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mais il affirmait qu'elles diminuent l'ouvrier en le réduisant lui-même à l'état de machine; qu'elles absorbent une partie du capital qui était employé auparavant en salaires et éliminent l'ouvrier; que si la production d'une nation augmente plus que son revenu, le débit devient impossible sur le marché encombré, et que bientôt le travail s'arrête : c'est la crise; que la décroissance de la demande de travail réduit falalement la classe ouvrière à un salaire misérable; que la baisse des prix qui mettraient les marchandises plus à sa portée est ainsi sans effet, ou produit un mauvais effet si elle excite en lui des désirs qu'il ne peut satisfaire faute d'argent; que le contraste scandaleux de l'opulence des manufacturiers et de l'indigence de leurs ouvriers est un ferment de haines sociales.

Sismondi citait, entre autres exemples, celui de l'imprimerie : « L'imprimerie transportée en Europe à une époque où il n'y avait aucun zèle pour l'étude, aucune demande pour les livres, l'aurait plongée dans une barbarie plus grande encore que celle où elle croupissait; car elle aurait fait disparaître absolument la race des copistes. 1» Comment Sismondi n'a-t-il pas réfléchi que si les livres n'avaient pas été demandés, ils n'auraient pas porté préjudice aux copistes, et que s'ils s'étaient répandus grâce au bon marché, ils auraient suscité le besoin de lire ? C'est précisément ce qui a eu lieu au xvre siècle.

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Sismondi demandait ironiquement si dans l'Angleterre manufacturière, il faudrait offrir une récompense à celui qui trouverait le moyen de faire accomplir tout l'ouvrage des 959,000 familles par 90,000, et prenant à partie Ricardo au sujet de la théorie du produit net, il s'écriait: «En vérité, il ne reste plus à désirer que le roi, demeuré seul dans l'île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l'ouvrage de l'Angleterre ! » Sans doute, en certains lieux de l'Angleterre, Sismondi avait pu voir le triste spectacle d'ouvriers réduits au chômage par l'introduction des machines. Mais comment ne s'apercevait-il pas que son hypothèse tournait contre lui? Si le travail d'un seul homme venait à suffire pour tout l'ouvrage de l'Angleterre, quel pays de Cocagne eût-ce été où les marchandises n'auraient coûté pour ainsi dire rien? Le peuple ne gagnant rien, aurait-il objecté, n'aurait eu aucun moyen d'acheter. Alors, lui aurait-on répondu, pourquoi, le produit restant sans emploi, le roi aurait-il pris la peine, quelque légère qu'elle fût, de tourner la manivelle, et d'autre part, s'il était si facile de produire, comment beaucoup d'Anglais n'auraient-ils pas eu l'idée de faire comme le roi et n'auraient-ils pas offert, concurremment avec le roi, à vil prix des produits qui leur auraient coûté si peu ?

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Sismondi insistait en précisant. « Tous les ouvriers de l'Angleterre

1. SISMONDI, Nouv. princ. d'économie polit., t. II, p. 1319. 2. Ibid., t. II, p. 331.

seraient mis sur le pavé, si les fabricants pouvaient à leur place employer des machines à vapeur avec 5 p. 100 d'économie. » L'expérience a donné tort à cette prédiction; car l'économie que procurent aujourd'hui les machines est de beaucoup supérieure à 5 p. 100, et cependant la population industrielle de l'Angleterre a plus que doublé depuis 1821.

Sismondi s'effrayait de « l'engorgement du commerce », du « nombre des manufactures qui versent sur le marché des produits qui surpassent infiniment la possibilité d'acheter du public ». L'expérience a encore donné tort à cette appréhension; car l'agriculture et l'industrie versent aujourd'hui sur les marchés une quantité de produits énormément plus considérable qu'en 1826; ces marchandises trouvent des acheteurs, et il s'en faut de beaucoup que cette abondance rassasie de richesse l'humanité.

Sismondi confondait les engorgements momentanés de certains canaux de la circulation, qui sont des causes de crise, avec une surabondance générale de la richesse. Il n'y a pas de surabondance de ce genre ; production et consommation sont deux termes étroitement liés l'un à l'autre dans le mouvement économique des nations; la production qui crée la richesse donne au producteur les moyens de payer la consommation qui absorbe le produit, et plus le produit est facilement obtenu, plus le bon marché sollicite l'acheteur.

Sur la question de la production Sismondi se trompait donc. Sur la celle de la répartition son inquiétude n'était pas sans motif, quand il considérait l'Angleterre où la transformation de l'outillage par les machines avait été brusque et affectait un nombre très considérable d'ouvriers, où la loi des pauvres entretenait et élargissait la plaie du paupérisme, où les lois douanières assuraient un revenu aux propriétaires fonciers en renchérissant les denrées, où les ouvriers de l'industrie rurale souffraient de la diminution de leur travail et les ouvriers des fabriques subissaient un travail d'une durée excessive dans des ateliers malsains pour un salaire qui n'avait pas encore augmenté. Mais la France, qui n'avait pas de lois de pauvres et dans laquelle l'évolution était beaucoup plus lente et moins générale, ne ressentait pas les mêmes maux; il n'y avait guère que les fileuses de la campagne qui eussent été jusque là fortement atteintes; dans les villes le travail n'était pas réduit. La thèse des moralistes reposait donc en France sur des considérations théoriques plutôt que sur l'expérience des faits.

Néanmoins elle était un signe des temps. Deux écoles économiques divergentes se formaient : l'une qualifiée de classique, mot impropre, et représentée surtout par J.-B. Say, s'attachant principalement aux problèmes de la production et de la circulation, et concluant à la liberté; l'autre, à la suite de Sismondi, se préoccupant surtout de la répartition, sans innover relativement aux théorèmes fondamentaux, et

dans cette répartition se préoccupant surtout du bien-être des masses. Des journaux et des brochures répétaient ces griefs contre les machines, sans se montrer toujours aussi réservés que Sismondi sur la question des remèdes, et la liberté du travail fut attaquée sous diverses formes en France, au moment où elle commençait à accroître la richesse de la nation.

Alban de Villeneuve-Bargemont, dans son Économie politique chrétienne, publiée en 1834, passait en revue les arguments produits par nombre d'auteurs pour ou contre les machines. Sans les proscrire positivement, il ne les admettait qu'aux conditions suivantes: «< 1° Augmenter le travail, les salaires, la consommation, la distribution de l'aisance et du bonheur dans tous les rangs de la société ; 2o améliorer les forces physiques et morales des ouvriers, ou du moins ne pas leur être nuisible. Tout procédé mécanique qui ne peut contribuer à ces résultats est un présent funeste. » C'était beaucoup leur demander, et comme elles ne réalisaient pas cet idéal, l'auteur les condamnait sur des chefs d'accusation qu'il croyait fatalement inhérents au système et qui n'étaient qu'accidentels 1. « Il est bien reconnu aujourd'hui que l'emploi des machines et l'extrême division du travail, loin d'avoir amélioré l'intelligence des ouvriers, ont obtenu partout des résultats diamétralement opposés. Les machines enlèvent du travail aux hommes, et les forcent à chercher d'autres ouvrages plus pénibles et moins productifs; la division du travail porte toutes leurs facultés intellectuelles sur un seul objet mécanique et les abrutit nécessaire

ment. »

Nécessité el avantages des machines. - Où pouvait aboutir cette attaque contre les machines? A leur suppression? Mais la machine, c'est, comme la définissait très justement, dès l'année 1827, un ouvrier anglais consulté dans une enquête, « tout ce qui, au delà des dents et des ongles, sert à travailler ». Prétendait-on supprimer l'aiguille de la couturière, la charrue du laboureur? Il serait aussi raisonnable de le proposer que de s'élever contre le métier renvideur ou contre la locomotive. S'il est bon que l'homme ait des outils, il est bon qu'il les ait le plus perfectionnés possible. Comment d'ailleurs empêcher la multiplication des machines? Il aurait fallu non seulement renoncer absolument à tout commerce extérieur, mais à toute relation avec l'étranger.proscrire à l'intérieur toute instruction, toute réflexion. Il est impossible d'étouffer la pensée; elle se fait jour plus ou moins péniblement à travers les obstacles que peuvent accumuler les gouvernements despotiques. Mais il est, si dire se peut, mille fois plus impos

(1) ALBAN DE Villeneuve-BargemONT, Économie politique chrétienne ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, t. I, p. 381 et 383.

sible encore d'étouffer le génie de l'invention qui sollicite à chaque instant l'homme, même le plus grossier, dans les travaux journaliers de la vie. Si le perfectionnement des moyens de production était un mal social, il faudrait s'y résigner et chercher à en alléger les effets par des voies indirectes.

Mais loin d'être un mal, cette recherche de l'esprit créateur est la condition et l'instrument du progrès. Le perfectionnement des machines, c'est-à-dire l'application plus directe de l'intelligence à la transformation de la matière, épargne le labeur de l'homme, ajoute de nouvelles forces à sa force et l'aide à plier la nature à ses besoins. Il lui permet de faire ce qu'il n'aurait jamais fait sans cette assistance. A la nage, il traverse péniblement les fleuves et craint de succomber à la violence du courant; avec les barques, il remonte ce courant; avec les vaisseaux, il traverse les mers; aidé des voiles, il supplée à un travail si pénible qu'on en faisait le supplice des malfaiteurs; aidé de la vapeur, il se met à l'abri de l'inconstance des vents, et le nouveau continent, qu'il fallut un homme de génie pour découvrir dans les mers lointaines où il était resté caché à toute l'antiquité et au moyen âge, il l'a placé à six jours à peine de distance de l'Europe, moins qu'il n'en fallait à l'homme, sans machines, pour se rendre de Paris à Bordeaux. Toute la population de l'Angleterre, condamnée aux galères à perpétuité, serait loin de suffire aujourd'hui à mettre en mouvement sa marine. A Paris, quelques machines tirent chaque nuit nos journaux par centaines de mille; il faudrait une armée de plusieurs millions de copistes pour obtenir dans le même temps ce travail, si l'homme possédait seulement la machine primitive qu'on appelle une plume. Combien faudrait-il de chevaux, lesquels sont eux-mêmes des machines vivantes, pour rendre aujourd'hui les mêmes services que les chemins de fer? Si on pouvait avoir les chevaux, pourrait-on jamais avoir la vitesse? Pourrait-on avoir la même économie et arriver jusqu'à transporter 1,000 kilogrammes à la distance d'un kilomètre pour quatre centimes? A quel prix reviendrait le numéro du journal dont la seule transcription aurait occupé plusieurs hommes pendant une nuit entière? Possibilité d'atteindre les choses qui étaient auparavant hors de la portée de l'homme, abaissement du prix de celles qu'il pouvait déjà se procurer: double résultat du perfectionnement des machines dont on ne saurait nier l'importance, à moins de nier l'industrie elle-même. Ces considérations sont devenues une banalité au commencement du xxe siècle. Elles ne l'étaient pas sous la Restauration et nous devons nous mettre quelque peu dans l'esprit des contemporains pour envisager le problème.

Sans doute, même alors, on n'osait pas contester positivement ces résultats, bien que les adversaires des machines n'en aperçussent pas les conséquences relativement au bien-être des masses, qui sont, d'une

part, l'accroissement des consommateurs par la multiplication et le bon marché des produits, et d'autre part, une certaine tendance à l'égalité des jouissances. Le costume de l'ouvrier diffère beaucoup moins aujourd'hui de celui du millionnaire qu'autrefois du costume du grand seigneur. Aujourd'hui la même locomotive emporte avec la même vitesse le pauvre hère dans un wagon bien couvert et le riche dans un coupé bien rembourré; naguère, l'un allait en chaise de poste et l'autre à pied.

Ce que l'on contestait, c'était l'influence des machines sur la hausse des salaires. Où pénétrait la machine, on voyait peut-être le produit baisser, mais on voyait certainement baisser les salaires de ceux qui essayaient de faire concurrence à la machine, ou s'évanouir les salaires de ceux dont la machine avait rendu les bras inutiles dans l'atelier perfectionné, et l'on gémissait des misères d'une société en proie à la concurrence industrielle. ' « Il serait odieux de peser l'avantage du bon marché contre celui de l'existence » 2; et d'ailleurs, affirmait encore Sismondi avec plus de confiance que de véracité, « les manufactures perfectionnées n'ont jamais diminué le prix de leurs produits que dans une proportion arithmétique, tandis qu'elles ont suspendu la maind'œuvre dans une proportion géométrique. »

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Doctrine des économistes libéraux. On refusait de voir, malgré les démonstrations de Jean-Baptiste Say et d'autres, que le capital destiné à rémunérer le salaire ne souffrait aucune diminution, qu'au contraire, il s'accroissait le plus souvent et pouvait rémunérer mieux les ouvriers, ou tout au moins en appeler un plus grand nombre au travail.

Exemple: Un industriel qui employait dans sa manufacture un capital de 300,000 francs, dont un tiers en matière première et deux tiers en salaires, trouvait-il une machine qui réduisait de moitié la maind'œuvre? Il ne laissait pas improductifs les 100,000 francs qu'il se trouvait dès lors avoir en excédent. Il en employait une partie à

1. La misère du chasseur sauvage, qui périt si souvent de faim, n'égale point celle des milliers de familles que renvoie quelquefois une manufacture; car du moins il reste au premier toute l'énergie et toute l'intelligence qu'il a mises à l'épreuve toute sa vie. Lorsqu'il meurt faute de trouver du gibier, il succombe à une néces• sité que la nature elle-même lui présente, et à laquelle, dès le commencement, il a su qu'il devrait se soumettre, comme à la maladie ou à la vieillesse. Mais l'artisan renvoyé de son atelier avec sa femme et ses enfants a perdu par avance les forces de son âme et celles de son corps ; il est encore entouré par l'opulence; il voit encore à chaque pas sous ses yeux l'aliment dont il a besoin; et si le riche lui refuse un travail par lequel l'ouvrier offre jusqu'au dernier moment d'acheter du pain, ce sont les hommes qu'il accuse, et non la nature. » SISMONDI, Nouveaux principes d'économie politique, édition de 1827, t. II, p. 314.

2. Ibid., t. II, p. 318.

3. Ibid., p. 324.

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