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à Vienne ». Il faisait vibrer la fibre patriotique dans nombre d'autres chansons : «<le Vieux drapeau », « les Enfants de France ». Un couplet du «< Dieu des bonnes gens » donnera une idée de la manière de l'au

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teur.

Un conquérant dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encore sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô rois qu'on déifie!
Moi pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Ce patriotisme, à la fois ému, malicieux et guilleret, lui valut, d'une part, deux condamnations, et d'autre part, une grande popularité.

Les émotions populaires furent fréquentes durant cette période. Les étudiants, l'armée, les ouvriers de Paris et de quelques autres villes y prenaient une part active. Les conspirations secrètes se recrutaient dans leurs rangs. Le libéralisme éclairé, bien que s'inspirant de pensées plus hautes dans un monde plus raffiné, cherchait son point d'appui sur ces masses ennemies du pouvoir, et abritait tant bien que mal sous son drapeau ceux qui regrettaient Napoléon avec sa gloire et ceux qui aspiraient à la République dans l'espoir de fonder une plus complète égalité.

Le carbonarisme, importé d'Italie en France vers 18212, avait fait en quelques années de rapides progrès. Pendant qu'à sa tête se trouvaient de grands personnages, le corps se composait surtout de jeunes gens des écoles et d'ouvriers au milieu desquels se glissaient des agents de police. L'association, empruntant aux charbonniers des forêts une partie de ses symboles et de ses dénominations, se divisait en ventes, la vente en sections. La section, afin d'échapper au Code pénal, ne comprenait que dix-neuf personnes; elle avait son chef, lequel était souvent un contremaitre ou un simple ouvrier. Les carbonari se réunissaient chez lui, un soir de la semaine ou plus souvent le dimanche; ils y faisaient l'exercice et y recevaient les ordres, toujours prêts à prendre les armes au premier signal. Plus d'une fois les ateliers furent en émoi, comptant sur une convocation; mais le signal ne venait pas. La direction était plus bourgeoise qu'ouvrière. Lors

1. Les Deux conscrits.

2. C'est après l'attentat de Louvet que Bazard, Flotard et Buchez fondèrent la société dont l'idée avait été importée d'Italie, mais qu'ils constituèrent sur un type nouveau: haute vente, ventes centrales, ventes particulières, sections, lesquelles n'avaient aucune communication entre elles. Tout charbonnier devait avoir chez lui un fusil avec cinquante cartouches.

3. « Le peuple? dit à ce propos L. BLANC, on se battait au-dessus de lui, non pour lui. » Hist. de dix ans, t. I, p. 120.

que échoua la conspiration formée à La Rochelle par des sous-officiers du 45 régiment de ligne et que les quatre sergents, arrêtés et condamnés, furent conduits à l'échafaud1, un nombre considérable d'ouvriers couvraient la place de Grève, la plupart affiliés au carbonarisme, convaincus que leurs chefs ne laisseraient pas l'exécution avoir lieu et que l'ordre tant attendu serait enfin donné. Il ne le fut pas. Ils se retirèrent cruellement déçus, et le carbonarisme, qui avait trompé leurs espérances, perdit à leurs yeux une grande partie de son prestige.

La société « Aide-toi, le ciel t'aidera », fondée en 1827, continua cependant bientôt par d'autres moyens l'œuvre d'opposition.

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Les compagnons. Le carbonarisme était une arme de guerre, et non une institution de progrès. Les sociétés de secours mutuels étant peu nombreuses, la classe ouvrière manquait d'associations fondées dans un esprit économique. Elle en était réduite au compagnonnage que le temps n'avait pas amélioré; nous en avons déjà parlé à propos de mutualité. La Restauration le tolérait plus volontiers que l'Empire, parce qu'il lui rappelait un usage ancien et qu'il semblait se lier à la religion par quelques-unes de ses cérémonies.

Les ouvriers du bâtiment s'y enfermaient de plus en plus et y étaient devenus d'autant plus turbulents que les mœurs militaires prédominaient. En 1816, il y eut, près de Lunel, entre les tailleurs de pierre des deux devoirs rivaux, une véritable bataille dans laquelle quelques hommes furent tués; en 1825, il y en eut une à Nantes entre gavots et forgerons, qui coûta la vie à un des combattants; en 1827, à Blois, les bons drilles assiégèrent les gavols chez leur mère, et plusieurs restèrent sur la place. Chacune de ces rixes était la cause de rixes nouvelles, parce que les compagnons en perpétuaient dans leurs chansons le souvenir

irritant.

Un exemple suffira pour montrer quelle était encore, à cette époque, la grossièreté de ces chants et la sauvagerie des mœurs. Un soir, à Bordeaux, un serrurier, compagnon de liberté, fut attaqué et assassiné par les Dévorants, qui célébrèrent ce fait comme un exploit:

En mil huit cent vingt-cinq,
Un dimanche à Bordeaux,
Nous fimes des boudins

Du sang de ces gavots.

Les compagnons comprenaient toujours peu la liberté, quoiqu'elle fût devenue l'âme de l'industrie; ils se souvenaient (car les traditions sont très vivaces dans les corporations) que sous la Régence, en 1718, les tailleurs de pierre avait joué Lyon pour cent ans. Les Compa

1. Le 21 septembre 1822.

gnons étrangers avaient gagné, et cette fois les vaincus avaient res pecté l'arrêt. Cent ans révolus, les Compagnons passants revinrent; mais leurs rivaux, qui depuis plusieurs générations s'étaient habitués à être seuls maîtres de la place, ne voulurent pas la céder et expulsèrent par la force les nouveaux venus. Ceux-ci, inférieurs en nombre, allèrent s'établir à Tournus, près des carrières qui approvisionnent la ville, et y taillèrent la pierre. Mais les Compagnons étrangers organisèrent une expédition et vinrent de Lyon jusqu'à Tournus livrer bataille à leurs ennemis. Les terribles outils dont ils s'armaient firent de part et d'autre de nombreuses victimes, et la justice eut encore une fois à punir par de sévères condamnations ces odieuses violences, qui étaient un double contre-sens dans une société civilisée et fondée sur la liberté.

Quelques idées plus justes commençaient cependant à pénétrer ces masses. Plusieurs fois des aspirants menuisiers refusèrent de supporter les mauvais traitements des compagnons et formèrent de petites associations, plus modestes et plus sages. A Bordeaux, par exemple, des aspirants serruriers et menuisiers du Devoir de liberté se retirèrent et fondèrent, en 1823, la Société des indépendants ou Société de la bienfaisance, qui tenait plus de l'association de secours mutuels que du compagnonnage. Ce n'étaient toutefois là que de faibles débuts, qui ne furent guère remarqués ni de la bourgeoisie ni des ouvriers. En 1822, l'activité régnait dans les chantiers de Paris. Les compagnons charpentiers, mécontents de leur salaire, demandèrent une augmentation, et ne l'ayant pas obtenue, se mirent en grève 1. Il y eut, comme d'ordinaire, des meneurs et des récalcitrants, des menaces et des violences. La police s'alarma, procéda à plusieurs arrestations, rappela les règlements relatifs au visa du livret et fit afficher sur les murs de Paris les articles 415 et 416 du Code pénal sur le délit de coalition 2. Sur ce point, comme sur bien d'autres encore, la loi et la tradition administrative n'étaient pas changées.

La chute des Bourbons. Le 29 avril 1829, Charles X passa au Champde-Mars une revue de la garde nationale. Pendant le défilé, les cris de « Vive le roi ! » « Vive la Charte ! » qui exprimaient deux politiques différentes, s'étaient fait entendre. Au retour, rue de Rivoli, ce furent les cris plus agressifs de « A bas les ministres ! A bas les jésuites! » Le roi, sur la demande du cabinet, prononça la dissolution de la garde

1. C'est à cette grève que les charpentiers attribuaient leur salaire à 35 centimes l'heure. Voir les Ouvriers des deux Mondes, t. I, p. 62.

2. Ordonnance du préfet de police du 18 juin 1822 (déjà citée en note). « Considérant que l'ordre public a été troublé dans plusieurs ateliers par une coalition d'ouvriers tendant à faire cesser tous les travaux de charpente, dans le but de se procurer, par cette manoeuvre coupable, une augmentation de salaire... » Voir le Moniteur de 1822, p. 870.

nationale de Paris. La bourgeoisie ne pardonna pas cette injure au gouvernement.

Il s'était produit pendant les dernières années de la Restauration un grand mouvement d'idées. Les empiétements du clergé et les sentiments personnels du roi, l'esprit du ministère Polignac avaient avivé dans la jeunesse le goût du libéralisme. C'était le temps où des écrivains de talent en propageaient les doctrines dans le Globe et le National1, où surgissaient des journaux comme la Tribune des départements, la Jeune France, tendant au républicanisme, où la querelle littéraire des romantiques et des classiques prenait les proportions d'une question politique, où les idées de Saint-Simon et de Fourier commençaient à sortir de l'obscurité, où de nouvelles sociétés secrètes se reformaient sur les débris du carbonarisme. La crise commerciale, qui durait depuis 1827, contribuait à grossir l'opposition; celle-ci s'accroissait par les espérances déçues qu'avait fait concevoir le ministère Martignac et par les misères du rude hiver de 1829 à 1830 pendant lequel le pain fut cher.

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Les nouvelles élections faites en 1829 mettaient le ministère en échec. La congrégation s'en irrita; elle accusa dans des mandements d'évêques la Chambre de « vouloir dicter des lois au souverain 3 » ; elle organisa une solennelle procession à Paris, de Notre-Dame à la rue de Sèvres, pour transporter des reliques, qui fut suivie par plus de

1. Le Globe et le National combattaient à la fois la théorie de la souveraineté du monarque que soutenait la Gazette de France, et celle de la souveraineté du peuple qu'avait cherché à établir Rousseau dans le Contrat social. « La nouvelle école philosophique, disait le Globe le 30 janvier 1828, démontre que le pouvoir absolu ne change point de nature parce qu'il est exercé par le peuple ou au nom du peuple ou par une caste ou par un maître et au nom de Dieu. Aux droits de l'homme invoqués jadis contre la cour, elle opposa le droit de l'individu si souvent sacrifié par la société. La doctrine beaucoup plus profonde de l'individualisme devint la base de la nouvelle politique rationnelle. L'individu fut en quelque sorte créé, élément vivant de la société, obéissant aux lois qu'elle lui impose, mais n'en reconnaissant d'absolues que celles qui sont justes, se soumettant à toutes les souverainetés, mais n'acceptant comme légitimes que celles de la raison. » Doctrine libérale en effet, qui fut celle des doctrinaires; mais en proclamant la souveraineté de la raison, était-elle bien sûre de savoir en quoi consistait la raison? « Il y a deux dogmes qui menacent la liberté, avait dit huit ans auparavant Benjamin Constant, c'est le droit divin, l'autre la souveraineté illimitée de la nation. Il n'y a de divin que la divinité; il n'y a de souverain que la justice. » Cité par M. TCHERNOFF, le Parti républicain sous la monarchie de Juillet, p. 14 ei 24.

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2. Républicanisme à demi voilé. « Par républicanisme, lit-on dans la Jeune France du 20 juin 1829, j'entends parler de cette soif d'égalité et de justice, de ce dédain universellement éprouvé pour les distinctions qui ne viennent pas du mérite personnel, de ce besoin de contrôle de tous les actes du pouvoir... » Cité par M. TCHERNOFF, le Parti républicain sous la monarchie de Juillet, p. 43.

3. A la suite du vote de l'adresse au roi par 221 voix contre 181, la Quotidienne écrivait : « L'adresse met à nu la pensée et l'audace du parti libéral; ce parti verra si le trône s'abaissera devant lui. >>

quatre mille personnes chantant des cantiques et escortée par la troupe. Cette manifestation jetait de l'huile sur le feu.

Les ministres ayant offert leur démission au roi, celui-ci déclara qu'il ne se séparerait pas de si fidèles serviteurs, et que derrière eux c'était lui que l'opposition cherchait à atteindre. En effet, le National, que les libéraux venaient de fonder sous la direction de Thiers et avec la collaboration d'Armand Carrel et de Mignet, prenait pour programme; «< Monarchique, mais antidynastique.

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Polignac ne croyait pas que l'agitation fût profonde. Dans un rapport confidentiel qu'il adressa au roi le 14 avril 1830, il affirine qu'à Paris, dans les campagnes comme dans les villes, « les masses s'occupent uniquement de leurs intérêts matériels; et comme tous les intérêts trouvent une garantie complète dans les institutions octroyées par la couronne, on en jouit en paix 1». Il se faisait illusion. Il y avait en effet en province, et surtout dans les campagnes, une masse sinon satisfaite, au moins indifférente à des courants d'idées qui circulaient dans une sphère supérieure à leur intellect. Mais il n'en était pas de même dans les grandes villes, et surtout à Paris. Là, bourgeois et ouvriers étaient en grande majorité de l'opposition, opposition contre le ministère, contre les Bourbons et plus encore contre le cléricalisme. C'est cette illusion qui, après que Charles X eut demandé à ses ministres si l'article 14 de la Charte ne l'autorisait pas à prendre les mesures nécessaires à la sûreté du pays, les décida à soumettre à la signature du roi, le 25 juillet, les cinq ordonnances qui constituaient en réalité un coup d'Etat et qui déterminèrent la révolution de Juillet. Cette révolution, en renversant le trône de Charles X, anéantit définitivement le principe de la légitimité, c'est-à-dire de la perpétuité de la puissance souveraine dans la famille royale en vertu d'un droit divin.

1. Rapport confidentiel au roi, 14 avril 1830, rédigé par le comte de POLIGNAC, Vaulabelle, op. cit., t. VII, p. 732.

« L'agitation que le roi a remarquée n'est bien réelle que dans quelques esprits et diverses circonstances la rendent plus apparente et plus sensible dans les classes de la société et dans les localités qui attirent le plus souvent l'attention de Sa Majesté. Elle existe chez les hommes que leur race, leurs emplois ou leur genre d'occupations habituelles conduisent à s'occuper des affaires publiques. Elle y a produit chez quelques-uns un degré d'exaspération qui deviendrait réellement alarmant si elle avait pénétré dans les masses de la population. Mais la Providence a voulu qu'elles fussent complètement désabusées, et la société offre maintenant le spectacle tout à fait singulier et rassurant d'une petite fraction épuisant tous ses moyens d'action et de séduction sur une immense multitude, sans éveiller un seul instant son attention. Les hommes qui parlent et qui écrivent avec tant de chaleur sur les affaires publiques s'écoutent et s'observent entre eux pour s'appuyer ou se combattre. Mais le peuple auquel ils s'adressent ne les entend point et demeure dans cette impassibilité qui exclut également les applaudissements et les murmures. A Paris, dans les campagnes comme dans les villes, les masses s'occupent uniquement de leurs intérêts matériels; et comme tous les intérêts trouvent une garantie complète dans les institutions octroyées par la couronne, on en jouit en paix... »

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