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CHAPITRE VII

LES ÉTUDES SOCIALES SOUS LA RESTAURATION :

SAINT-SIMON ET FOURIER

SOMMAIRE.

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L'économie politique (677).- Saint-Simon (679). Les idées de SaintSimon (682). La doctrine saint-simonienne (685). Saint-simonienne (689). Fourier et le Fouriérisme (696).

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Critique de la théorie
Critique du Fourie-

risme (712). Les rèves cosmogoniques de Fourier et de ses disciples (715).— Les utopies sociales (719). Résumé de la politique de la Restauration à l'égard des classes ouvrières (721).

L'économie politique. -Durant la Restauration commençait à se manifester par des faits la révolution économique qui élevait l'industrie au niveau des grandes affaires sociales et tournait l'attention vers les classes productrices de la richesse, entrepreneurs et salariés. Le vulgaire la pressentait vaguement. Des esprits éclairés comprenaient que le pivot de la politique se déplaçait peu à peu, que des intérêts, considérés jusque-là comme secondaires, allaient former la principale préoccupation de l'homme d'État,et les plus curieux d'entre eux s'appliquaient à scruter les lois naturelles qui régissent ces intérêts ou à pénétrer dans les secrets de l'avenir qu'ils préparaient à l'humanité.

C'était encore de la Grande-Bretagne que venait sur ce point la lumière. Ayant vécu la première de la grande vie industrielle, elle avait été la première à en étudier le mécanisme; un de ses philoso phes,Adam Smith, avait mérité le titre de père de l'économie politique. La lecture de son ouvrage renouvela, en France, l'étude de la science dont Quesnay et ses disciples avaient posé quelques fondements et qui avait compté Turgot au nombre de ses adeptes. Elle avait révélé à Jean-Baptiste Say sa vocation; Sismondi, Garnier 3, Dutens avaient publié leurs premiers travaux dès le Consulat, au début même

1. Traité d'économie politique, 1re édit., 1803.

2. De la Richesse commerciale, 1803.

3. Abrégé des principes de l'économie politique, 1796.

4. Analyse raisonnée des principes fondamentaux de l'économie politique, 1804. II faut compter aussi sous l'Empire GANILI, qui publia, en 1809, l'Exposé des systèmes en économie politique, réédité en 1821.

de la transformation sociale; mais le régime impérial était peu favorable aux discussions spéculatives.

Quand la Restauration eut rouvert les ports, rétabli la tribune et ranimé les débats politiques, les économistes reprirent leur œuvre. Jean-Baptiste Say fit ses premiers cours à l'Athénée en 1815, puis au Conservatoire des arts et métiers dans la chaire qu'il occupa depuis 1819. Son enseignement, grave et méthodique, donna aux déductions d'Adam Smith une forme claire qui est le cachet de l'esprit français; il y ajouta de judicieux aperçus et en forma un corps de doctrines dont l'enchaînement constitua véritablement une science méthodique. L'analyse des phénomènes de la production, de l'échange et de la consommation des richesses était son point de départ; les merveilles accomplies par l'activité humaine, quand son essor n'est pas entravé par de mauvaises institutions, lui démontraient la supériorité des lois naturelles sur les combinaisons factices, et la liberté était sa conclusion. Préoccupé avant tout de l'accroissement de la richesse, il insistait beaucoup plus sur les conditions de la meilleure production que sur celles d'une meilleure existence des producteurs. D'Hauterive, Laborde 2, Destutt de Tracy 3, Storch, Sismondi malgré ses plaintes contre les machines, Droz, s'appuyaient sur le même fonds doctrinal; ces deux derniers s'attachaient plus particulièrement au bien-être des personnes.

Le spectacle qu'offrait le monde nouveau était à la fois grand et confus. Les résultats de la science et de l'industrie unissant leurs efforts pour approprier la nature aux jouissances de l'homme risquaient d'enivrer des esprits ne concevant pas de limite à cette puissance, et de les jeter hors de la recherche scientifique et expérimentale des lois naturelles, dans des systèmes chimériques dont les faits présents leur semblaient être des signes précurseurs et par lesquels ils s'imaginaient fonder le bonheur sur la terre. Car ce bonheur, ils déclaraient le chercher en vain dans le monde présent; ils n'y voyaient qu'antagonisme, crises douloureuses, ouvriers sans pain, marchands sans clients, misère souvent navrante au milieu de l'épanouissement de la richesse, Ils en conclurent qu'il fallait refaire la société.

1. Eléments d'économie politique, 1817.

2. De l'Esprit d'association, 1818.

3. Traité d'économie politique, 1823.

4. Cours d'économie politique ou exposition des principes qui déterminent la prospérité des nations, 1823 (5 volumes).

5. Nouveaux principes d'économie politique, 1819.

6. Economie politique, 1829. Dans un autre sens, on peut consulter: du Système d'impôt, par SAINT-CHAMANS, 1820, et du Gouvernement considéré dans ses rapports avec l'économie politique, par FERRIER, 1821.

7. Fourier (préface du Monde industriel, art. 111), triomphe de cette situation en rappelant la misère des pauvres de Londres, et ajoute: « Nos économistes, confus de

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Saint-Simon. En 1819, le comte de Saint-Simon était traduit devant les tribunaux pour une brochure publiée sous le titre de : la Parabole, qui avait causé un grand scandale dans le monde officiel. L'auteur se demandait ce qui arriverait si, tout-à-coup, la France venait à perdre ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers banquiers, ses six cents premiers cultivateurs, etc., en tout ses trois mille premiers savants, artistes et artisans, et si, d'autre part, elle perdait également par une mort subite le duc d'Angoulême, le duc de Berri, les grands officiers de la maison. royale, les cardinaux, les archevêques, les dix mille plus riches pro priétaires du royaume « parmi ceux qui vivent noblement »; en tout trente mille individus qui passaient pour les personnages les plus importants de l'État. « Cet accident, répondait-il en parlant du second cas, affligerait certainement les Français, parce qu'ils sont bons,... mais il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État »; dans le premier cas, au contraire, la France se trouverait veuve de talents. en tout genre que nul ne remplacerait du jour au lendemain, et « la nation deviendrait un corps sans âme ». Il concluait que « la société actuelle était véritablement le monde renversé, puisque ceux qui sont d'une utilité positive étaient subalternisés par des princes ». La comparaison n'était pas flatteuse pour les hommes au pouvoir; cependant le jury, qui pensait sur cette matière autrement que le ministère public, acquitta le prévenu.

Ce pamphlet contenait une des idées fondamentales du système saint-simonien, celle de la supériorité du talent et du travail sur la naissance et la fortune dans l'œuvre sociale,

Charles-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, né en 1760, grand seigneur, avait dès l'âge de seize ans servi sous Washington en Amérique et était colonel à vingt-deux ans. Mais la guerre n'était pas son fait il faisait déjà des plans pour le percement de l'isthme de Panama. Pendant la Révolution il s'associa avec une autre personne pour spéculer sur les biens nationaux et les assignats, et gagna une certaine fortune; puis il renonça à ses opérations financières pour se consacrer entièrement à l'étude des sciences et des hommes. Emprisonné pendant la Terreur, il avait eu, une nuit, une vision: Charlemagne, dont les Saint-Simon prétendaient descendre, lui était apparu et lui avait prédit qu'il serait un grand philosophe régénérateur du monde. Il élut domicile successivement près de l'Ecole polytechnique et près de l'École de médecine afin de se mettre en relation avec les professeurs dont il suivit les cours; puis il voyagea à travers l'Europe

voir la ténacité et même le progrès de l'indigence, commencent à soupçonner que leur science est une fausse route; un débat s'est engagé dernièrement à ce sujet entre MM. Say et Sismondi. >>

et prit un certain goût pour la philosophie allemande. A son retour, il se maria, voulant, disait-il, « user du mariage comme d'un moyen pour étudier les savants ». En effet, il leur ouvrit ses salons, donna des dîners, des fêtes, écouta beaucoup et chercha l'instruction non seulement dans la fréquentation des hommes distingués, mais dans la pratique de tous les plaisirs et jusque dans la débauche. En 1802 il avait déjà divorcé et il proposait à Mme de Staël d'unir leurs deux destinées.

Ce train de vie le ruina en un an; mais le but une fois atteint, il se souciait peu de la fortune. Il subit l'expérience de la misère comme il avait fait celle de l'opulence; il vécut du métier de copiste au Montde-Piété et ne dut quelques années d'un bien-être passager (jusqu'en 1810) qu'à la reconnaissance d'un de ses employés. Il écrivit à cette époque quelques mémoires sur les sciences, auxquelles il reprochait de manquer de coordination et d'unité 1.

Après les événements de 1814, il ne demanda rien à la Restauration qui se serait empressée de faire une position à un si grand nom. Il avait confiance dans sa mission. «Ma position morale est encore plus fâcheuse que ma position pécuniaire; chaque conseil que je reçois tend à me décourager. Eh bien ! dans cette position, je jouis : je me trouve heureux; j'ai le sentiment de ma force, et cette sensation est plus agréable pour moi qu'aucune autre que j'ai éprouvée dans

ma vie. >>

Il resta pauvre. « Depuis quinze jours je mange du pain, écrit-il, et je bois de l'eau; je travaille sans feu et j'ai vendu jusqu'à mes habits pour fournir aux frais des copies de mon travail. C'est la passion de la science et du bonheur public, c'est le désir de trouver un moyen de terminer d'une manière douce l'effroyable crise dans laquelle toute la société européenne se trouve engagée, qui m'ont fait tomber dans cet état de détresse. Aussi c'est sans rougir que j'en puis faire l'aveu et demander les secours nécessaires pour continuer mon œuvre. » Cependant un jour, dans un accès de découragement, il tenta de se brûler la cervelle.

Il cherchait à répandre sa doctrine par des brochures et par la conversation. Longtemps le réformateur prêcha dans le désert. Ses premiers écrits, la Lettre d'un habitant de Genève à ses contemporains, publiée en 1802, et l'Introduction aux travaux scientifiques du XIX siècle, publiée en 1807, n'émurent pas le public. Mais sa parole

1. Lettre d'un habitant de Genève à ses contemporains, 1814; Lettres au Bureau des longitudes; Lettres sur l'Encyclopédie; Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (à propos des rapports sur le progrès des sciences que l'Empereur avait demandés à l'Institut); Mémoires sur la science de l'homme; Mémoires sur la gravitation universelle.

2. Doctrines saint-simoniennes, Exposition, première année, 1829, p. 72.

chaleureuse et convaincue valait mieux que son style, et il finit par trouver un disciple selon son cœur dans un jeune homme de vingt ans qui sortait de l'École normale et qui devait être un des historiens de la France: Augustin Thierry qualifié par Saint-Simon du titre de fils adoptif, prêta sa plume à son maître.

Tous deux, à la rentrée des Bourbons, au moment où siégeait le congrès de Vienne, publièrent une brochure intitulée Réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun sa nationalité 1. Le moyen consistait surtout à réunir un grand Parlement européen qui serait chargé de rédiger un code de morale universelle. Le congrès ne parut pas le goûter, et Saint-Simon se décida à promulguer lui-même ce code dont les circonstances lui semblaient favoriser le succès. Il fit, avec l'aide de Camille Saint-Aubin et d'Augustin Thierry, une suite de publications dans lesquelles il s'appliquait à prouver que la direction des intérêts généraux devait être abandonnée aux capacités industrielles 2.

Mais les banquiers libéraux qui avaient souscrit à son œuvre déclarèrent publiquement qu'ils ne partageaient en rien ses idées, et Augustin Thierry l'abandonna lorsqu'il le vit s'engager dans les rêveries de son système « physico-politique ». Un moment découragé, SaintSimon reprit bientôt son œuvre, et tenta diverses publications périodiques: le Politique 3, l'Organisateur, le Système industriel, le Catéchisme des industriels, qui n'eurent qu'une existence éphémère. C'est dans la première livraison de l'Organisateur que se trouvait la Parabole elle attira enfin l'attention publique et eut l'honneur de trois éditions.

« J'écris, disait-il, pour les industriels contre les courtisans et les nobles, c'est-à-dire j'écris pour les abeilles contre les frelons . » L'homme qui flattait ainsi certains goûts de son siècle s'étonnait d'ètre resté longtemps isolé; à la fin sa doctrine s'étant fortement colorée. d'une teinte religieuse, des disciples vinrent, peu nombreux, mais hommes d'élite, jeunes et enthousiastes : Auguste Comte,qui se sépara

1. En octobre 1814.

2. L'Industrie littéraire et scientifique liguée avec l'industrie commerciale...... publiée en trois parties dans le cours de l'année 1817, sous les titres de Finances, par M. SAINT-AUBIN. Politique, par A. THIERRY, fils adoptif de Saint-Simon.

3. Le Politique ou Essai sur la politique qui convient aux hommes du XIXe siècle, par une société de gens de lettres (SAINT-SIMON et AUGUSTIN THIERRY), eut douze numéros, de janvier à avril 1819.

4. L'Organisateur, publié en 1819 et 1820, eut deux numéros. Un arrêt de la cour d'assises du 3 février 1820 en ordonna la destruction.

5. Du Système industriel, composé de diverses brochures, 1812 et 1822.

6. Le Catéchisme des industriels, publié en quatre cahiers, en 1822 et 1823 ; c'est AUG. COMTE qui a rédigé le troisième cahier.

7. Épigraphe d'une des brochures du Système industriel.

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