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de lui en 1823; Olinde Rodrigues, Duvergier, Léon Halévy. C'est avec leur concours qu'il publia ses derniers travaux, et que tendant à donner à sa doctrine une forme plus religieuse, il prépara le Nouveau Christianisme 2. Il n'eut pas le temps de l'éditer. La mort interrompit sa laborieuse carrière en mai 1825. Il mourut en sage, comme Socrate, entouré de ses disciples, s'entretenant avec eux et comprimant l'expression de ses souffrances pour ne s'occuper que de son système. « On s'est trompé, disait-il à son dernier jour, la religion ne peut disparaître du monde; elle ne fait que se transformer... Rodrigues, ne l'oubliez pas » ; et il ajoutait : << Toule ma vie se résume dans une seule pensée assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés ..... Quarante-huit heures après notre seconde publication, le parti des travailleurs sera constitué; l'avenir sera à nous. » Les idées de Saint-Simon. Sa doctrine répondait très imparfaite. ment à cette noble pensée et la prédiction fut loin de se réaliser. SaintSimon croyait, comme Condorcet, à la perfection des êtres et poussait même cette généreuse croyance jusqu'à la transformation des espèces. L'humanité, selon lui, tendait depuis le commencement des siècles vers le régime industriel, qu'il nommait aussi régime administratif et pacifique, régime dans lequel l'association universelle supprimerait les guerres et la direction de la communauté serait confiée aux plus capables de lui faire rendre ses meilleurs fruits, c'est-à-dire aux personnes les plus distinguées dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les lettres. Chaque nation, d'après lui, suit une route différente pour atteindre ce but commun; elles ne marchent pas tout droit vers le progrès; car il y a eu des périodes organiques, comme celle du moyen âge, et des périodes critiques, comme celle qui dure depuis la Réforme. Cependant toutes les nations, au sortir de la barbarie, ont traversé le régime gouvernemental, féodal et militaire, dans lequel les plus avancées étaient encore enfoncées au XIXe siècle. La nation française avait plus de chance qu'aucune autre d'entrer la première dans cet âge d'or et devait promptement entraîner le monde à sa suite. Pour mériter ce fructueux honneur, que fallait-il?

Dans la Lettre d'un habitant de Genève, il proposait d'ouvrir, sur le tombeau de Newton une souscription annuelle, de constituer avec les fonds recueillis des pensions princières aux vingt et un savants et artistes qui auraient réuni la majorité des suffrages des souscripteurs, d'admettre les femmes au même titre que les hommes, et de donner à ce conseil, « représentant Dieu sur la terre », la direction morale de

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1. Le Catéchisme des industriels, ses Opinions, etc.

2. Publié après sa mort en 1828.

3. LOUIS REYBAUD, Etude sur les réformateurs contemporains, t. I, p. 66.

4. Trois mathématiciens, trois physiciens, trois chimistes, trois physiologistes, trois littérateurs, trois peintres et trois musiciens.

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l'humanité. Le genre d'autorité qu'exerceraient ce grand conseil et les conseils inférieurs était indiqué vaguement; Saint-Simon, qui attribuait son projet à une révélation divine, se contentait de déclarer que le monde physique et le monde moral étaient régis par une loi commune; que les savants, sachant interroger les faits, sauraient trouver « l'institution politique qui tend à l'organisation générale de l'humanité », que dans la société nouvelle, « tous les hommes travailleront », et que « le conseil dirigera», sous la présidence d'un mathématicien '. Dans le Moyen constitutionnel d'accroître la force politique de l'industrie et d'augmenter la richesse de la France 2, comme dans le Catéchisme des industriels 3, il s'appliquait tout d'abord à démêler sa cause de celle du libéralisme. Il faisait peu de cas de la Charte; il affirmait que la royauté pouvait s'accommoder avec son système, et il engageait les industriels qui forment la grande majorité de la nation à se débarrasser des légistes et des militaires, comme des nobles, et à prendre en main la direction des affaires. « Quel rang les industriels (cultivateurs, fabricants et négociants) doivent-ils occuper dans la société ? — R. Le premier. Quel rang occupent-ils ? R. Le dernier . » C'était 5. le mot de Siéyès, avec une pensée différente. Le noble comte se plaignait qu'une nation essentiellement gauloise et industrielle eût encore un gouvernement féodal, dirigé par les Francs, et il retraçait non sans talent une histoire des travailleurs, dans laquelle le lecteur croit retrouver quelque souffle d'Aug. Thierry. Pour arracher l'empire à cette minorité, il suffisait, suivant lui, que les producteurs qui composent les vingt-quatre vingt-cinquièmes de la nation adressassent une pétition au roi, et que le roi, comprenant son siècle, les chargeât de préparer la loi du budget, pour que tous les fonds de l'État, c'est-à-dire toutes les ressources de la communauté, fussent promptement dirigés vers l'économie et vers l'intérêt industriel ".

1. Ed. de 1832, p. 54 à 63. « C'est Dieu qui m'a parlé. Un homme aurait-il pu inventer une religion supérieure à toutes celles qui existent? » Il pensait que l'humanité posséderait la science parfaite si elle avait une bonne encyclopédie : de là ses Lettres sur l'Encyclopédie.

2. Faisait partie du quatrième cahier de l'Industrie, 1817, 1818.
3. En trois cahiers, dont le troisième par AUG. COMTE, 1822, 1823.

4. « Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public, et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de la société et ceux de l'industrie, à ne pas souffrir plus longtemps qu'on les désigne par le nom de libéraux; nous les invitons d'arborer un nouveau drapeau et d'inscrire sur leur bannière la devise: Industrialisme. SAINT-SIMON, édit. de 1832, p. 205.

5. Catéchisme politique des industriels, p. 2.

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6. Industrie, dans la langue de SAINT-SIMON, signifie l'activité humaine appliquée à la production et à l'échange. Beaucoup d'économistes emploient ce mot dans le même sens. << Les intérêts des industriels, dit SAINT-SIMON, sont évidemment en opposition avec ceux des militaires et des légistes. >> - Edit. de 1832, p. 311. Il dit que les livres d'Adam Smith et de Say sont les critiques les plus fortes qu'on

<< Tout par l'industrie, tout pour elle », était une de ses devises. Dès que les producteurs seraient maîtres de la politique, ils feraient voter trois lois : la première mettant l'impôt foncier au nom des cultivateurs, afin que ceux qui rendaient la propriété productive en recueillissent le bénéfice par le droit électoral; la seconde admettant le fermier, à la fin de son bail, à partager avec son propriétaire la plus-value du fonds et à exiger que ce propriétaire empruntât sur hypothèque de sa terre pour fournir des capitaux aux améliorations agricoles; la troisième mobilisant la propriété territoriale. Ces trois lois, soutenues par un système de banques agricoles, devaient, selon Saint-Simon, mettre des milliards à la disposition des agriculteurs. Il faut organiser la société. « Il n'y a société que là où s'exerce une action générale et combinée. » L'histoire, qui est la « physique sociale », enseigne qu'après les périodes de l'antiquité, de la féodalité, de la monarchie absolue, s'ouvre pour la société moderne la période de l'industrie, et que la noblesse consiste à organiser le travail et faire monter promptement la classe des producteurs au-dessus de la classe des oisifs. « La loi qui constitue les pouvoirs et la forme du gouvernement n'est pas aussi importante, elle n'a pas autant d'influence sur le bonheur des nations que celle qui constitue les propriétés et en règle l'exercice 2. »

C'était là un système politique et social. Son auteur prétendit, vers la fin de sa vie, le faire pénétrer sans violence et sans révolution (il s'accommode d'ailleurs très bien du régime monarchique) dans les masses en l'élevant à la hauteur d'une foi religieuse de là le Nouveau Christianisme, qui sans s'expliquer sur le dogme, devait réformer la religion du Christ, et « faire cesser l'indifférence religieuse chez la classe la plus nombreuse » et assurer la marche de l'humanité vers le progrès. « Le nouveau christianisme... aura sa morale, son culte et son dogme; il aura son clergé, et son clergé aura ses chefs... La doctrine de la morale sera considérée par les nouveaux chrétiens comme la plus importante; le culte et le dogme ne seront envisagés par eux que comme des accessoires... Dans le nouveau christianisme, toute la morale sera déduite directement de ce principe: Les hommes doivent se conduire en frères à l'égard les uns des autres 3; et ce principe, qui appartient au christianisme primitif, éprouvera une transfiguration d'après laquelle il sera présenté comme devant être aujourd'hui le but de tous les travaux religieux. Ce principe régénéré sera présenté de la manière suivante : La religion doit diriger la société vers le grand but

ait faits du régime féodal, et il rit de l'aveuglement des gouvernements féodaux qui fondent des chaires d'économie politique.

1. Ed. de 1832, p. 277, 281, etc.

2. Vues sur la propriété et la législation, par ED. RODRIGUES, p. 257.

3. Ed. de 1832, p. 170.

de l'amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre 1. »

C'était une pensée très généreuse en elle-même, mais étayée sur un système vague de religiosité panthéiste. Saint-Simon se fait l'apôtre de la fraternité sociale qu'il met au-dessus de la justice. Mais la précision manque à ses déductions, soit qu'il n'ait pas eu le temps de les coordonner dans ses écrits et, comme il le dit lui-même, de réorganiser ce que le XVIIIe siècle avait désorganisé, soit qu'elles aient été confuses dans son esprit. De la suite de ses pensées il ne se dégage nettement que l'exaltation du rôle des producteurs ; mais on ne comprend guère comment il peut parler d'assurer «< à tous les hommes le plus libre développement », quand il ne les laisse pas libres de choisir eux-mêmes leur voie. Sans doute, dans la société actuelle, chaque homme ne choisit pas à son gré sa condition. Cependant, théoriquement, chacun est libre; dans le système de Saint-Simon il doit accepter la fonction que son supérieur lui assigne. C'était le contre-sens d'un homme qui avait effleuré toutes les sciences sans les approfondir et qui s'était laissé séduire à la fois par le progrès de l'industrie libre qu'il avait sous les yeux et par les théories philosophiques qui lui avaient paru en être la glorification. Ce contre-sens devait peser sur toute la doctrine, lorsque des prémisses posées par le maître, les disciples auraient tiré un véritable système.

Ceux-ci, résumant cinq ans après sa mort son apostolat, glorifiaient en ces termes leur Messie:

« L'HOMME DIVIN SE MANIFESTE LE NOUVEAU CHRISTIANISME EST DONNÉ

AU MONDE.

«MOISE a promis aux hommes la fraternité universelle; JÉSUS-CHRIST l'a préparée; SAINT-SIMON la réalise.

«Enfin, l'EGLISE UNIVERSELLE va naître; le règne de CÉSAR cesse; une société pacifique remplace la société militaire; désormais l'EGLISE UNIVERSELLE gouverne le temporel comme le spirituel, le for extérieur comme le for intérieur. La science est sainte, l'industrie est sainte, car elles servent aux hommes à améliorer le sort de la classe la plus pauvre, à la rapprocher de DIEU. Des prêtres, des savants, des industriels, voilà toute la société. Les chefs des prêtres, les chefs des savants, les chefs des industriels, voilà tout le gouvernement. Et tout bien est bien de l'Eglise et toute profession est une fonction religieuse, un grade dans la hiérarchie sociale. A chacun selon sa capacité; à chaque capacité selon ses œuvres. Le RÈGNE DE DIEU ARRIVE SUR LA TERRE. TOUTES LES PROPHÉTIES SONT ACCOMPLIES 2. »

1. Ed. de 1832, p. 104.

2. Organisateur du 15 mai 1830, reproduit dans la Doctrine de Saint-Simon. Exposition, première année, p. 70.

La doctrine Saint-simonienne 1. Cette déclaration dithyrambique, publiée un mois avant la révolution de Juillet, dépassait par la netteté de ses termes l'expression que le maître avait donnée à sa pensée. Les disciples avaient eu beaucoup à faire pour dégager de l'enseignement de Saint-Simon cette formule. Tout en restant fidèles aux aspirations du Nouveau Christianisme, ils commencèrent par produire une philosophie sociale scientifique; peu à peu ils laissèrent plus de place à la tendance religieuse et aboutirent à un dogme sacerdotal et à la constitution d'une monarchie cléricale. A la fin de la Restauration, dans l'Exposition de la doctrine, l'appel à la sympathie se mêle à la démonstration rationnelle; toutefois c'est encore la philosophie qui semble dominer. Dans l'exposé que nous faisons nous-même de la théorie Saint-simonienne, nous dépasserons la limite chronologique de la Restauration afin de ne pas morceler notre exposé dogmatique ; nous reviendrons d'ailleurs plus tard sur l'histoire 2.

Les disciples se mirent à l'oeuvre immédiatement après la mort de Saint-Simon. Ils éditèrent le Nouveau Christianisme que son auteur n'avait pas achevé; fortifiés par l'adhésion d'un jeune et enthousiaste ingénieur, Prosper Enfantin, de Saint-Amand Bazard, esprit généreux et raisonneur logique, de Buchez, ancien carbonaro, d'Adolphe Blanqui, de Laurent (de l'Ardèche). ils commencèrent la publication, d'abord hebdomadaire, puis mensuelle, du Producteur, projetée déjà par SaintSimon. Cette feuille se fit quelque peu remarquer par de bons articles sur le régime féodal, l'économie politique, le crédit, la banque, l'association, l'histoire; mais les libéraux lui reprochaient de rêver une organisation anti-libérale. On y lisait en effet que la liberté est toujours relative à l'idée d'obstacles; s'il y avait absence d'obstacles, l'idée de liberté ne pourrait naître. Et ils pensaient que le corps de savants qui régirait la société en vue « d'exploiter et de modifier au plus grand avantage de l'espèce humaine la nature extérieure », ne rencontrerait pas d'obstacles, puisqu'il ne travaillerait que pour le bien, qu'il aurait la science de le connaître, science ignorée du vulgaire. Mais le Producteur, dans lequel les Saint-simoniens (c'est le

1. Pour tout ce qui concerne le Saint-simonisme, nous renvoyons aux ouvrages suivants, outre les citations que nous avons faites en note: Bibliographie saintsimonienne, par FOURNEL (1853); Etude sur les Réformateurs, par L. REYBAUD, t. 1; OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin, 47 vol., publiées sous la direction de Laurent (de l'Ardèche), 1865-1878; Sur le Saint-simonisme, par Hip. CARNOT (Académie des sciences morales et politiques (1887); L'Ecole Saint-simonienne,par M.G. WEILL (1896); Histoire du Saint-simonisme, par M. S. CHARLÉTY (1896), avec un complément de la bibliographie de Fournel. La Bibliothèque de l'Arsenal publie (mai 1903) dans le Catalogue général des manuscrits l'inventaire du fonds Enfantin, rédigé par M. D'Allemagne. La collection complète des publications du Saint-simonisme, provenant de la bibliothèque d'Enfantin se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal. 2. Voir le chapitre Ir du livre IV.

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