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de l'île des Cygnes continuait à donner l'exemple de la fabrication de la colle extraite des os au moyen de l'acide sulfurique. L'art du blanchiment et celui de la teinture se développaient; l'emploi des rongeurs donnait lieu à de nouvelles variétés dans les dessins, et le jury se plaisait à reconnaître que plusieurs de ces perfectionnements étaient dus à d'anciens élèves des Gobelins. Nous avons déjà dit que la puissance éclairante du gaz provenant de la combustion de la houille, inventée par Lebon, rendue pratique en Angleterre, commençait à être employée en France, dans quelques établissements publics d'abord, puis dans les passages Vero-Dodat et des Panoramas et au PalaisRoyal; dès 1820, le gaz, un moment discuté, avait triomphé.

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A la même époque, Thénard, Gay-Lussac, Chevreul, Chaptal, Dumas, Lassaigne (jaune de chrome) étendaient le domaine de la chimie et les bienfaits de son application à l'industrie et la Société d'encouragement pour l'industrie nationale stimulait les inventions.

Les machines. La mécanique, qui était à l'arrière-plan sous l'Empire, commença sous la Restauration à occuper le devant de la scène dans plusieurs grandes industries. Comme avant 1814 elle était encore rare et que les ouvriers étaient rares aussi, le nouvel auxiliaire du travail n'avait soulevé d'abord que quelques oppositions isolées parmi des ouvriers ignorants. Il en fut autrement quand, sous le règne pacifique des Bourbons, elle transforma des fabrications entières, au moment même où les travailleurs affluaient.

En 1817 Douglass installa chez des filateurs de Rouen deux pompes à feu de 4 à 8 chevaux, destinées à remplacer les manèges; le préfet vint solennellement les visiter et admira cet engin nouveau qui donnait un travail plus rapide et une économie notable. D'autres filateurs et bientôt d'autres constructeurs suivirent l'exemple. Dietz et Farcot furent récompensés à l'exposition de 1823; quatre autres concurrents parurent à celle de 1827, et diverses améliorations furent apportées à la construction. Sous l'Empire, on comptait à peine une quinzaine d'établissements possédant des machines à vapeur, dont une seule à haute pression; en 1820, l'administration des mines en recensait déjà 65; à la fin de 1830, il y en avait 625, représentant une force d'environ 10,000 chevaux.

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La vapeur avait passé de la machine fixe dans la manufacture au moteur pour le transport. La France, qui avait eu, grâce au marquis de Jouffroy, l'honneur des premiers essais de ce genre avant la Révo

1. Voir le rapport de 1819.- Voir aussi le rapport de 1827 et le chapitre précédent. 2. Pour l'ensemble des travaux de Chevreul voir l'éloge lu par M. BERTHELOT dans la séance publique annuelle de l'Académie des sciences du 22 décembre 1902. 3. Pecqueur proposait même, à l'exposition de 1827, un système à rotation immédiate qui paraît être théoriquement le plus simple, et dont on a cherché longtemps la réalisation avant l'adoption presque générale des cylindres horizontaux.

lution et qui aurait pu profiter sous le Consulat du génie de Fulton, avait, depuis 1820, d'habiles constructeurs de bateaux à vapeur; en 1827, Seguin, l'inventeur ou du moins un des inventeurs de la chaudière tubulaire, lançait sur le chemin de fer de Saint-Étienne la première locomotive française pour le transport de la houille.

Au conseil des manufactures on ne connaissait pas exactement l'état de cette industrie. En effet, dans la séance du 29 août 1825,1 une discussion s'étant engagée à propos de la réforme anglaise qui levait la prohibition d'exporter des machines et du mémoire d'un Français qui, revenant d'Angleterre, écrivait : « Je déclare que l'infériorité de la France est prodigieuse, et j'ose en outre affirmer qu'il y a en ce moment en Angleterre une impulsion merveilleuse », on cita seulement deux établissements, celui de Chaillot et celui de Charenton comme fabriquant des pompes à feu, 2 et deux autres, l'un à Paris et l'autre en Alsace, comme faisant diverses autres machines. Chaptal répliqua que l'énumération était incomplète, qu'il existait dix à douze établissements de premier ordre en ce genre, que l'usine Manby, à elle seule, occupait 300 ouvriers, et il conclut qu'il ne convenait pas de leur créer une concurrence en facilitant l'importation des machines étrangères. "

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Le domaine de la mécanique commençait à s'étendre sur les outils comme sur la force motrice. Le cardage de la laine et la filature de la laine cardée se faisaient dans de grands établissements et avec des machines; plusieurs essais, encore imparfaits, avaient eu lieu pour appliquer également la mécanique aux travaux de la laine peignée. Ternaux, qui occupait le premier rang dans l'industrie des lainages, avait, dès 1811, introduit dans sa manufacture de Bazancourt la filature mécanique de la laine peignée par le procédé Dobo.

Les cardes à chardons, imaginées par Douglass, les cardes métalliques, alors à leur début, la peigneuse de Collier et la tondeuse oscillante ou rotative, dont Collier et Poupart se disputaient l'invention, complétaient alors l'outillage mécanique des fabriques de draps. Depuis 1825 les filatures de coton étaient toutes munies de bancs à broches, et quelques essais étaient tentés pour créer le tissage automatique. Les

1. Arch. nationales, versement du ministère du commerce en 1899, no 5.

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2. Les machines à vapeur consommaient alors beaucoup de charbon. A l'exposition de 1827 le jury récompensa la machine à cylindre oscillatoire de Cavé qui consommait par heure 6 kilos de charbon pour une machine de 1 cheval, 49 pour une machine de 20 chevaux, 130 pour une machine de 100 chevaux.

3. Le tarif de 1791 imposait les machines à 15 p. 100 de leur valeur. De 1818 à 1820 des lois de douanes élevèrent à 30 p. 100 la taxe sur les pompes à feu.

4. Les bancs à broches se perfectionnaient; en 1815 une broche en chaine no 28 produisait par an 4 kil. 50; en 1845 elle en produisait 15. En 1827 Collier avait exposé un métier à tisser. Voir Rapport, p. 353. D'autres, particulièrement Despiau et Josué Heilmann avaient fait aussi des tentatives du même genre. Voir Expos. univ. de 1851, t. III, 1re partie, 2o section, p. 338.

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tours à filer la soie exerçaient le génie des inventeurs, et vers la fin de la Restauration, Meynier imaginait le battant-brocheur qu'il appliquait à la fabrication des rubans façonnés.

C'est aussi l'époque où les forges, tout en écartant les Anglais de notre marché, cherchaient à s'approprier leurs procédés et renouvelaient leur outillage. Depuis 1825 surtout on les vit s'armer du soufflet à piston, du marteau frontal, du cylindre étireur, de la grue pivotante, du chariot monté sur les charpentes de la toiture, pendant que dans d'autres ateliers, des machines commençaient à percer et à rogner le fer, que des scies circulaires et des planeuses coupaient ou menuisaient le bois. Comparées à l'outillage des usines de nos jours, ce n'étaient encore que de rares et faibles instruments; néanmoins c'était le début d'une révolution industrielle. Les Douglass, les John Collier, les Schlumberger, les Koechlin, les Calla, les Périer en étaient les agents les plus actifs. 2

Le comte de Villèle étant ministre disait : « Une révolution se prépare dans le monde commercial, craignons que la France ne reste en arrière. »

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Sentiments des manufacturiers et des ouvriers à l'égard des machines. Déjà à l'exposition de 1819 le jury portait ce jugement, un peu prématuré, sur l'industrie de la laine cardée : « L'adoption des machines est devenue si générale que le petit nombre d'établissements qui sont restés en arrière ne pourront bientôt plus soutenir la concurrence des autres fabriques. 3 » Il aurait pu parler à peu près dans les mêmes termes de la tonte des draps, de la filature du coton, du moulage et de la taille des cristaux, de la presse à imprimer mécaniquement et de maintes autres opérations dans lesquelles la machine remplaçait ou secondait l'ouvrier en augmentant sa force. Le jury applaudissait parce qu'il voyait dans ces inventions non seulement l'accroissement des produits, mais une délivrance pour l'ouvrier. 5

Celui-ci pensait autrement. Devant des phénomènes d'un genre nouveau en France, il ne voyait que l'effet immédiat sur sa propre desti

1. Le jury de 1819 attribuait à Dufaud, ancien élève de l'école Polytechnique, la substitution du cylindre étireur au martinet.

2, L'usine des frères Périer, à Chaillot, était alors dirigée par Edwards, leur successeur. Il faut encore citer, parmi les constructeurs de machines, Mauby et Wilson, Waddington, Dietz, Laborde, Hallette d'Arras, etc. Voir pour l'historique des machines le rapport du général PONCELET, Expos. de 1851, t. III, 1re partie.

3. Voir DE COLMONT, p. 66. La filature d'Ourscamp fut fondée sous la Restauration par un Français qui avait été étudier l'outillage mécanique en Angleterre. 4. La première fut exposée en 1827 par Gaultier-Laguisme.

5. Le rapporteur de l'exposition de 1827 signalait ainsi un des avantages de la machine à peigner la laine de John Collier : « Cette machine peut être soignée par deux enfants, lorsqu'un moteur y est appliqué; elle produit l'effet de cinq peigneurs à la main. »

née. Sans pouvoir, faute d'expérience et d'instruction, étendre sa vue plus loin, il s'apercevait que le métier qui occupait deux personnes n'en occuperait plus qu'une; que la mull-jenny, avec un homme et un enfant, ferait le travail de cent à deux cents fileuses. Son jugement en cette matière, malgré les changements qui s'accomplissaient sous ses yeux, n'était pas plus avancé que celui des ouvriers fileurs de Caen à l'époque de la convocation des États généraux.

Les faits semblaient d'ailleurs confirmer son raisonnement. Du jour au lendemain, des ouvriers se trouvaient remerciés par leur patron qui avait monté de nouvelles machines ou qui succombait sous la concur. rence des machines; et, avant qu'ils eussent trouvé un autre emploi, l'hiver arrivait, amenant le froid et la faim. Ceux qui persistaient dans leurs vieux errements, par routine, par mauvaise humeur ou par impossibilité de changer, vivaient misérablement d'un mince salaire que réduisait chacun des perfectionnements introduits dans la manufacture voisine.

Pour qu'une classe quelconque de la société, même parmi les plus éclairées, accepte comme des nécessités les coups qui la frappent directement, et se résigne sans murmurer au sacrifice passager de ses intérêts dans l'espérance que la société en tirera plus tard un avantage général, il faut qu'elle soit douée d'une grande force morale. Une longue expérience et l'instruction, qui habitue l'homme à réfléchir, auraient peut-être pu éclairer la classe ouvrière. Elle n'avait alors ni l'une ni l'autre.

Les ouvriers et les artisans d'un côté, les grands industriels de l'autre et avec eux l'administration centrale, regardaient la transformation de points de vue bien différents. Voici deux exemples.

En 1816, une pétition de cordonniers demanda au ministre d'interdire la fabrication des chaussures corioclaves d'Olivier, pour laquelle << on emploie principalement des moyens mécaniques et dont l'adoption, si elle vient à se généraliser, entraînera la ruine de leur industrie ». Le ministre répondit qu'il n'y pouvait rien. 2

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En 1821, une coalition se produisit à Lodève contre le drapier Etienne Faulquier, qui avait installé une tondeuse dans sa fabrique. 3 On trouve à cette époque plusieurs exemples de ce genre.

En 1823, le préfet des Basses-Pyrénées fit savoir au ministre qu'un sieur Layrisse, négociant à Oloron, avait inventé une machine au moyen de laquelle il préparait les étoffes «< en très peu de temps et sans le concours des bras ». Il offrit ses services aux tisserands d'Oloron qui les acceptèrent, « en sorte que les ouvriers qu'ils occupaient chez

1. Voir, sur ce sujet, les justes observations de SISMONDI, Nouveaux principes d'économie politique, édition de 1827, t. I, p. 332.

2. Arch. nationales, F1 95140.

3. Archives du dép. de l'Hérault.

eux se trouvent réduits à l'inaction et à la misère ». Les ouvriers allèrent trouver le préfet, qui regretta d'être impuissant. « L'industrie, dont la liberté veut être respectée, produit des abus auxquels il est difficile de remédier; ceux qui excitent les plaintes qui me sont faites ont été depuis longtemps prévus; mais la législation n'offre aucun moyen de les faire disparaître. » Le Comité consultatif des arts et manufactures protesta contre le mot abus, et conseilla seulement d'autoriser le préfet à donner un secours de charité aux ouvriers sans ouvrage. 1

Des publicistes prirent à tâche d'élever ces plaintes contre les machines à la hauteur d'une théorie économique. Frappés des maux que causait l'avènement des machines et ne réfléchissant pas qu'ils sont la rançon inévitable de toute transformation sociale, ils prirent l'accessoire pour le principal: ils déclarèrent, ce qui est très vrai, que les produits sont faits pour les hommes, et non les hommes pour les produits, et ils en conclurent, à tort, qu'il fallait s'opposer à la multiplication des machines, afin de conserver aux hommes le salaire qui les faisait vivre. Il y avait eu à cette époque des crises intenses et il y avait de grandes misères en Angleterre. Comme l'Angleterre avait devancé la France dans la voie nouvelle et que nos inventeurs puisaient chez elle la plupart de leurs inspirations, on menaça la France de toutes les calamités dont souffraient nos voisins et que l'imagination grossissait. Doctrine de Sismondi. - Sismondi, qui avait vécu à Londres et dont le nom était une autorité, fut le chef de cette école. 2

En Angleterre, écrivait-il, « la masse de la nation semble oublier, aussi bien que les philosophes, que l'accroissement des richesses n'est pas le but de l'économie politique, mais le moyen dont elle dispose pour procurer le bonheur de tous ». Économiste, il comprenait la relation qui existe entre l'accumulation des capitaux, la division du travail et les machines. Aussi ne proscrivait-il pas formellement les machines;

1. Arch. nationales, F12 95113. Voir le procès-verbal en appendice.

2. Voir SISMONDI, Nouveaux principes d'économie politique, principalement les livres IV et VII. L'auteur avait publié la première édition en 1819; il publia la seconde édition, fort augmentée, en 1827, au moment de la crise. Il disait alors dans la préface: «< Sept ans se sont écoulés, et les faits me paraissent avoir victorieusement combattu pour moi. Ils ont prouvé, mieux que je n'aurais pu le faire, que les savants dont je m'étais séparé étaient à la poursuite d'une fausse prospérité; que leurs théories, là où elles étaient mises en pratique, pouvaient bien accroître la richesse matérielle, mais qu'elles diminuaient la masse de jouissances réservées à chaque individu; que, si elles tendaient à rendre le riche plus riche, elles rendaient aussi le pauvre plus pauvre, plus dépendant et plus dépourvu. » P. iij. -- Il a consacré spécialement deux chapitres, le chapitre vii du livre IV et le chapitre vi du livre VII, aux machines, et il revient sur cette question dans plusieurs autres parties de l'ouvrage. Bien avant SISMONDI, MONTESQUIEU avait émis l'opinion « que les machines dont l'objet est d'abréger l'art, ne sont pas toujours utiles »>. Esprit des Lois, liv. XVIII, ch. xv.

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