qu'à 85 francs, tandis qu'à Rouen la colle anglaise en vaut 65, que la stagnation complète des fabriques de France a privé d'ouvrage des milliers d'ouvriers qui sollicitent la confiance du gouvernement, et ils réclament la prohibition. (Séances de mars.) Les bonnetiers se plaignent que la loi du 28 avril 1816 soit imparfaitement exécutée parce que l'administration se borne à saisir les articles étrangers à la frontière et ne fait pas de visites domiciliaires chez les particuliers.

BECQUEY, député de la Haute-Marne, un des départements où l'on faisait le plus de fer au bois, publia en 1817, à propos de l'amendement tendant à porter à 30 francs le droit d'entrée sur les fers en barres laminés, son discours dans lequel s'affirme naïvement l'intérêt particulier des propriétaires de forêts (Arch. nationales, F12 95077). «...Je sais, comme le préopinant, combien il est désirable qu'un métal aussi nécessaire que l'est le fer à plusieurs branches de notre industrie ne soit pas porté à un prix trop élevé... mais le droit de 1814 est insuffisant parce que les Anglais maintenant le font plus économiquement au laminoir; donc nouvelle protection nécessaire; avant 1816, l'activité des forges étant très accrue, le prix du bois très élevé, « il eût été injuste et du plus grand danger de laisser ruiner les propriétaires d'usines et les propriétaires de bois ». L'État a intérêt à ne pas décourager les fabricants de fer qui « fournissent le travail à un grand nombre d'ouvriers qui resteraient sans salaire et sans pain dans un moment où les subsistances sont à un si haut prix.

2. Arch. nationales, F 95079.

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