Page images
PDF
EPUB

avoir toujours pensé et professé qu'il ne fallait « ni tout permettre ni tout interdire », et que pourvu qu'on admît le principe de la protection, il admettait très bien, de son côté, la controverse sur la limite à fixer. Or, le projet qu'il présenta, sans changer l'esprit des tarifs, adoucissait les taxes de quelques produits exotiques, et annonçait que cinq ans après la publication de la loi, le droit sur les fers serait diminué d'un cinquième. C'était un commencement de réforme qui, par sa modération, avait l'avantage de ne pas froisser trop rudement les intérêts, et peut-être une chance d'être adopté. Il ne fut pas même discuté. Le ministère Martignac tomba, et son successeur se garda de reprendre un projet désagréable à la droite.

Le système protectionniste de la Restauration. Le système prohibitif qui caractérise la législation douanière de la Restauration demeura intact. Constitué par les lois de 1819 et de 1821 pour les céréales, par les lois de 1816, de 1817, de 1818, de 1820, de 1822 et de 1826 pour les produits de l'agriculture et des grandes fabriques, il s'était proposé comme but de réserver aux producteurs français le marché français. But bien difficile à atteindre complètement dans un état de civilisation où les rapports des peuples sont si fréquents; impossible et illogique quand on avait en même temps la prétention de favoriser et d'étendre le commerce extérieur afin d'obtenir, ainsi que l'avait cherché le colbertisme, une balance favorable et par suite une importation de métaux précieux. Pour réussir, sans commettre de trop grandes injustices, il aurait fallu isoler la France, comme le Japon s'est, jusqu'au milieu du XIXe siècle, isolé au milieu de l'Océan; le travail dit national aurait seul pourvu, tant bien que mal, aux besoins des nationaux, et tous auraient subi la condition commune. Mais dès que la barrière s'élevait à des hauteurs différentes pour les uns et pour les autres, il y avait nécessairement privilège en faveur de ceux, quels qu'ils fussent, qui avaient le droit, comme producteurs, d'imposer leurs marchandises à leurs concitoyens, et le droit, comme consommateurs, de choisir entre les marchandises de leurs concitoyens et celles des étrangers. Il devait y avoir, par suite, une ardente compétition pour être admis à la jouissance de ce privilège.

Pour assurer à l'intérieur l'exécution des lois prohibitives, il fallut étendre encore à de nouveaux objets la surveillance administrative, ordonner, par exemple, que les tissus el tricots de la nature de ceux qui étaient prohibés ne fussent mis en vente qu'avec une marque particulière, prescrire le mode de dévidage et d'enveloppe des cotons filés en France 2, faire des visites domiciliaires, saisir les marchandi

1. Ordonn. des 8-14 août 1816.

2. Loi du 21 avril 1818; loi du 26 mai 1819; ordonn. du 16 juin 1819, du 1er-15 déce bre 1819, du 8-24 avril 1829.

ses suspectes, exciter des mécontentements et des réclamations'. Un mal conduisait à un autre mal.

Pour comprendre les causes de la politique commerciale de la Restauration, il faut envisager la situation économique dans son ensemble. Pendant un quart de siècle la guerre avait eu pour conséquence nécessaire l'interruption du commerce, tout au moins du commerce licite et régulier, entre les belligérants. La grande industrie française, née dans le cours des xvie et xvir siècles sous un régime de protection à laquelle le traité de 1786 avec l'Angleterre n'avait fait brèche que pendant peu d'années, désemparée pendant la Révolution, reconstituée et développée sous le régime de serre chaude du blocus continental, beaucoup moins bien équipée malgré ses progrès que l'industrie anglaise, avait besoin de protection; elle ne pouvait passer subitement d'un régime à l'autre et être entièrement à découvert. Le gouvernement d'ailleurs n'y songeait pas.

Malgré les idées d'union qui avaient défrayé les conversations au congrès de Vienne, on peut dire que les autres gouvernements en Europe n'y songeaient pas davantage. Quand les États, après la signature des traités, furent rentrés en eux-mêmes, ayant recouvré leur ancien territoire ou s'étant approprié une partie du territoire des vaincus, chacun d'eux sembla préoccupé de reconstituer sa nationalité, ou du moins sa personnalité, d'assurer son indépendance politique et économique en serrant les liens de son unité et en s'enfermant derrière une haute barrière de douanes. Sur le continent, des mesures furent prises pour écarter les produits étrangers, particulièrement les produits anglais dont l'introduction à bas prix avait tout d'abord déconcerté les manufacturiers, déshabitués de cette concurrence par le blocus continental. Les pays mêmes qui, lorsqu'ils faisaient partie de l'Empire français, commerçaient librement entre eux et prospéraient par ces échanges, comme la Belgique et la France, regardaient maintenant, les uns et les autres, les relations sur le pied d'égalité comme une cause de ruine. Les PaysBas (Hollande et Belgique) dirigeaient des taxes douanières contre la France, comme la France contre les Pays-Bas. L'Autriche la première avait donné le signal des mesures restrictives. La Prusse avait promulgué son tarif de 1818 et formé avec quelques petites principautés du nord une union douanière; à l'instigation de List, l'Allemagne du sud formait (1824-1828) une autre union; les États de l'ouest suivirent l'exemple. La Russie, en 1822, s'armait d'un tarif prohibitif. L'Angleterre seule, après avoir eu un régime plus restrictif qu'aucune autre

1. « Prenant en considération les représentations adressées de la part d'un grand nombre de manufacturiers et des marchands de bonneterie, soit sur l'insuffisance, en ce qui les concerne, des délais précédemment accordés, soit sur les difficultés qui s'opposent à ce que la marque puisse être séparément appliquée à chacun des objets provenant de leur industrie...» (Ordonn. des 23-30 septembre 1818.)

nation, prenait depuis 1824 une voie différente; mais elle était sans influence à cet égard sur les déterminations du continent qui regardait sa conversion au libéralisme comme le résultat d'une situation économique tout exceptionnelle et qui croyait même y découvrir un piège.

Ce qui nous paraît criticable dans le système de la Restauration, ce n'est donc pas l'adoption d'une politique protectionniste vers laquelle portait l'impulsion des esprits et des affaires en Europe et qui semblait être la condition de l'industrie en France; c'est l'aggravation continuée pendant douze ans d'une protection exagérée sous la pression d'intérêts particuliers. L'agriculture s'était fait fortement protéger, et cependant l'agriculture ne pouvait arguer, comme l'industrie, de son inexpérience et de l'infériorité de son outillage en face des autres nations, puisque avant 1789 la France était - et depuis bien longtemps exportatrice de denrées agricoles. La grande industrie pouvait se dire inférieure à celle de l'Angleterre, mais elle ne l'était pas plus que certaines petites industries que le gouvernement ne protégeait pourtant pas, et elle obtenait des tarifs qui écartant non seulement cette rivale, mais tous les étrangers, lui donnait en réalité, malgré le nom de concurrence intérieure dont on le décorait, le monopole collectif du marché français.

Or, le gouvernement en matière économique, c'étaient les Chambres à la volonté desquelles l'administration, ainsi que nous l'avons vu, obéissait, tout en rechignant parfois, et les Chambres avec le cens à 300 francs pour les électeurs et à 1,000 francs pour les élus, c'étaient exclusivement les industriels et les propriétaires moyens et grands, aristocratie qui quoique n'étant qu'une très minime fraction du peuple français, constituait seule le pays légal et seule avait officiellement la parole par la Chambre des députés, la Chambre des pairs, les conseils généraux, les chambres de commerce, les chambres consultatives des arts et manufactures, et même officieusement par a presse, qui n'était pas alors à bon marché et qui ne s'adressait guère qu'à ceux qui avaient quelque autorité dans les affaires publiques. Cette aristocratie émettait des vœux et faisait des lois pour sa fortune personnelle, convaincue que le haut prix de sa marchandise, fermes à louer, denrées agricoles ou produits fabriqués à vendre, était nécessaire à la prospérité de l'État parce qu'il lui était particulièrement avantageux; nous avons multiplié à dessein les témoignages qui attestent l'âpreté avec laquelle chaque groupe d'intérêts cherchait à peser sur le tarif. De tout temps les lois d'un gouvernement parlementaire sont empreintes du sceau de l'intérêt spécial de la classe dirigeante; mais l'empreinte est plus profondément marquée et la pesée de l'égoïsme plus apparente dans les lois économiques que dans la plupart des autres.

Le blocus continental avait été imposé par la volonté d'un maître ;

enfanté pour la guerre, ce monstre ne devait pas survivre à la guerre. Le régime protectionniste de la Restauration, formé au sein de la paix par la coalition d'intérêts permanents, puissants et vigilants, et sachant, naïvement ou habilement, se couvrir du manteau de l'intérêt public, devait durer longtemps. Après avoir été écarté d'une partie de ses positions pendant une vingtaine d'années, il y est rentré en maître, et il domine non seulement en France, mais dans presque toute l'Europe continentale et aux Etats-Unis: il a donc de profondes racines.

CHAPITRE III

LES EXPOSITIONS

SOMMAIRE.

Débuts pénibles de la Restauration (596). Les mouvements de la Banque de France, indices de l'état du commerce (597). Les expositions (600). La métallurgie et les industries préparatoires mécaniques (602). — Industries préparatoires chimiques (606). — Industries textiles (608). - Industries diverses (614). Classiques et romantiques (618). Industries relevant de l'art La richesse industrielle sous l'ancien régime et sous la Restauration (623).

(621).

Débuts pénibles de la Restauration. Comblée des faveurs de la douane, la grande industrie se développa. Les circonstances secondérent ses entreprises: quinze années de paix sous un gouvernement qu'on savait résolu à ne pas la troubler et dont l'expédition d'Espagne altéra à peine quelques mois la sérénité ; la reprise du commerce maritime; un besoin d'activité que la guerre ne détournait plus; le licenciement même de l'armée de la Loire, qui laissant sans emploi un grand nombre de soldats et d'officiers, fournit aux manufactures un renfort de travailleurs actifs et d'ingénieurs intelligents.

Les débuts cependant furent pénibles 1. La brusque ouverture des frontières aux importations étrangères avait déconcerté plusieurs industries, notamment celle du coton et celle du fer, et ruiné les fabriques de sucre. On travaillait au milieu d'une armée de 150,000 étrangers gardant les places fortes, et beaucoup d'ateliers étaient sans ouvrage :: on supportait les frais de l'occupation: il fallut payer 700 millions de contribution de guerre et de lourdes indemnités à tous les peuples que nos troupes avaient naguère foulés, liquider plus d'un milliard de dettes arriérées depuis 1812; ces charges pesaient lourdement sur le pays.

1. En 1816, le Moniteur disait avec timidité en parlant d'une certaine reprise des affaires à Marseille, à Lyon, à Rouen : « Ces divers détails indiquent sinon un état de prospérité, du moins ce retour au mouvement signalé déjà dans les six derniers mois de 1814 et les trois premiers de 1815. » Moniteur de 1816, p. 361.

2. En voici deux exemples: le 15 février 1815, le préfet du Nord faisait savoir que les 83 filatures de Lille et de Roubaix étaient entièrement arrêtées(Arch.nationales, F1? 628). Le 15 mai 1815, le préfet d'Indre-et-Loire écrivait : « La manufacture de Tours, naguère dans un état brillant de prospérité, se trouve maintenant réduite à la stagnation. Le grand nombre d'ouvriers qu'elle employait a été par suite considerablement diminué; encore ceux qui y trouvent de l'occupation sont-ils menacés d'être bientôt comme les autres privés d'ouvrage et réduits à la misère la plus affligeante. > Arch. nationales, F12 566.

3. L'État eut ainsi à payer, en capital ou en rentes, une valeur représentant environ 2 milliards.

« PreviousContinue »