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nom qu'ils commençaient à prendre) n'étaient pas seuls, manquait d'unité, et quand ils eurent écarté les autres collaborateurs, il manqua d'argent.

Les disciples eux-mêmes ne s'entendaient pas bien sur la doctrine. Ils comprirent qu'il fallait se recueillir et ils passèrent deux années à élaborer sans bruit leurs idées. Pendant ce temps, « les ouvrages de Saint-Simon, disent-ils dans la préface de l'Exposition de 1829, le Producteur et notre correspondance, appuyés des éclaircissements que des discussions consciencieuses et approfondies exigeaient, furent distribués avec choix ; en un mot la parole nous servit mieux encore que ne l'avait fait la presse, et le nombre des partisans de la doctrine nouvelle s'accrut rapidement 3. >>

A la fin de l'année 1828 ils sortirent de la retraite, armés de toutes pièces, et déclarèrent la guerre, guerre de prédication toute pacifique, à l'organisation sociale. « Nous nous sentions plus forts que nous ne l'étions à la mort de Saint-Simon, plus forts qu'au moment où la publication du Producteur avait été suspendue. Un même esprit nous animait... nous portions nos regards vers un même but: l'accomplissement des destinées humaines, l'élévation morale, intellectuelle et industrielle des générations futures. » La première conférence eut lieu le 10 décembre 1828, dans une chambre qu'occupait Enfantin à la Caisse hypothécaire; l'auditoire étant devenu plus nombreux, ces conférences furent continuées rue Taranne et se prolongèrent jusqu'au commencement de 1830. Bazard, qui avait, à défaut d'une parole brillante, une logique serrée, fut le principal orateur; Carnot, Fournel, Duveyrier se chargèrent avec lui de la publication des dix-sept séances qui parurent avec une introduction et quelques annexes vers la fin de 1830, sous le titre de Doctrine de Saint-Simon, première année, 1829.

Les Saint-simoniens publièrent un nouveau journal, l'Organisateur, qui parut du 15 avril 1829 au 15 août 1831, et qui distribué gratuitement, eut un peu plus de notoriété que le Producteur. Leur propagande leur attira de précieuses recrues. Le jeune Eugène Rodrigues, âme ardente et dévouée, leur avait été amené par son frère; des ingénieurs, surtout d'anciens polytechniciens, furent séduits par l'organisation scientifique de la Société : Michel Chevalier, Fournel, Jean Reynaud, Talabot,etc.; d'autres par la foi: Gustave d'Eichthal, Barrault, Charton, etc.

Ils avaient loué un local rue Monsigny, où plusieurs d'entre eux vi

1. On les a nommés pendant plusieurs années les Producteurs.

2. Déjà, du vivant de Saint-Simon, Augustin Thierry s'était complètement séparé du maître, et Auguste Comte, qui avait écrit le troisième cahier du Catéchisme des industriels, produisait alors un système tout personnel.

3. Doctrine de Saint-Simon, Exposition, première année, 1829, p. 17. 4. Ibid., p. 20 et 21.

vaient en communauté sous la direction des anciens confrères, en «< collège ». C'est là qu'ils s'organisaient en église le jour de Noël 1829, Enfantin et Bazard furent nommés par le collège « Pères de la famille », c'est-à-dire chefs spirituels et temporels de la Société saintsimonienne. Olinde Rodrigues, nommé l' « Ami de Saint Simon », déclara «< sa mission accomplie » et s'inclina respectueusement devant les pontifes. Cette papauté ne fut pas du goût de tous : Buchez se retira, comme Auguste Comte l'avait fait devant les premières inspirations religieuses de la secte.

Les Saint-simoniens envoyaient des missionnaires en province, même à l'étranger. Dès le mois de février 1830, ils fondèrent après un voyage d'Enfantin une église dans le Midi, sous la direction de Resseguier.

Dans l'exorde de sa première conférence, Bazard prenait position: « La société considérée dans son ensemble, présente aujourd'hui l'image de deux camps. Dans l'un sont retranchés les défenseurs peu nombreux de la double organisation religieuse et politique du moyen åge; dans l'autre se trouvent rangés, sous le nom assez impropre de partisans des idées nouvelles, tous ceux qui ont coopéré ou applaudi au renversement de l'ancien édifice. C'est au milieu de ces deux armées que nous venons apporter la paix, en annonçant une doctrine qui ne prêche pas seulement l'horreur du sang, mais l'horreur de la lutte, sous quelque nom qu'elle se déguise antagonisme entre un pouvoir spirituel et un pouvoir temporel, opposition en l'honneur de la liberté, concurrence pour le plus grand bien de tous. Nous ne croyons à la nécessité éternelle d'aucune de ces machines de guerre; nous ne reconnaissons à l'humanité civilisée aucun droit naturel qui l'oblige et la condamne à déchirer ses entrailles...

<< Notre doctrine, nous n'en doutons pas, dominera l'avenir plus complètement que les croyances de l'antiquité ne dominèrent à leur époque et plus complètement que le catholicisme ne domina le moyen âge... »

Il rappelait les périodes organiques et les périodes critiques,les phases successives du PROGRÈS de l'humanité: anthropophagie, esclavage, servage, exploitation du travail par le capital; d'autre part, monothéisme juif, polythéisme grec et romain,christianisme. «Le moment n'est-il pas venu de découvrir le nouveau LIEN d'affection, de doctrine et d'activité qui doit unir les hommes, les faire marcher en PAIX, avec ORDRE, avec AMOUR, vers une COMMUNE destinée ? Saint-Simon l'a découvert ASSOCIATION UNIVERSELLE, Voilà notre avenir. A chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, voilà le DROIT NOUVEAU qui remplace celui de la conquête et de la naissance; l'homme n'exploite plus l'homme, mais l'homme, associé à l'homme, exploite le monde livré à sa puissance. » Le privilège de la naissance fait des riches oisifs et des travailleurs misérables. Mais « nous annonçons que

le règne du TRAVAIL arrive... L'humanité a proclamé par Jésus, plus D'ESCLAVAGE! Par SAINT-SIMON, elle s'écrie: A chacun selon sa capacité; à chaque capacité selon ses œuvres. PLUS d'héritage ! »

L'unique héritier est l'Etat, c'est-à-dire l'association universelle des travailleurs, qui est ainsi le réservoir où tous les capitaux, mobiliers et immobiliers, sont successivement versés et d'où sortent ces capitaux, distribués par la volonté des chefs et en partie par l'intermédiaire des banques à tous les membres suivant la fonction qui leur a été assignée et la capacité qu'ils sont jugés avoir montrée.

Pour que la société soit ordonnée et productive, il faut former ses membres par une éducation qui mette les volontés « individuelles en harmonie avec le but général, éducation à la fois générale, qui développe en eux l'AMOUR, c'est-à-dire l'amour de l'ordre social impliquant l'obéissance absolue à ceux qui commandent, l'intelligence et la force, et éducation professionnelle qui dirige chacun suivant ses aptitudes vers les fonctions d'artiste, de savant ou d'industriel ».

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En dernier lieu les conférenciers abordèrent la question religieuse : Oui, messieurs, nous venons ici nous exposer au sarcasme, au dédain; car, à la suite de Saint-Simon nous venons proclamer que l'humanité a un avenir religieux ». Ils démontraient qu'aucune critique ne peut ébranler l'idée de l'ordre et de la Providence, que Dieu est dans tout, que toutes les sciences expriment en quelque sorte Dieu, et que l'idée de Dieu leur donne seule l'unité ; qu'à cet égard le monde moral n'est pas distinct du monde matériel et, discrètement, ils insinuaient que le chef (ils ne disent pas encore le prêtre) étant le meilleur, «< sa volonté est l'expression de Dieu et ne doit pas, par conséquent, rencontrer de contradiction, mais au contraire l'obéissance spontanée de l'amour 1. »

Critique de la théorie Saint-simonienne. - Les Saints-Simoniens étaient donc dès 1829 en possession d'un système largement échafaudé dont Saint-Simon n'avait donné qu'une esquisse un peu vague. Nous allons en reprendre les parties fondamentales et même quelques compléments postérieurs à la révolution de Juillet pour en examiner la solidité.

A chacun selon sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, devise que, pour notre part, nous acceptons comme une de celles qui sont dignes d'être inscrite sur le fronton du temple de la Justice. Elle procédait de ce principe que tous les hommes sont égaux en droit et que le seul mérite met entre eux une différence. n'était pas une révélation nouvelle. Depuis 1789, la Révolution avait proclamé en France l'égalité des droits, et, en ouvrant à tous la carrière, elle avait laissé l'appréciation du mérite des œuvres et le soin de

Mais le principe

1. Les conférences qui ont suivi celles de l'année 1829 ont été imprimées dans un autre volume. Exposition, Deuxième année, 1829-1830.

la rémunération au juge qui, malgré ses erreurs, est peut-être le moins susceptible de partialité : à tout le monde. Chaque consommateur sait quel prix il vaudrait mettre à un produit ou à un service; chaque producteur sait à quel prix il pourrait le donner; du débat qui s'établit entre eux, quand aucune entrave artificielle, aucune oppression ne gêne l'un ou l'autre, résulte le prix du marché qui, d'ordinaire, en effet, rémunère chaque capacité selon ses œuvres. Qui dira exactement lequel doit le plus gagner du boulanger ou du vigneron, du chanteur ou du manufacturier? La liberté des transactions, la concurrence, principe sur lequel reposait alors notre organisation industrielle. Mais les Saints-simoniens ne l'entendaient pas ainsi.

Ils considéraient l'individualisme comme un mal et la concurrence comme un état transitoire d'antagonisme et de désordre dans lequel les faibles sont opprimés. Ils gémissaient de voir que la science et l'industrie, dont ils comprenaient les relations fécondes, fussent isolées et suspectes l'une à l'autre, que la classe ouvrière, par qui la richesse est produite, fût exploitée par la classe oisive des capitalistes, et que des hommes jouissent, sans travail, au nom du droit de propriété, d'un riche revenu. Le moyen âge, avec la puissance de l'Eglise et le régime féodal, avait eu au moins une organisation religieuse et militaire; les gens de métier avaient essayé de se donner, par la corporation, une sorte d'organisation industrielle. Notre temps, essentiellement critique, disaient-ils, avait tout renversé, sans rien relever.

Saint-Simon avait paru, et le monde allait enfin sortir d'une longue anarchie. Voici en quels termes les disciples résumaient la foi nouvelle: << L'homme a jusqu'ici exploité l'homme; maîtres, esclaves; patriciens, plébéiens; seigneurs, serfs; propriétaires, fermiers; oisifs et travailleurs, voilà l'histoire progressive de l'humanité jusqu'à nos jours; ASSOCIATtion universellE, voilà notre avenir; à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, voilà le DROIT nouveau, qui remplace celui de la conquête et de la naissance; l'homme n'exploite plus l'homme; mais l'homme associé à l'homme exploite le monde livré à sa puissance. »>

La famille humaine, disaient-ils, ne doit être qu'une vaste société de travailleurs rendus solidaires par la religion et gouvernée par une

1. « Il doit être évident que l'industrie, dans son ensemble, tend à devenir une application directe des théories scientifiques. Rien n'a été fait néanmoins pour établir le lien entre la science et l'industrie, rien au moins d'assez important pour qu'on s'y arrête. » — Expos. de la doct., 1829, p. 290.

2. « Il suffit de jeter un coup d'œil sur ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que l'ouvrier, sauf intensité, est exploité matériellement, intellectuelle. ment, et moralement, comme l'était autrefois l'esclave. » Ibid., p. 196.

3. Ibid., p. 200.

4. Exposition, année 1829, p. 38, analyse de la sixième séance.

1

hiérarchie sacerdotale. La propriété et l'hérédité sont des privilèges incompatibles avec l'égalité. Les capitaux de toute nature, terres, maisons, argent, outils, etc., ne sont que des instruments de production qui doivent être remis aux mains des prêtres. Ceux-ci les confieront gratuitement aux plus laborieux, aux plus habiles, aux plus dignes; ils feront ce que font les capitalistes et les propriétaires, sans s'attribuer à titre de rente ou de fermage les fruits du labeur des travailleurs. D'un côté, l'oisiveté devenant un titre d'exclusion, tous se mettront à l'œuvre, et la production s'accroîtra d'une manière merveilleuse; d'autre part, le travail et le mérite devenant la seule base de la récompense, le sacerdoce, dans la distribution des récompenses, réalisera le principe à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres 2. Ainsi s'accomplira l'amélioration toujours progressive de la condition morale, physique et intellectuelle du genre humain3.

6

Les Saint-simoniens admiraient Grégoire VII, mais en recon. naissant que la séparation de l'Eglise et de l'Etat avait été un fait nécessaire avec une religion incomplète qui mortifiait la chair 5. Les temps allaient changer. « La loi de César est arrivée à son terme; elle va disparaître pour faire place à la loi de Dieu », c'est-à-dire du Dieu Saint-simonien, à la fois esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté 7, fort suspect d'ailleurs de panthéisme, malgré les dénégations de ses adorateurs. Au sommet devait être le Prêtre social, représentant la religion, recevant les produits du monde entier et répartissant ensuite produits et capitaux entre la science et l'industrie, enfin consacrant le Prêtre de la science et le Prêtre de l'indus

1. « Actuellement un nouvel ordre tend à s'établir; il consiste à transporter à l'État, devenu ASSOCIATION DES TRAVAILLEURS, le droit d'héritage, aujourd'hui renfermé dans la famille domestique... Le seul droit à la richesse, c'est-à-dire à la disposition des instruments de travail, sera la capacité de les mettre en œuvre. » Exposition, 1829, p. 187.

2. « L'association universelle doit s'entendre de l'état où toutes les forces humaines, étant engagées dans la direction pacifique, seront combinées dans le but de faire croître l'humanité en amour, en savoir, en richesse, et où les individus seront classés et rétribués dans la hiérarchie sociale en raison de leur capacité, développée autant qu'elle pourra l'être par une éducation mise à la portée de tous. >> Exposition, 1829-1830, 2o année, p. 6.

3. Exposition, 1re année, p. 171.

4. Exposition, 1829-1830, 2 année, cinquième séance.

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5. « L'homme est un », disaient-ils, corps et esprit. Le progrès à faire dans la conception religieuse consiste à recomposer l'unité. (Ibid., p. 87.) Cette partie est, du reste, une des plus vraiment philosophiques de la doctrine saint-simonienne. 6. Ibid., p. 26.

7.

Dieu est un, Dieu est tout ce qui est; tout est en lui, tout est par lui... C'est l'amour infini qui se manifeste à nous comme esprit et comme matière, ou, ce qui n'est que l'expression variée de ce double aspect, comme intelligence et

comme force, comme sagesse et comme beauté. » Ibid., p. 88.

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8. « Dans le système d'organisation industrielle que nous venons de présenter,

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