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sister sans travail ceux à qui l'âge ou les infirmités ôtent tout moyen de s'y livrer 1. »

Ainsi s'exprimait par la bouche de son rapporteur, La Rochefoucauld-Liancourt, le comité créé le 21 mars 1790 pour l'extinction de la mendicité. C'est à peu près ce qu'avait demandé, dès le 3 août 1789, Malouet dont la motion avait été renvoyée à l'examen des bureaux 3. << Là où il existe une classe d'hommes sans subsistance, disait-il encore, là existe une violation des droits de l'humanité; là l'équilibre social est rompu *. »

Sentiment généreux, mais formule qui devenait dangereuse par le défaut de mesure. Elle compromettait la responsabilité de la société. Celle-ci ne peut voir avec indifférence la misère de ses membres; mais elle ne doit pas contracter l'obligation « d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire 5 ».

Une doctrine inspirée par Rousseau, et très répandue dans les salons, enseignait que l'homme sauvage trouvait dans l'absence de tout gouvernement une liberté complète et dans la fertilité de la nature une subsistance assurée; qu'en passant à l'état social, il abandonnait pour d'autres biens une partie de ces avantages naturels, et que la société

1. Plan de travail du comité pour l'extinction de la mendicité, p. 5, t. LXXV des procès-verbaux de l'Assemblée nationale.

2. Il y a eu sept rapports de LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT sur cette matière, présentés du 30 mai 1790 à septembre 1791.

3. Malouet proposa « qu'il fût établi, dans chaque paroisse des grandes villes, des bureaux de secours et de travail, correspondant à un bureau de répartition formé dans la capitale de chaque province, et à un bureau général de surveillance en permanence à la suite de l'Assemblée nationale, à l'effet de dresser dans chaque paroisse le rôle exact de tous les individus dépourvus de travail et de subsistance, et de pouvoir assurer, dans l'instant, à tous ceux qui se présenteraient, une nourriture suffisante en argent ou en nature, sauf à employer ceux qui seraient en état de travailler dans les ateliers de la paroisse ou dans ceux des entrepreneurs et manufactures de la province qui voudraient s'en charger, ou dans ceux qui seraient créés par le bureau central, auquel on enverrait à cet effet l'état de tous les hommes sans emploi dans les provinces. etc., etc. ».

4. « Nous ne parlerons pas ici des droits de la pauvreté ; ils ne sont méconnus d'aucun de ceux qui, portant dans leur cœur quelque sentiment d'humanité, ont donné d'ailleurs quelque attention à la formation des sociétés et à l'immense différence des fortunes. Nous savons tous que si la propriété est la base des associations politiques, si le devoir sacré des lois est d'en faire religieusement observer le culte et d'en assurer le maintien, le culte de l'humanité est plus sacré encore ; et que là où il existe une classe d'hommes sans subsistance, là existe une violation des droits de l'humanité ; là l'équilibre social est rompu. Nous ajouterons seulement à cette vérité, avouée par nous tous, que si le soulagement de la pauvreté est le devoir d'une Constitution qui a posé ses fondements sur les droits imprescriptibles des hommes, elle est encore le besoin d'une Constitution sage qui veut assurer sa durée sur la tranquillité et le bonheur de tous les individus qu'elle gouverne. >>> Quatrième rapport du comité de mendicité, p. 2 (Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. LXXV).

lui devait une compensation pour les sacrifices qu'il lui faisait 1. Il n'en est rien. Dans l'état social, il y a sans doute des misères; il y en a même qui peuvent être imputées à l'organisation sociale et elles sont rendues plus poignantes par le contraste de la richesse; mais la liberté est beaucoup mieux garantie contre la violence, et la masse des produits à consommer est rendue plus considérable par la sécurité du travail et par l'association des forces. L'homme gagne beaucoup, et en somme, il ne perd rien. S'il n'a plus les droits trop vantés de cueillette, de chasse et de pêche qui laissent parfois le sauvage jeûner et périr et ne lui procurent jamais qu'une maigre existence, il a les innombrables ateliers de l'agriculture, de l'industrie et du commerce qui réclament ses bras, et permettent, en temps ordinaire, à ceux qui y travaillent d'acheter leur nourriture, des vêtements, de louer un logement, et il jouit des nombreux services gratuits de la communauté. Sur le sol où la barbarie faisait végéter dans les privations quelques milliers d'individus, la civilisation en entretient des millions dans une abondance relative.

Les rapports de La Rochefoucauld. Le xvme siècle, ou plus exactement la société sentimentale qui se complaisait dans l'utopie de Rousseau, avait méconnu le progrès. Il en porta la peine, et l'Assemblée qui a le plus hautement proclamé la doctrine féconde de la liberté et de la responsabilité, se trouva induite à faire peser sur la communauté tout le fardeau des misères individuelles et exposée à propager l'incurie en dégageant le misérable du souci des conséquences; le comité sentait le péril. La Rochefoucauld avouait que « la paresse, l'indépendance et l'heureuse facilité de vivre au jour le jour ont et auront toujours un grand attrait pour le commun des hommes... et que tel homme qui n'eût pas compté sur l'ouvrage fourni par le gouvernement, en eût été chercher à quelque distance que ce fût 2». Le bon sens du rapporteur tempérait l'exagération du principe, et les détails de son plan témoignent fréquemment de la sagesse de ses vues; mais le principe demeurait, et il vicia l'ensemble.

Avant de le rédiger, le comité avait voulu voir de ses yeux l'état des

1. Comme exemple de la diffusion de cette doctrine dans la classe lettrée, nous citons une phrase d'un rapport de CABANIS à la commission des hôpitaux, qui date précisément de cette époque et se rapporte au même objet que les rapports du comité pour l'extinction de la mendicité : « La pauvreté est en général l'ouvrage des institutions sociales: c'est donc aux exécuteurs de la volonté publique, aux personnes armées de la puissance nationale à veiller sur des besoins qui sont la censure la plus amère des lois et de l'administration. Tant qu'un homme est en état de faire un travail quelconque, ce n'est pas l'aumône qu'il faut lui donner, c'est le travail qu'il faut lui fournir. » Le Mouvement religieux à Paris pendant la Révolution, par le Dr ROBINET, t. I, p. 222.

2. Quatrième rapport, p. 78.

choses. Il avait visité les hospices et hôpitaux de Paris. Presque partout il avait rencontré des abus invétérés, la routine paralysant les efforts de la bonne volonté, de grandes sommes mal dépensées, des malades enfermés dans une atmosphère pestilentielle, des enfants élevés dans la fainéantise, une charité inintelligente, des responsabilités qui se dérobaient'. Aussi ne se montra-t-il pas partisan des maisons

1. L'Assemblée voulut que le comité lui présentat un rapport sur les visites auxquelles il avait procédé. Sans entrer dans le détail de l'organisation hospitalière avant 1789, nous pensons qu'il n'est pas hors de notre sujet d'indiquer brièvement par quelques extraits la manière dont étaient alors administrés les secours. Necker en 1784 évaluait le nombre des établissements à 700 hôpitaux et à 100 petits asiles, leur revenu à 18 à 20 millions et les personnes secourues à 105,000. Le comité de la Constituante évaluait le nombre total des établissements à 1,115 et le revenu à 28 millions.

L'Hôpital général, fondé sous le règne de Louis XIII, avait un règlement datant de 1656; il possédait la maison de Scipion qui était un dépôt de vivres et une boulangerie livrant environ 20,000 livres de pain par jour, des moulins à Corbeil et les établissements hospitaliers de la Pitié, de Bicêtre, de la Salpêtrière, de Sainte-Pélagic, du Saint-Esprit, trois maisons d'enfants trouvés (la Crèche, l'hôpital de Vaugirard,la maison Saint-Antoine), et le Mont de piété. Il assistait environ 15,000 pauvres par an. A la Pitié, où le comité loue la construction des nouveaux doctoirs et la nourriture, il critique vivement l'hygiène et l'éducation. On ne vaccinait pas les enfants, leur instruction se bornait à la lecture, à l'écriture et à la religion, laquelle occupait cinq heures par jour; les administrateurs avaient renoncé à leur faire fabriquer des lacets parce qu'ils n'en trouvaient pas le débouché,et les pupilles restaient dans une sorte d'oisiveté jusqu'à ce qu'après la première communion ils fussent mis en apprentissage. « En général ils ne tournent pas à bien »; les administrateurs avouaient que plus des trois quarts désertaient de chez leur maître. La Crèche recevait (sans informations depuis quelques années) cinq à six mille enfants par année dont le tiers mourait pendant le premier mois et les trois cinquièmes du restant avant d'être envoyés en nourrice; à l'âge de sept ans les uns restaient chez leur nourrice qui, dans ce cas, recevait 40 livres par an jusqu'à ce que les adolescents eussent atteint leurs seize ans, les autres entraient à Saint-Antoine et la plupart tournaient mal ensuite. La promiscuité était un des cachets de Bicêtre; les pensionnaires couchaient trois ou quatre dans le même lit; pour avoir un lit séparé, il fallait payer 50 écus par an; les enfants scrofuleux, teigneux, dartreux, imbéciles, épileptiques, étant considérés comme incurables, n'étaient l'objet d'aucun soin et étaient entassés pêlemêle trois dans un lit. A l'infirmerie des vénériens, il n'y avait que vingt-cinq lits pour deux cents contaminés, qui attendaient plusieurs mois avant de pouvoir être soignés. On ne cherchait pas à traiter les fous, et dans leur compartiment se trouvaient enfermés une trentaine de prisonniers sains d'esprit. A la Salpêtrière, qui renfermait alors 6,704 personnes, femmes, enfants, nourrices, et même quelques ménages, la nourriture était insuffisante et mauvaise; avec les résidus on élevait,pour le compte des charcutiers de Paris, 75 cochons. Les dortoirs étaient des «< cloaques infects >> ; dans un de ces dortoirs seize jeunes filles de l'établissement n'avaient pas d'autre emploi que de quêter dans les paroisses; elles devaient rapporter 20 sous par mois, le surplus leur appartenait. Sur les 800 filles, 24 seulement apprenaient à écrire ; aucune n'était formée à la tenue du ménage et il paraît qu'il n'y en avait pas plus de deux par an qui se mariassent. « C'est ainsi, dit le rapporteur, que la Salpêtrière dévore les générations qu'elle élève à grands frais. >>

L'Hôtel-Dieu présentait un spectacle non moins attristant que les maisons de

diverses et des fondations particulières qui couvraient alors la France ; les unes avaient trop de ressources, les autres trop peu, de sorte que la mendicité était encouragée, ou la misère n'était pas soulagée ; les obligations que la coutume féodale imposait aux seigneurs étaient mal observées. En conséquence, il proposait de vendre les biens-fonds et de réunir dans une seule caisse tous les revenus des établissements charitables. Le comité, qui prévoyait des réclamations, s'autorisa d'une opinion qu'avait déjà émise d'Aguesseau en 1749 2.

Chaque municipalité sera-t-elle tenue d'entretenir ses pauvres ? C'est sans doute une « idée séduisante par sa simplicité » ; mais c'est encore l'inégalité, puisque les municipalités qui comptent le plus de pauvres sont aussi celles qui ont le moins de ressources3. Il repoussait d'ailleurs, et par de justes raisons, le système anglais des taxes paroissiales.

C'est donc l'État qui centralisera et qui distribuera les fonds. 50 millions lui suffiront: c'est à peu près le total des revenus divers dont

l'Hôpital général; les malades y couchaient plusieurs dans le même lit, souvent avec des convalescents. Tenon, sous Louis XVI, avait fait un lamentable tableau de cet hospice. Les sœurs s'étaient opposées aux réformes que les administrateurs avaient voulu faire; elles tenaient peu de compte des prescriptions du médecin; chaque malade avait au plus deux toises cubes d'air, et leur seule promenade était le pont Saint-Charles, au milieu du linge mouillé qui était étendu des deux côtés.

Il y avait cependant quelques exceptions, surtout dans les fondations privées : Thôpital Necker était un modèle. La Société maternelle, fondée en 1788, en était un aussi. Elle avait pour but de détourner les mères d'abandonner leurs enfants légiti mes aux enfants trouvés, et pour cela, elle donnait aux mères qui le méritaient une layette et une pension de 8 livres par mois la première année et de 4 la seconde.

1. Les enfants trouvés en fournissent un exemple. De janvier 1772 à décembre 1776, l'hôpital des Enfants-Trouvés à Paris a reçu 32,222 enfants sur lesquels 10,068 avaient été envoyés de province. Un arrêt de 1779 prescrivit de les porter à l'hôpital le plus voisin; un arrêt de 1782 obligea les seigneurs hauts justiciers à contribuer aux frais d'éducation de leur seigneurie: devoir qui leur incombait, mais qu'ils remplissaient mal. Ils ne le remplirent pas davantage après l'arrêt de 1782, et le préambule de l'arrêt, dans lequel il était dit que les mœurs n'étaient pas assez surveillées et que l'impôt était mal réparti, fut vivement critiqué comme démoralisant le peuple.

2. « Il est donc sans la moindre apparence de réalité que le projet de déclarer nationaux les biens d'hôpitaux, de les aliéner, de faire une masse commune de secours à répartir dans tout le royaume puisse compromettre l'assistance de la classe indigente, qu'au contraire il consolide et qu'il rend indépendante de tout événement, de toute chance inattendue, de tout hasard d'une bonne ou mauvaise administration. »

3. Troisième rapport du comité pour l'extinction de la mendicité, p. 15. Le comité n'est pas d'avis que chaque municipalité entretienne ses pauvres, « idée séduisante par sa simplicité »; l'assistance ne serait pas égale, elle dépendrait de la richesse de la municipalité.

4.

Les propriétaires, au lieu de chercher à favoriser l'industrie pour améliorer la propriété, s'entendront au contraire pour la repousser... Ainsi le principe de toute amélioration se tarira dans sa source... Des ambitieux, pour gagner la popuarité, détermineront une augmentation que les administrateurs n'oseront baisser. »

jouissaient, en 1789, les établissements charitables. Sur cette somme, 40 millions, destinés aux secours habituels et 5 millions aux ateliers de secours seront répartis par un vote de chaque législature entre les départements, en proportion directe de leur population et en proportion inverse de la moyenne des contributions par têle 1; 5 millions seront tenus en réserve pour les besoins extraordinaires. Les départements feront la sous-répartition entre les districts.

Le rapporteur prévoit deux objections à son système financier. Les municipalités ne seront-elles pas portées à exagérer leurs besoins et à dépenser trop largement un argent qui ne sortira pas de leur bourse? Il répond en les astreignant à fournir elles-mêmes le quart de la somme destinée aux ateliers de secours. Les particuliers auront-ils la même propension qu'autrefois à faire des dons et des legs de charité qui se perdraient dans le gouffre de la caisse commune ? Il stipule que les dons seront administrés au gré des donateurs, pourvu que leurs dispositions ne soient pas contraires aux lois du royaume, et cela pendant cinquante ans, ou pendant toute la vie du donateur si son existence se prolonge au delà de la cinquantième année. Après ce temps, suffisant suivant le comité pour satisfaire les volontés individuelles, le capital rentrera dans la masse et la législature en disposera ainsi qu'elle le jugera utile.

Dans chaque département et dans chaque district, il doit y avoir une agence et un comité de surveillance, composés chacun de quatre personnes élues par leurs concitoyens et ne recevant aucune rétribution. Six commissaires, nommés par le roi, inspecteront et veilleront à l'exécution des lois et à la bonne administration des fonds 2.

Pour avoir droit à l'assistance ordinaire, il faut réunir quatre conditions 1° être domicilié dans le canton; le domicile de secours est d'abord le lieu de naissance, ensuite la municipalité dans laquelle l'indigent réside depuis deux ans ; 2° ne pas payer une contribution supérieure à une journée de travail; 3° n'être ni domestique, ni aux gages d'une autre personne; 4o faire constater son besoin par le serment de deux citoyens éligibles, domiciliés dans le canton.

Le comité distingue les secours ordinaires et les secours extraordinaires. Dans la première classe, défrayée par les 40 millions, il range le service des malades, celui des enfants et celui des vieillards et infirmes. Sachant apprécier la salutaire influence de la vie de famille, il s'applique à retenir le pauvre au foyer domestique. Il institue au cheflieu de canton des dépôts de drogues et des médecins chargés de

1. La répartition devait avoir lieu sur une échelle dressée en proportion directe de la population du département et en proportion inverse du montant des contributions comparé au chiffre de la population. Troisième rapport.

2. Troisième rapport du comité.

3. Avec un traitement de 500 livres.

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