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envisagée dans son ensemble, suivait le progrès de la richesse et semble avoir été meilleure que la situation morale.

Le souvenir de Napoléon dans les ateliers et les sentiments à l'égard des Bourbons. Une illusion à laquelle les gouvernements cèdent aisément consiste à croire qu'ils sont le principal auteur de la prospérité de leur pays, et que le pays, pensant comme eux, leur en rapporte le mérite. La Restauration, qui eut cette illusion, se trompait. Peu de gouvernements obtinrent moins de reconnaissance et de sympathie dans la petite bourgeoisie et dans la classe ouvrière.

Après la révolution de Juillet, un journal ouvrier de Paris, les Etrennes d'un prolétaire, écrivait : « Nous avons chassé le gouvernement des Bourbons, non parce qu'il nous rendait malheureux, car le peuple ne fut jamais plus heureux que de 1816 à 1829, mais parce qu'il nous avait été imposé par des prétendus vainqueurs, par la force étrangère et par les traîtres à l'intérieur.1 >>

Voici un exemple de cette antipathie, A la rentrée des Bourbons, on s'était appliqué, comme le pratiquent trop souvent les partis victorieux, à effacer des rues et des monuments les souvenirs du gouvernement déchu. Pour enlever la statue de Napoléon placée sur la colonne Vendôme, on y avait attaché des cordes, et une foule d'hommes, ennemis de l'Empire ou flatteurs empressés du nouveau pouvoir, s'étaient attelés, tirant avec effort, sous les yeux d'une population à la fois curieuse et hostile. Mais le bronze, profondément fiché dans le fût, avait résisté. Il avait fallu renoncer à ce coup de théâtre, dresser un échafaudage et descendre la statue par les moyens ordinaires. Un des ouvriers qui travaillaient à la charpente s'était mis à cheval sur les épaules de la statue et l'avait souffletée aux applaudissements d'une partie du public. Un épicier établi dans une des rues populeuses du quatrième arrondissement, avait été du nombre de ceux qui s'étaient attelés aux cordes : il lui fut impossible de rester dans son quartier, et il dut vendre sa maison que la clientèle avait entièrement abandonnée. Quant à l'ouvrier charpentier, il ne pouvait paraître dans un chantier sans y causer des querelles et sans que les autres compagnons abandonnassent la place; malgré les efforts de la police, aucun patron ne put l'employer et il dut quitter Paris. Tel était le sentiment des masses à l'égard des Bourbons.

La première raison de cette hostilité, c'est que la classe ouvrière avait, comme l'armée, plus peut-être que l'armée elle-même, des ran

avec une moyenne générale de 31.4. La moyenne générale de l'Empire (y compris la natalité exceptionnelle de 1813) a été de 31.6.

Il est utile d'ajouter que les naissances sous la Restauration ont comblé les vides que la guerre avait faits sous l'Empire.

1. Cité par M. WEILL, Histoire du parti républicain, p. 27.

cunes et des souvenirs. Quand la paix avait ramené dans leurs foyers les prisonniers français, quand, en 1814 et en 1815, les cadres avaient été réduits et l'armée de la Loire licenciée, les soldats de l'Empire avaient dû retourner les uns à la charrue, les autres à l'atelier. Ils étaient mécontents et ils propageaient leur mécontentement. Le récit de leurs campagnes qu'ils amplifiaient, les blessures que beaucoup d'entre eux pouvaient montrer, quelque connaissance des pays étrangers qu'ils avaient traversés ou occupés, et surtout les anecdotes de leur séjour leur donnaient une sorte de supériorité morale qui tournait rarement au profit du gouvernement. Les vieux grognards avaient la parole haute. A mesure qu'on s'éloignait des événements, ceux qui n'avaient servi que dans les dernières années (c'était le plus grand nombre) prenaient des airs de grognard et ceux qui n'avaient jamais servi croyaient et répétaient comme eux, à propos de chacun des actes du pouvoir, que les choses ne se passaient pas ainsi au temps du « Petit Caporal ».

Le même peuple n'avait aucune part, ni directe, ni indirecte, dans les affaires du pays. L'Empire, sans doute, ne lui en avait pas fait une plus large; mais il lui avait donné la gloire, à l'attrait de laquelle le peuple se laisse toujours séduire ; il l'avait convoqué à la conquête de l'Europe, et en l'appelant dans ses armées, il lui avait ouvert la porte des honneurs. La Restauration n'eut rien à lui offrir.

La seconde rentrée des Bourbons avait été le signal d'odieuses violences. Les haines politiques avaient ravivé dans le Midi les haines religieuses; protestants et bonapartistes avaient été poursuivis, maltraités. Des crimes avaient été commis. Le gouvernement n'osa pas les réprimer et sembla autoriser les rumeurs qui en faisaient remonter la responsabilité jusqu'à lui en dressant une liste de proscription,1 en établissant des cours prévôtales, et en faisant voter par la Chambre introuvable les lois sur la suspension de la liberté individuelle, sur la répression des cris, actes et écrits séditieux. Entre le monarque et la masse de la nation, il n'y avait aucune sympathie en 1814; en 1815, il y eut un sentiment d'antipathie.

La suite des événements l'aggrava. Après l'assassinat du duc de Berri (1820) et l'entrée au pouvoir d'un ministère congréganiste (1821), les conspirations militaires ou politiques se multiplièrent, fomentées principalement par les sociétés secrètes des carbonari et des chevaliers de la liberté conspiration de Belfort (1822), conspiration de Saumur, complot de Nantes, arrestation et mort des quatre sergents de la Rochelle, un des événements qui firent la plus vive impression sur le public.

1. Ordonn. du 24 juillet 1815. 2. Loi du 30 décembre 1815.

3. Loi du 9 novembre 1815.

Des actes d'une autre espèce, tels que les rigueurs dont la presse el la librairie étaient l'objet et qui devaient aboutir au fameux projet de la loi d'amour », l'intention de rétablir en partie le droit d'aînesse, l'élection de l'ancien conventionnel Grégoire annulée, le député Manuel expulsé de la Chambre par la force armée (1823), le rétablissement de la censure (1824), la fermeture même des cours de Guizot et de RoyerCollard, quoique ne touchant directement que les étudiants, étaient désignés à l'impopularité par toutes les voix de l'opposition qui trouvaient de l'écho dans la grande majorité de la bourgeoisie et jusque dans les rangs des ouvriers de Paris et de quelques grandes villes.

Le cléricalisme et la congrégation. En 1823, le préfet de l'Aisne ayant rendu un arrêté défendant toute espèce de danses et jeux les dimanches et fêtes, un procès fut intenté contre les habitants d'un village où l'on avait dansé. Le village fut acquitté; mais Paul-Louis Courier profita de l'occasion pour exciter l'indignation en publiant un de ses mordants pamphlets: Pétition d'un villageois qu'on empêche de danser.

A Paris, les enterrements furent à plusieurs reprises une occasion de manifester contre la congrégation et le gouvernement: l'enterrement de l'acteur Philippe, dont le curé refusa de laisser entrer le corps dans l'église; les funérailles du général Foy, dont le corbillard fut suivi par un immense cortège de la Chaussée-d'Antin au Père Lachaise; les funérailles de La Rochefoucauld, dont le cercueil, porté par les étudiants, tomba et se brisa sur le pavé lorsque la troupe voulut les écarter.

C'était beaucoup au-dessus de la tête de ce peuple que se décidait la politique. Peu lui importait que l'éligible à 1,000 francs de contributions fût nommé au chef-lieu d'arrondissement ou de département par un électeur à 300 francs. L'ouvrier et l'artisan ne pouvaient jamais être ni l'un ni l'autre. Mais les paysans, devenus propriétaires, s'intéressaient aux biens nationaux; ils savaient qu'une des premières lois de Louis XVIII avait eu pour objet la restitution des biens nationaux non vendus; ils avaient vu retirer aux hospices et aux bureaux de bienfaisance les terres dont ils jouissaient depuis l'Empire, et ils n'étaient pas sans crainte pour eux-mêmes. Quand, plus tard, Charles X eut signalé son avènement par la loi du milliard d'indemnité en faveur des émigrés, qui en réalité consacrait définitivement la révolution de la propriété, paysans et ouvriers s'indignèrent qu'on donnât tant d'argent à des gens qui avaient déjà de l'argent et des places.

Au commencement du règne de Charles X, l'archevêque de Rouen publia un mandement prescrivant aux curés de tenir registre des paroissiens qui faisaient leurs pâques, d'interdire l'entrée de l'église à ceux qui ne les auraient pas faites et de les priver de sépulture.1

1. VAULABELLE, op. cit., t. VI, p. 356.

Dès 1816, des missionnaires avaient été envoyés dans les départements pour ranimer la foi. Les jésuites étaient les plus ardents dans cette œuvre de propagande. Mais les jésuites n'étaient pas aimés; les prédications des missionnaires et l'étalage des processions causèrent plus d'un scandale: des maires prirent des arrêtés enjoignant aux habitants de tapisser leurs maisons; des citoyens refusèrent, et la Cour de cassation cassa les arrêtés; en 1826, à l'occasion du jubilé, il y eut des émeutes à Rouen, à Brest, à Lyon. La haine des jésuites réunit dans un sentiment commun le petit peuple et la bourgeoisie, et le comte de Montlosier se rendit populaire en dénonçant à la Cour royale de Paris 2 l'ordre des jésuites qui, banni par ordonnance de Louis XV sans avoir jamais été rappelé, se permettait de prêcher et d'enseigner publiquement en France.

Il est bon de conseiller le repos après le travail. Il est contraire à la liberté du travail même et à la liberté des cultes d'imposer le repos du dimanche ; il n'est même pas bon de contraindre toute une population à une oisiveté forcée. La loi de 1814 avait été fort mal accueillie par la classe ouvrière, qui crut comprendre qu'on songeait moins à la soulager de son travail qu'à l'obliger d'aller à la messe. Sous Charles X fut rendue la loi beaucoup plus impopulaire encore du sacrilège, qui assimilant des actes de foi à des actes civils, érigeait en délits des manquements aux pratiques de la religion catholique et chargeait la police de faire respecter Dieu. Elle ne fut jamais appliquée ; mais elle contribua à mettre en suspicion les prêtres et nuisit à la cause qu'elle prétendait servir.

1. Cassation du 20 novembre 1818 et 26 novembre 1819.

2. En 1826.

3. Loi du 20 avril 1825.

4. Pour donner idée de l'état d'esprit alors des membres les plus ardents du parti catholique, il n'est pas inutile de citer (d'après VAULABELLE, op. cit., t. VI, p. 305) le passage suivant du discours de M. de Bonald. Ce passage n'a pas été reproduit au Moniteur du 15 février 1825, probablement parce que les termes en ont paru trop vifs; néanmoins il paraît authentique, puisque PASQUIER y a répondu (voir le Moniteur du 18 février) ainsi : « Un des publicistes les plus éclairés a dit que la peine de mort n'avait d'autre effet que de renvoyer les coupables devant leur juge naturel. >> Extrait du discours de M. de Bonald à propos de la loi sur le sacrilège : «... Un oraleur a observé que la religion ordonnait à l'homme de pardonner; oui, mais en prescrivant au pouvoir de punir, car, dit l'apôtre, ce n'est pas sans cause qu'il porte le glaive. Le Sauveur a demandé grâce pour ses bourreaux, mais son père ne l'a pas exaucé. Il a même étendu le châtiment sur tout un peuple qui, sans chef, sans territoire et sans autel, traîne partout l'anathème dont il est frappé. Quant au criminel sacrilège, que faites-vous par une sentence de mort, sinon de l'envoyer devant son juge naturel? »

C'est cependant pendant cette période que fut promulguée la loi du 24 mai 1825 relative à l'autorisation et à l'existence légale des congrégations et communautés religieuses de femmes. Les congrégations avaient été supprimées par la loi du 18 août 1792; un décret du 3 messidor an XII avait supprimé toutes les associa

Béranger et le libéralisme. Le trône s'appuyant sur l'autel, la grande majorité de la moyenne et petite bourgeoisie était libérale et voltairienne par esprit d'opposition. Les œuvres de Voltaire étaient rééditées et lues, les pamphlets de Paul-Louis Courier l'étaient aussi, mais ils ne s'adressaient qu'aux délicats. Un poète, véritable poète, familier par la langue, gaulois par la verve, très habile à manier le refrain dont il excellait à enfoncer à coups répétés le dard dans le cerveau de ses auditeurs, Béranger, égaya pendant quinze ans le bourgeois et l'ouvrier par ses chansons. Mêlant la politique à la gaudriole, les gloires militaires de l'Empire et les droits de la liberté, il dénonçait ou ridiculisait les nobles, les moines, les jésuites, les ralliés au pouvoir, la police; ses chansons, redites chaque jour dans les réunions bourgeoises à table surtout, dans les réunions d'ouvriers à Paris et même dans quelques grandes villes de province, charmaient la foule parce qu'elles étaient l'expression de ses sentiments. « Paillasse », « l'Habit de cour », « le Marquis de Carabas » faisaient rire aux dépens des anciens émigrés et des renégats; le « Ventru » (1813) était la caricature du député ministériel; « les Révérends pères », << Hommes noirs d'où sortez-vous ? Nous sortons de dessous terre...» (1819) stigmatisait les jésuites; «Nabuchodonosor » (1821) était une allusion à Louis XVIII. « Le Nouvel ordre du jour », « R'prenons not'vieux drapeau » (1823) étaient presque un appel à la révolte adressé à l'armée d'Espagne ; « le Sacre de Charles le Simple » était une satire libérale, «< Oiseaux... gardez bien, gardez bien, votre liberté », à l'occasion du sacre de Charles X. Quand il célébrait les victoires de Napoléon, c'était encore l'opposition qu'il chatouillait. « Le peuple encore le révère, oui, le révère; parlez-nous de lui, grand'mère, parlez-nous de lui. 1 » « Il fatiguait la victoire à le suivre; elle était lasse; il ne l'attendit pas. 2 >> Quand naquit le duc de Bordeaux, Béranger opposa par une sinistre prédiction ce royal enfant au duc de Reichstadt : « Et cependant je suis

tions formées sous prétexte de religion, à l'exception des sœurs de charité et de quelques autres communautés. Mais, d'autre part, un décret du 18 février 1809 avait autorisé le rétablissement des congrégations de femmes pour hospices, etc. (les con. grégations enseignantes n'étaient pas comprises dans ce décret; avis du Conseil d'Etat du 6 février 1811). Sous la Restauration, une loi du 2 janvier 1817 étendit la capacité des congrégations « reconnues par la loi » à recevoir des dons et legs; mais, comme on estimait qu'il fallait une loi pour autoriser l'ouverture d'un établissement congréganiste, un projet de loi fut présenté en 1823 et en 1824 pour les soustraire à cette obligation. La Chambre des Pairs repoussa le projet ; c'est ce qui motiva la loi du 24 mai 1825. Cette loi porte qu'aucune congrégation religieuse de femmes ne sera autorisée qu'après que les statuts, dùment approuvés par l'évêque diocésain auront été vérifiés et enregistrés au Conseil d'Etat ; qu'aucun établissement nouveau ne sera autorisé sans une ordonnance du roi; que l'autorisation ne pourra être ré voquée que par une loi.

1. Les Souvenirs du peuple.

2. Le 5 Mai (1821).

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