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trie, qui seraient son bras droit et son bras gauche et qui donneraient, sous son inspiration, le branle à la société. « Déterminer le but de l'activité humaine, commander les travaux par lesquels ce but peut être atteint, les coordonner en les rapportant à leur fin, classer les hommes, les unir, voilà la fonction religieuse et politique qui se résout tout entière dans la fonction sacerdotale 1. » Cette fonction, quant à la répartition du capital, serait accomplie par un système de banques locales reliées à la Banque centrale 2. Au lieu d'une répartition incertaine et désordonnée faite par des capitalistes ignorants et accompagnée de crises fréquentes, on verrait, grâce à l'association universelle et à la coordination de toutes les forces productives, les capitaux proportionnés partout aux besoins par la toute puissance d'une volonté douée d'intelligence et d'amour et planant sur l'ensemble de la production 3.

Pour atteindre ce merveilleux résultat, émanant de la «< capacité sympathique », qu'ils voulaient continuer pendant toute la vie,il fallait une grande autorité dans le prêtre, une grande docilité dans le fidèle. L'éducation devait produire la docilité, parce qu'elle développerait tout d'abord le sentiment et « transformerait en une idée de devoir, en un objet d'affection les obligations qui sont imposées par les directeurs véritables, par les chefs légitimes de la société. » Quant à l'autorité. le Saint-simonisme lui fait place nette. Il hait l'antagonisme et, par conséquent, la résistance. Le libéralisme moderne et en particulier l'institution du jury excitent sa pitié. La loi écrite elle-même ne trouve pas grâce devant sa critique; car elle suppose une défiance à l'égard du juge ou de l'administrateur. « Dans l'avenir, dit-il, toute loi est la déclaration par laquelle celui qui préside à une fonction, à un ordre quelconque de relations sociales fait connaitre sa volonté à ses inférieurs en sanctionnant ses prescriptions par des peines ou des récom penses. » — « C'est le prêtre qui GOUVERNE; il est la source et la sanction de l'ORDRE... Toute fonction sociale est sainte, car elle est

l'actif du budget est la totalité des produits annuels de l'industrie, son passif est la répartition de tous les produits aux banques secondaires,chacune de celles-ci établissant son propre budget de la même manière. » - Ibid., p. 208.

1. Ibid., p. 162.

2. Exposition, 1829, p. 205.

3. « Pour que le travail industriel parvienne au degré de perfection auquel il peut prétendre, les conditions suivantes sont nécessaires... Il faut : 1o que les instruments soient répartis en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche d'industrie; 2o qu'ils le soient en raison des capacités individuelles, afin d'être mis en œuvre par les mains les plus capables; 3° enfin que la production soit tellement organisée que l'on n'ait jamais à redouter, dans aucune de ses bran ches, ni disette ni encombrement. » Exposition, 1829, p. 191.

4. Ibid., p. 280.

5. Exposition, 2o année, 1829-1830, p. 170.

donnée au nom de Dieu par l'homme qui le représente... Enfin, le repos lui-même est SAINT, car il est sanctionné, ordonné comme le travail 1. >>.

Les Saint-simoniens aboutissaient ainsi à une monstruosité, après une route toute semée de vues historiques ingénieuses, de critiques pénétrantes, d'aperçus profonds sur l'évolution économique et sociale du monde moderne, d'erreurs morales, de projets féconds pour l'industrie et de sophismes économiques. Ils ne voyaient pas que la propriété est en principe la rémunération même du travail qu'ils préconisaient et le fruit de l'épargne sans laquelle le travail, privé de capitaux, est réduit à l'impuissance. Ils ne voyaient pas que l'hérédité est la conséquence et l'extension de la propriété; que l'homme travaille et amasse, non seulement pour lui, mais pour sa famille, qui est un autre lui-même, que la plupart, s'ils n'avaient l'espérance de transmettre leurs biens à leur postérité, consommeraient de leur vivant une richesse sans avenir; qu'enfin, si la propriété acquise par le travail est le résultat de la loi économique qui donne à chacun selon ses œuvres, cette propriété est sacrée, que c'est une partie de la matière sur laquelle le propriétaire a mis le cachet de sa personnalité et que nul n'en peut disposer hors lui-même, ou celui qu'après lui il a saisi de son droit; la propriété peut, comme toutes les manifestations de la personnalité humaine, donner lieu à des abus et avoir des inconvénients; mais en principe elle est un droit et en fait elle est un bien. Les Saint-simoniens étaient dans une profonde illusion, quand ils croyaient régénérer le monde affranchi par un pareil principe et qu'ils répétaient avec orgueil : « Jésus a dit : Plus d'esclavage; Saint-Simon s'écrie: plus d'héritage 2. >>

Les capitaux se consomment et se renouvellent sans cesse, la terre cultivable elle-même subit cette loi: c'est une transformation continue qui féconde la matière et d'où résulte la richesse. Quand le Prêtre social aurait confisqué tous les capitaux existant à un moment donné et les aurait distribués à ses fidèles, comment réparerait-il ensuite les brèches et fournirait-il au monstre dévorant de la production ses aliments de chaque jour ? Par les apports que seraient venus lui faire chaque jour les producteurs? C'est là une des illusions naïves de la doctrine el en même temps une des plus dangereuses, parce qu'elle est de nature à séduire les pauvres. Celui qui n'a rien est porté à goûter un système qui lui promet quelque chose et qui déclare que, les fa

1. Exposition, 1829-1830, 2o année, p. 165.

2. «Ils nous disent que le fils a toujours hérité de son père, comme un païen aurait dit que l'homme libre avait toujours eu des esclaves; mais l'humanité l'a proclamé par Jésus, PLUS D'ESCLAVAGE! par SAINT-SIMON, elle s'écrie: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, PLUS D'HÉRITAGE! » 1829, p. 41.

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Exposition,

veurs de la fortune étant aveuglément distribuées, l'héritage, la propriété foncière, voire même toute propriété privée sont supprimés; celui qui ne jouit qu'à titre onéreux est flatté de la perspective d'être délivré de ses charges; c'est un puissant attrait pour l'emprunteur de penser qu'il n'aura plus à payer d'intérêts, pour le fermier qu'il ne devra plus de fermage, pour l'ouvrier que le salariat sera aboli et que tous auront à leur disposition des instruments de travail et des jouissances en proportion de leur mérite, c'est-à-dire de la chose dont chacun s'imagine manquer le moins.

Mais, en admettant que la société fût ainsi constituée, peu viendraient faire sincèrement ces apports, à moins toutefois qu'on n'apportât un avec l'espérance de recevoir deux. L'intérêt personnel aurait bientôt appris au cordonnier et au boulanger qu'il leur est avantageux de soustraire une partie du cuir et de la farine qui leur sont confiés, pour faire entre eux un échange direct, au lieu de porter respectueusement toute leur production au Prêtre; il s'établirait un commerce clandestin qui minerait la fortune de la communauté et du Prêtre social. Au lieu de s'accumuler, le capital national fondrait, en quelque sorte, dans ses mains, et il ne lui resterait à la fin guère que la terre appauvrie, faute de labeurs prévoyants.

La société, qui aurait ainsi consenti à sa ruine, se serait laissé prendre à des jeux de mots. Il n'y aurait plus de prêt à intérêt; mais on devrait légalement donner au Prêtre, au lieu de 5 ou 6 pour 100, le produit intégral de tous les capitaux. Il n'y aurait plus de fermage; mais, à la place, il y aurait un métayage, ou, pour mieux dire, un servage de la pire espèce, puisque tous les fruits appartiendraient en droit au Prêtre. Le salariat, loin d'être supprimé, deviendrait la loi universelle du genre humain. Au-dessous du Prêtre social, détenteur et répartiteur de la richesse, il n'y aurait que ses agents auxquels il distribuerait à son gré les aliments, les travaux et les jouissances; un maître unique et des ouvriers qui n'auraient plus même le bénéfice de la concurrence des patrons. Voilà le rêve formé par les Saint-simoniens dans l'intérêt des classes pauvres.

On ne pouvait réaliser cet idéal que dans un couvent. Le maître avait méconnu la liberté. Les disciples ne s'en préoccupèrent pas beaucoup plus que lui et la nièrent en croyant la définir 2. Ils pensèrent, en effet, que le monde pouvait devenir une sorte de couvent dans lequel l'éducation, développant le sentiment de l'amour, façonnerait les jeunes générations à l'obéissance, sans alanguir le nerf de l'émulation 3, et dont le prêtre maintiendrait l'unité morale par la con1. « Ce qu'on nomme aujourd'hui le revenu n'est plus qu'un appointement ou une retraite ». Exposition, 1829, p. 208.

2. « La liberté pour l'homme consiste à aimer ce qu'il doit faire. » Exposition, 2 année, 1829-1830, p. 103.

3. Ils voulaient que toute éducation eût pour objet la morale, la science et l'in

fession, c'est-à-dire par une communication entière et continuelle avec la pensée des fidèles 1. C'est ainsi qu'ils empruntaient, hors de propos, au christianisme quelques-unes de ses méthodes de discipline, et que, méconnaissant la nature des ressorts de l'âme humaine que le progrès des temps (comme ils le remarquaient avec justesse) peut ouvrir à de nouveaux sentiments 2, mais dont il ne saurait changer l'essence, ils bâtissaient leur système sur un odieux despotisme.

L'Eglise avait pu prétendre à fonder une théocratie, parce qu'elle parlait au nom de la révélation et de la vie future. Mais à quel titre le Prêtre social pouvait-il prétendre que la vérité s'incarnât en lui et qu'il fût la «<loi vivante », si le Saint-simonisme hésitait sur la question de l'existence d'un Dieu personnel et devait être logiquement conduit à la nier? Sur quels fondements reposait une morale qui n'avait ni la sanction religieuse de la crainte de Dieu, ni la sanction humaine de la conscience et de l'intérêt bien entendu ? Sur l'intérêt social et sur l'amour du plus grand nombre, indiquait-il vaguement, concept abstrait qui ne donne à la moralité qu'une base sans consistance quand elle n'est pas consolidée par le concept du devoir. A l'intérêt personnel bien entendu qui recommande d'être probe, de devenir capable, de faire valoir sa capacité par des œuvres afin d'être estimé et rémunéré par ce juge qui a mille yeux et mille oreilles et qui s'appelle tout le monde, le Saint-simonisme substituait la faveur d'un homme qui n'était pas présent partout, qui pouvait commettre des erreurs, avoir des caprices et dont les jugements pouvaient être, à chaque instant, surpris par la mauvaise foi. A la conscience il avait dit : « Les plaisirs des sens sont choses saintes; sanctifiez-vous dans le travail et dans le plaisir. » Sans doute, il était permis de réhabiliter le plaisir; mais fallait-il lui dresser un piédestal ? Le plaisir est une jouissance légitime et non pas une vertu. De pareilles confusions ruinent la morale. Pour atteler le genre humain à une production soi-disant indéfinie, il le mettait sous le fouet

dustrie, et ils regardaient la première comme la clef de voûte du système ; car, » on est content de lorsqu'on a « amour et désir pour le but général de la société,

la place qu'on y occupe, quelle qu'elle soit. Exposition, 1829, p. 250 et suiv. — Ils se défendaient de tomber dans l'erreur des communistes qui tuent toute émulation, et ils donnaient comme preuve l'inégalité résultant du classement selon les capacités et de la rémunération selon les œuvres. Ibid., p. 185.

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Je ne parle pas des querelles relatives au rôle de la femme. Elles sont postérieures à l'exposition de la doctrine et ont amené un schisme dans l'Église saintsimonienne. Le 1er octobre 1830, les Saint-simoniens écrivaient encore au président de la Chambre des députés une lettre dans laquelle ils reconnaissaient la «< sainte loi du mariage ».

1. Voir Exposition, 1829, p. 275.

2. A chaque rénovation sociale, la sensibilité humaine développée écarte de la législation pénale ou rémunératoire certains faits qui ont cessé d'être nuisibles ou utiles; mais en même temps elle y fait entrer d'autres faits... Les oisifs, voilà les lâches de l'avenir. >> Ibid., p. 304.

d'un prêtre sans Dieu et sans morale; et pourtant il attribuait à ce prêtre une autorité plus étendue que ne se l'étaient jamais arrogée les papes au moyen âge, aussi absolue que celle des abbés dans leur monastère; c'était un despotisme sans frein, despotisme théocratique, maître absolu des âmes et des biens. Malgré le talent de plusieurs de ses apôtres et des vues philosophiques élevées sur le mouvement social, le Saint-simonisme aboutissait à des conséquences qui auraient été, au point de vue économique, l'amoindrissement des capitaux et de l'activité individuelle que stimulent la concurrence et l'intérêt personnel: au point de vue moral, l'abaissement des caractères et le débordement des appétits: le Saint-simonisme était loin de tenir la promesse faite au début « d'assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés ».

Fourier et le Fouriérisme. Les Saint-simoniens ont complété la doctrine que Saint-Simon avait ébauchée et ce sont eux qui ont réellement construit le système philophico-religieux du Saint-simonisme. Fourier, au contraire, qui critiquait vivement les Saint-simoniens', a fait tout seul et posé du premier jet tout l'échafaudage compliqué du Fouriérisme; le principal souci de ses disciples a été d'élaguer ou de reléguer dans l'ombre les détails qui pouvaient choquer l'opinion.

Fourier avait peut-être à certains égards l'esprit plus philosophique ou du moins plus psychologique que Saint-Simon; mais il l'avait aussi plus rêveur et plus chimérique. Fils d'un riche négociant de Besançon, il avait perdu sa fortune dans des opérations commerciales que les troubles de la Terreur avaient fait échouer et il était devenu commis, puis courtier marron à Lyon 2. Comme le grand seigneur, le jeune marchand avait été frappé de la transformation sociale à laquelle il assistait, des fraudes du commerce, de la culture morcelée, des chocs d'intérêts, de la concurrence effrénée et incohérente, de la déperdition des forces so

1. « J'ai assité au prône des Simoniens dimanche passé. On ne conçoit pas comment ces histrions sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle. Ce sont des monstruosités à faire hausser les épaules; prècher au xixe siècle l'abolition de la propriété et de l'hérédité ! » Lettre de janvier 1831, Préface de M. GIDE aux OEuvres choisies de Fourier, p. xxiv. Fourier alla rue Monsigny proposer son système au Père Enfantin qui y fit naturellement peu d'attention. FOURIER écrivit en 1831 sa brochure Piège et charlatanisme de deux sectes, Saint-Simon et Owen,qui promettent l'association et le progrès.

2. FOURIER naquit à Besançon en 1772 et mourut à Paris en 1837. On lit dans ses manuscrits (1851, p. 23): « Il est bon de rappeler que depuis l'an 1799 où je trouvai le germe du calcul de l'attraction, j'ai été toujours absorbé par mes occupations mercantiles » ; et dans la Théorie des quatre mouvements (p.151): « C'est un sergent de boutique qui va confondre ces bibliothèques politiques et morales, fruits honteux des charlataneries antiques et modernes. » Il a été en effet courtier ou commis en nouveauté à Marseille, à Rouen, à Lyon, à Paris, vivant très modestement, mais d'une vie très honorable, méthodiquement réglée; il était célibataire.

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