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vail », s'écriait dans le sein de l'assemblée Blancart des Salines, à la veille des journées d'octobre 1789. Il venait proposer un singulier remède l'engagement pour tous les députés et pour la cour de faire exclusivement usage d'étoffes françaises. La proposition fut ajournée, comme celle des citoyens de Lille qui, quelques mois après, renchérissant sur Blancart des Salines, attribuaient la ruine de l'industrie non seulement à la manie de porter des tissus étrangers, mais «< au goût pour les toiles peintes qui n'occupent que quarante mille bras, tandis que la soierie et la draperie en occupaient des millions ». Le remède était dérisoire; les empiriques qui le conseillaient n'apercevaient pas les vraies causes du mal. Arthur Young, dont le jugement n'était pas intéressé et était plus rassis, écrit qu'un grand nombre d'ouvriers avaient été renvoyés parce que la consommation se resserrait de toutes parts, qu'une misère affreuse s'étalait à Abbeville, à Amiens, qu'il apprenait que la situation était pire encore à Rouen 3 ; à Lyon, il sut que 28,000 personnes vivaient de charité ; à Louviers, il vit les ateliers de filatures vides.

S'il y avait misère dans les fabriques, ce n'est probablement pas qu'on consommat trop de produits anglais, c'est qu'en général on ne consommait pas assez. Quand le blé est cher, il faut que le public consacre à sa subsistance une plus forte part de son revenu et se restreigne sur les autres dépenses première cause. Quand une révolution frappe dans ses biens et honneurs la noblesse, le clergé, la magis->

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trature, l'administration, la bourgeoisie, et supprime tout à coup une picke des miche

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partie de la fortune des riches, tous ceux qui achetaient les produits
de l'industrie, et surtout des industries de luxe, se trouvent réduits à
une consommation moindre ou à une impuissance absolue de con- .
sommer: seconde cause. Quand enfin cette révolution, orageuse et
menaçante, ne laisse pas encore entrevoir le port, chacun craignant
pour soi, cherche à se faire oublier dans le présent, à se ménager des
réserves pour l'avenir et se resserre volontairement dans les limites
de la plus étroite consommation: troisième cause. Ces trois causes 3.
pesaient alors sur les ateliers qui se fermaient les uns après les autres.
Les ouvriers congédiés retombaient à la charge des municipalités,
déjà fort embarrassées de nourrir leurs mendiants et de veiller aux
approvisionnements de grains.

Lorsque les assignats commencèrent à se déprécier, il se produisit

1. Séance du 3 octobre 1789.

2. Réflexions présentées à Messieurs de l'Assemblée nationale par quelques citoyens de Lille, 4 décembre 1789. C'est une pensée du même genre qu'exprimait Goudard dans le rapport sur le tarif des douanes. Voir chap. I, p. 38.

3. Il aurait pu ajouter bien d'autres villes. Au commencement de la République, en octobre 1792, Lille avait, sur 60,000 habitants, 28,000 pauvres. · Moniteur du 1er octobre 1792.

un certain mouvement d'affaires et l'industrie parut quelque temps se ranimer. C'était un mouvement de spéculation plutôt que de travail ; chacun sentant la monnaie de papier fondre pour ainsi dire dans ses mains, s'empressait de l'échanger contre une richesse plus substantielle et achetait des marchandises. Mais lorsque se contractent la production qui garnit le marché et la consommation qui le vide sans cesse, c'est-à-dire les deux termes extrêmes du cycle économique, la spéculation, resserrée dans un cercle étroit, s'use sur elle-même et ne produit que quelques gains particuliers, quelquefois scandaleux, sans empêcher que la gêne générale s'accentue.

comme mar

Quand Roland rendit compte à l'Assemblée législative de l'état du commerce pendant le premier semestre de l'année 1792, il s'applaudit comme d'un progrès d'une importation de 227 millions et d'une exportation de 382 millions, tandis que, année moyenne, on n'obtenait auparavant par semestre, disait-il, que 159 et 178 millions. Cependant il ne méconnaissait pas que la dépréciation du papier enflait les chiffres. Les assignats perdant alors 25 p. 100, les millions de Roland doivent d'abord être réduits d'un quart pour entrer en comparaison avec le commerce qui se faisait auparavant en espèces; ensuite, l'importation seule des grains, qui était de 40 millions', doit être défalquée, - d'ailleurs Roland le faisait observer, quant rien moins qu'une prospérité nationale. Reste un chiffre d'importations inférieur aux années moyennes, et dans ce chiffre, les articles de luxe étaient ceux qui avaient le plus souffert : lainages fins, étoffes des Indes, quincaillerie de choix étaient tombés de 40 millions à 12 millions, malgré la hausse des prix; on ne pouvait donc pas accuser l'excès d'importation anglaise. Roland s'en consolait en disant que « la simplicité avait remplacé un luxe effréné ». Indice plus fâcheux les matières premières, telles que laine, soie, chanvre, fer, étain, houille, avaient également subi une forte diminution,et l'importation d'eau-de-vie avait augmenté. A l'exportation, les soieries avaient gagné; les draperies, les batistes, les dentelles aussi. Trouvant moins d'acheteurs en France, elles avaient été en chercher à tout prix sur les marchés étrangers. Le sucre et le café avaient gagné aussi en valeur, mais non en quantité. Ce n'était pas précisément le bilan d'une industrie florissante, et le ministre entonnait mal à propos la trompette dans sa péroraison : « La France devenue le centre des communications mettra, pour ainsi dire, en fusion son génie national dans le caractère particulier de chaque peuple... et posera, d'une manière digne de l'admiration et de la reconnaissance de tous les siècles, les bases de la RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE 2. »

1. Tout un dossier des Archives nationales (F1 178) est rempli de pièces relatives aux achats de grains faits par l'État d'avril à octobre 1792.

2. Voir aux Archives nationales (F12 252) le texte du rapport du ministre de l'in

Les artisans et les ouvriers souffraient donc. Il avait fallu pourvoir à la nécessité pressante, fournir des secours et du travail. Divers moyens étaient proposés. L'Assemblée avait, dès le principe, adopté le système des ateliers de secours 2, qu'un grand nombre de cahiers réclamaient et que plusieurs municipalités avaient spontanément organisés dès le début de la Révolution, avant même la convocation. des États généraux.

A Paris, où les ouvriers sans travail étaient plus nombreux qu'ailleurs, la Constituante mit 15 millions à la disposition de la municipa- | lité pour créer des ateliers de charité. On embrigada tous ceux qui, âgés de seize ans au moins, se présentaient avec un certificat de leur propriétaire constatant leur état de besoin. Chaque atelier devait se composer de deux divisions de cent hommes, sous la direction d'un chef et de deux sous-chefs; la paye avait lieu tous les samedis, en présence d'un contrôleur qui vérifiait si les travailleurs étaient bien munis de leurs outils 3. Précaution insuffisante: les ouvriers ne pro

térieur du 17 décembre 1792.

Cette année pouvant être regardée comme la première de la France nouvelle, il n'est pas sans intérêt de connaître comment le commerce s'est réparti par Etat durant le premier semestre :

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La Hollande et les pays du Nord en général recevaient de France surtout du sucre, du café, du.vin et de l'eau-de-vie.

** L'Allemagne a acheté 30 millions de soieries sur une exportation totale de 45 millions.

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*** Le commerce colonial était ordinairement beaucoup plus considérable.

1. Voir entre autres brochures: de la Nécessité et des moyens d'occuper avantageusement tous les gros ouvriers, motion faite le 20 août 1789 dans l'assemblée du comité du district de Saint-Etienne-du-Mont, par M. BONCERF, de la Société d'agriculture, trésorier de district, réimprimée par ordre de l'Assemblée nationale. 2. Voir, entre autres (p. 151), le discours de MALOUET, du août 1789. 3. Moniteur, 1er décembre 1789. On leur donnait 20 sous par jour.

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I duisirent aucun travail utile. Leur nombre, grossi non seulement de ceux dont les ateliers se fermaient dans la capitale, mais de beaucoup d'autres qui se trouvaient sans ressource dans leur département, monta rapidement de 11,800 en mai 1790 à 19,000 en octobre et devenait menaçant 1. Une émeute éclata; nous avons dit que ce ne fut pas sans peine que La Fayette, à la tête de la garde nationale, rétablit l'ordre 2. Les 15 millions avaient été dévorés dans l'année 1790.

Le maire de Paris sollicita lui-même la suppression des ateliers, ou au moins leur remplacement par un meilleur système de travaux. En effet, des ateliers de terrasse pour les hommes, de filature pour les femmes furent créés, et les salaires payés à la tâche aux hommes valides, à la journée aux enfants, aux femmes, aux infirmes ou aux valétudinaires; mais de toute manière, les salaires durent être inférieurs aux prix courants du travail et furent réservés aux seules personnes nées ou domiciliées depuis plus d'un an dans la ville. Les ouvriers étrangers à Paris retournèrent dans leurs foyers, et 2,600,000 livres furent votées pour aider les directoires à créer, de leur côté, des ateliers. Déjà, un an auparavant, une somme de 38,000 livres avait été assignée pour cet usage à chaque département 3.

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Ateliers nationaux et principes de la Constituante en matière d'assistance publique. Ces précautions ne suffirent pas encore. Les ateliers de Paris se gonflèrent d'ouvriers étrangers au département. On s'en plaignit amèrement à l'Assemblée; un orateur prétendit même qu'on ne les avait attirés à Paris que pour fomenter une révolution. Ces ateliers durent être licenciés une seconde fois, malgré les réclamations de ceux qui y étaient employés, les ouvriers renvoyés dans leur district, le secours qu'allouait le Trésor supprimé, les outils et instruments vendus. On ne conserva que les seules filatures pour les femmes et pour les enfants domiciliés dans la ville ". Des peines sévères furent portées contre l'insubordination et les attroupements. Ces mesures coïncidaient avec la loi du 14-17 juin 1791. Devant le danger, l'Assemblée s'armait de rigueur.

Pour la province, l'Assemblée avait mis d'abord 30,000 livres à la disposition de chaque département et décidé que les salaires seraient payés à la tâche pour les gens valides, et à la journée pour les malades,

1. Voir le discours de LA ROCHEFOUCAULD, 16 juin 1791. Un autre document dit : 28,000 ouvriers.

2. D'autres complots furent encore découverts. Voir le rapport du 28 mai 1791.

3. Voir les décrets du 30 mai-13 juin 1790 et du 31 août 10 septembre 1790.

4. Quatre mille passe-ports furent délivrés à l'Abbaye aux ouvriers des départe

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Hist. parlem., t. II, p. 359, et Moniteur des 26 et 31 août 1790.

5. Décret du 30 mai-13 juin 1790.

6. 28 et 30 juin 1791.

7. Voir séance du 18 février 1791, décrets des 16 et 18-19 juin 1791.

et resteraient au-dessous du prix ordinaire de la journée 1. On accorda, ! après le licenciement des ateliers de Paris, 2,600,000 livres aux départements pour les employer en travaux utiles 2.

De pareils ateliers, tumultuairement organisés, devaient être temporaires comme la crise dont ils étaient destinés à adoucir les souffrances. Ce n'était pourtant pas un mode d'assistance pris au hasard; car il se liait au système général de secours publics dont l'Assemblée comptait doter la France. Dans la pensée des Constituants, la Révolution ne devait pas seulement inaugurer l'ère de la liberté civile et politique, mais faire disparaître, autant qu'il est donné à l'homme sur cette terre, les souffrances physiques et les infirmités morales, en introduisant l'égalité parmi les citoyens et en plaçant dans le gouvernement la justice et l'amour de l'humanité. A leurs yeux, il existait entre les membres de la grande famille qu'on nomme nation une étroite solidarité, qui ne permettait ni à un citoyen de priver la société de son travail, ni à la société d'abandonner un citoyen sans travail. Les uns pensaient avec Montesquieu «<< que l'État doit à tous les citoyens une subsistance assurée3»; les autres disaient, en termes plus explicites encore, avec Rousseau : « Quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n'auraient pas de quoi vivre.» Deux maîtres, dans les livres desquels la génération de 1789 avait puisé ses doctrines politiques, se trouvaient, quoique d'esprit bien différent, d'accord sur ce point; ils avaient eu beaucoup de disciples parmi les publicistes de la seconde moitié du xvIIe siècle, et les Constituants adhéraient docilement à cette théorie quand ils applaudissaient à ces paroles :

<< Tout homme a droit à sa subsistance. Cette vérité fondamentale de toute société, et qui réclame impérieusement une place dans la Déclaration des droits de l'homme, a paru au comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se propose d'éteindre la mendicité. Le devoir de la société est donc de chercher à prévenir la misère, de la secourir, d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire pour vivre ; de les y forcer, s'ils refusent; enfin, d'as

1. Décret du 30 mai 1790, de la Bienfaisance publique, par De Gérando, t. IV, p. 18. 2. Voici comment s'exprimait à ce sujet le comité des finances, uni aux comités d'agriculture et commerce, des domaines et de mendicité (Rapport du 16 juin 1791) : « Vous n'ignorez pas les inconvénients des grands ateliers, ouverts dans la seule intention de présenter quelque apparence de travail, quoique le travail offert soit sans utilité. Vous n'ignorez pas que l'ouvrier, même isolé, qui reconnaît l'inutilité du travail auquel on l'emploie, s'y livre sans courage, sans zèle, et contracte bientôt l'habitude de la paresse, penchant si naturel à l'humanité. »

3. Esprit des lois, Liv. XXIII, chap. xxix.

4. Emile, liv. II.

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