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ciales, des crises, de la misère dans les classes inférieures, de l'inégalité des gains et des jouissances qui accompagnaient le développement de l'industrie. Il voulut montrer aux hommes la voie du bonheur, qu'ils lui paraissaient poursuivre en aveugles, et il chercha. C'est ainsi, disait-il, que Newton avait découvert la loi de l'attraction matérielle et résolu le problème de l'harmonie matérielle des mondes ; Fourier affirma avoir fait une découverte bien plus importante encore, celle de l'attraction passionnée qui résolvait le problème de l'harmonie sociale dans le progrès indéfini de l'industrie et du bien-être, et il construisit un système d'organisation du travail fondé sur une psychologie nouvelle. Il l'a exposé d'abord dans la Théorie des quatre mouvements publiée à Lyon sous un pseudonyme en 1808, puis plus amplement en 1822 dans le Traité de l'association domestique agricole 3.

Voici sa psychologie. L'homme a des désirs; il se sent poussé, à chaque instant de la vie, par une force intérieure vers l'accomplissement de certains actes ou vers la possession de certains objets; voilà l'attraction passionnée, « impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion et persistante, malgré l'opposition de la raison, du devoir, du préjugé, etc. *». En vain, la religion et la morale, méconnaissant l'œuvre de Dieu, lui opposent des barrières artificielles; elles peuvent amoindrir, mutiler l'homme; elles ne parviennent jamais à comprimer entièrement l'attraction qui est le ressort de la

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1. Il attribuait sa découverte à ce qu'il avait vu en 1798 payer dans un restaurant de Paris une pomme quatorze sous pendant qu'on les payait un demi-liard dans une campagne éloignée; il comprit qu'il y avait là « un désordre fondamental dans le mécanisme industriel » auquel il fallait remédier. J'ai remarqué depuis ce temps qu'on pouvait compter quatre pommes célèbres, deux par les désastres qu'elles ont causés, celle d'Adam et celle de Pâris, et deux par les services rendus à la science, celle de Newton et la mienne. » Manuscrits de Fourier, année 1851, p. 17 (cité par M. GIDE, Ch. Fourrier, p. xv).

(2) Dans la théorie des quatre mouvements, il les classe ainsi :

Mouvement social, mécanisme social;

animal,

organique ;

matériel.

passions et instincts;

Les deux premiers relèvent de l'attraction passionnée; le quatrième seul est démontré, depuis Newton. Th. des quatre mouv., p. 45. Lui-même a corrigé cette première classification et distingué cinq mouvements:

1o Le mouvement pivotal, mouvement social ou passionné ;

Les mouvements cardinaux : 2o Mouvement aromal; 3° Mouvement instinctuel ; 4o Mouvement organique; 5° Mouvement matériel.

3. Après sa mort, l'ouvrage a été réédité en 1841.

4. Le Nouveau monde industriel, éd. de 1851, p. 47.

5. « Le monde savant est tout imbu d'une doctrine appelée morale qui est mortelle ennemie de l'attraction passionnée... La morale enseigne à l'homme à être en guerre avec lui-même, à résister à ses passions. Ibid., p. 25.

vie. Or, cette attraction dirige notre âme vers un triple but, à savoir le LUXE, ou plaisir des sens, qui donne naissance à cinq passions sensitives, correspondant à chacun des sens, les liens affectueux d'où sortent les quatre passions affectives de l'amitié, de l'ambition, de l'amour et de la paternité, et le mécanisme des passions.

Le luxe, interne ou externe, donne surtout des satisfactions individuelles ; les liens affectueux sont le genre d'attraction qui sert à constituer les groupes d'individus, « groupes formés passionnément et librement » ; si le groupe devient nombreux, ne fut-il que de sept personnes, il s'y établit des nuances d'opinions et de goûts qui déterminent une série dans le groupe même. La mécanique des passions sert à faire concorder les cinq ressorts sensuels et les quatre ressorts affectueux. Cette troisième tendance, qu'on comprend assez mal avec les données ordinaires de la psychologie, se décompose en trois passions <«< distributives ou mécanisantes » que Fourier avoue être ou << peu connues ou diffamées, titrées même de vices en civilisation » et dont il fait le pivot de son système, à savoir : la «< cabaliste » ou «< intrigante dissidente » qui porte l'homme aux cabales, aux intrigues, aux rivalités; la « papillonne », ou «< alternante contrastante », qui le porte à varier ses occupations et ses plaisirs ; la « composite » ou « exaltante, engrenante » qui le porte à combiner plusieurs plaisirs à la fois et à se plaire dans un agencement bien ordonné et «< dont l'amalgame élève l'ivresse au degré d'exaltation ». C'est elle qui établit l'équilibre interne de l'âme humaine et l'équilibre social avec une treizième passion, plus inconnue encore, qui ne se développera qu'en harmonie et qui fera consister le bonheur individuel dans le sentiment du bonheur universel.

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« Il y a donc aujourd'hui douze passions ou aiguillons de l'activité, ni plus ni moins, car elles correspondent exactement, en vertu de la loi des analogies, aux douze tons ou demi-tons de la gamme, et leurs combinaisons peuvent produire huit cent-dix caractères distincts. C'est ce que les philosophes n'avaient pas aperçu et ce qui fait que « l'at

1. Ibid., p. 37, 48, 49.

2. Cet équilibre, fondé sur l'abandon irréfléchi à la nature, est accordé aux animaux et refusé à l'homme civilisé, barbare et sauvage. La passion conduit l'animal à son but et l'homme à sa perte. Ibid., p. 59, éd. de 1829.

3. Fourier attache une grande importance aux analogies qu'il considère comme autant de preuves de l'harmonie universelle. Il promet même, quand les phalanstères seront formés, 12.090 francs par ligne d'impression à chaque écrivain qui découvrira une analogie (Nouv. monde indust., p. 447 et suiv.). « Loin d'enfler les comptes, je suis dans l'usage de réduire de moitié la somme, et l'on verra qu'une seule des nouvelles sciences, l'analogie, doit rendre aux auteurs un bénéfice de cinq à six millions de francs par feuille de seize pages; elle contiendra au moins trois mille volumes... » (Ibid., p. 45, éd. de 1851, p. 55, éd. de 1829).

traction passionnée qu'on a prise pour une amusette est une science immense et géométrique 1. »>

« Dieu fit bien tout ce qu'il fit. » L'homme n'a donc qu'à comprendre et à suivre les indications de la nature 2. L'éducation, au lieu d'étouffer et de prétendre réformer, doit avoir «< pour but d'opérer le plein développement des facultés matérielles et intellectuelles, les appliquer toutes, même les plaisirs, à l'industrie productive. « Tous les caprices philosophiques appelés des devoirs n'ont aucun rapport avec la nature, le devoir vient des hommes, l'attraction vient de Dieu... la morale enseigne à l'homme à être en guerre avec lui-même, résister à ses passions, les réprimer, croire que Dieu n'a pas su organiser sagement nos âmes, nos passions... » De tous les sons divers que rendra le clavier de l'âme humaine résultera l'harmonie universelle, l'harmonie interne, c'est-à-dire le bonheur individuel, conséquence de la satisfaction des désirs, et l'harmonie externe, c'est-à-dire le bonheur des sociétés par la suppression des antagonismes et des froissements de tout genre.

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Pour produire le concert, il suffit de rendre le « travail attrayant »>, c'est-à-dire de mettre tout travail à portée de la passion qui est naturellement attirée vers lui. Or il n'est pas de travail qui ne réponde à une passion. La cuisine reviendra aux gourmands; la chasse ou la forge aux violents; la parfumerie ou les modes aux coquettes, et ainsi de suite; il n'est pas de si vil métier qui n'ait un attrait direct ou indirect et auquel ne s'applique le principe de l'attraction passionnée. Ainsi se trouvera résolu le problème, insoluble avec la morale vulgaire, du libre arbitre. « Qu'est-ce que la liberté, le libre arbitre, sinon l'essor des douze passions? » Du même coup est résolu le problème réputé bien plus insoluble encore du bonheur de tous les hommes sur la

terre.

Pour être attrayant, il faut en outre que le travail soit varié plusieurs fois dans le cours de la journée, que le travailleur y trouve une rémunération équitable, que le lieu et les compagnons du travail soient plaisants, que la division très grande du travail permette à chacun la fonction qui lui convient, que la garantie d'un minimum d'existence « délivre ce travailleur de toute inquiétude pour lui et les siens ».

1. Ibid., p. 98.

2. Ibid., p. 167. « Au lieu de perdre follement trente siècles à insulter l'attraction qui est l'ouvrage de Dieu, on aurait dû employer, comme je l'ai fait, trente ans à l'étudier... Enfin l'inadvertance est réparée... » Nouv. monde indust., p. 31 (éd. de 1829).

3. Théorie des quatre mouvements, p. 107, et le Nouveau monde industriel, p. 125 (cité par M. GIDE, Charles Fourier, p. 11).

4. OEuvres de Fourier, édit. de 1851, t. II, du Libre arbitre, p. 67. « Qu'est-ce que la liberté d'un roi civilisé auprès de ce genre de vie assuré à perpétuité au plus pauvre des Harmoniens ? »

Ce n'est pas dans la société telle qu'elle est constituée que le système de Fourier peut trouver sa démonstration expérimentale. Il faut refaire la société, c'est-à-dire créer par l'association un milieu propre au développement des facultés de l'homme. « Il ne peut, dit Fourier, exister que deux méthodes en exercice d'industrie, savoir l'état morcelé ou culture par familles isolées, telles que nous la voyons, ou l'état sociétaire. Dieu ne peut opter pour l'exercice des travaux humains qu'entre des GROUPES ou des INDIVIDUS, qu'entre l'action sociétaire et combinée ou l'action incohérente et morcelée. » Entre les deux il n'y a pas à hésiter: Un individu meurt et son exploitation n'a ni durée, ni économie, ni constance; c'est seulement dans la perpétuité de l' « organisation sériaire » ou « phalanstérienne » que la nature humaine peut trouver son plein épanouissement 1.

Qu'est-ce qu'un phalanstère ? « L'édifice qu'habite une phalange agricole » répond Fourier dans son catalogue des « néologies obligées». La phalange est elle-même un groupe de 1,500 à 1,800 personnes au plus (il n'admettait que comme pis aller temporaire un groupe de 2 à 300 sociétaires), afin que, défalcation faite des enfants au-dessous de 4 ans et demi et des vieillards au-dessus de 120 ans qui formeront la moitié de la population, elle atteigne le chiffre de 810 membres actifs environ représentant la série complète de 810 caractères; en deçà, il y aurait des lacunes; au delà, il y aurait confusion. Les 7/8 au moins devaient être cultivateurs ou manufacturiers, surtout cultivateurs; 1/8 pouvait se composer de capitalistes, de savants et d'artis

tes.

Chaque phalange s'établit sur un domaine d'une lieue carrée environ (2.500 hectares). Au centre, dans un vallon, près d'un ruisseau est bâti le « phalanstère », qui ne ressemble en rien aux misérables villages des civilisés. D'un côté, sont les bâtiments ruraux, propres, coquets, aérés de l'autre, disposés à peu près en fer à cheval, les bâtiments d'habitation présentent un vaste front 2, non moins imposant que la façade de Versailles, mais plus agréable à l'œil. Là sont les cuisines, les salles à manger, les salons, des logements à tout prix pour toutes les bourses; c'est un immense hôtel dans lequel les avantages de la communauté permettent de prodiguer les commodités : corridors vitrés, ventilés et chauffés, portails et colonnades, cour vitrée formant jardin

1. On s'est obstiné, dit M. Gide, exposant la pensée de Fourier, jusqu'à ce jour à vouloir changer l'homme pour l'adapter au milieu; il faut prendre le contre-pied et changer le milieu pour l'adapter à l'homme... Ce milieu nouveau, c'est l'association qui le donnera... » Charles Fourier, par M. GIDE, p. 16. Fourier pense que les civilisés» ont, dans leurs lois, été en général à l'envers de la nature et particulièrement en faisant de la famille la base du système social; en Harmonie la famille sera un lien sans importance.

2. Le front doit avoir 360 toises.

d'hiver et offrant, en toute saison, sous ses massifs d'arbres résineux, de perpétuels ombrages. Les bâtiments sont flanqués à gauche d'une église, à droite d'une salle d'opéra et d'une salle de bal, qui communiquent par une galerie souterraine avec le corps de logis principal, afin de mettre les « Harmoniens » à l'abri des ardeurs du soleil et des injures de la pluie. Le phalanstère n'est pas seulement un hôtel; il a ses ateliers, ses bazars, ses usines, le tout abrité sous le même toit ; seulement l'architecte a eu la précaution de reléguer dans les ailes les métiers les plus bruyants, tels que celui de forgeron 1.

Du reste Fourier fait moins de cas de l'industrie que de l'agriculture et c'est surtout à l'exploitation du domaine qu'il s'attache. Des phalanstériens, les trois quarts sont réservés à l'agriculture: « La richesse en Harmonie se fonde sur la plus grande consommation possible en variétés de comestibles, sur la plus petite consommation possible en variétés de vêtement et de mobilier », et cela parce que les produits seront très solides 2. L'industrie ne doit prendre que le quart du temps. Fourier est convaincu que par son mode d'organisation du travail le produit sera beaucoup plus considérable. Sur les terres du phalanstère on fera peu de blé qui donne un aliment insipide, bon « pour les civilisés »; mais on cultivera beaucoup de légumes, de fruits et de fleurs et le rendement sera supérieur aux résultats actuels, comme les jardins maraîchers le sont aux terres de labour. En même temps abonderont, grâce à un meilleur aménagement. gibier et poisson. Il établissait une seule cave, un seul grenier, etc. « Pour trois cents. familles, quelle économie ! » Le problème à résoudre, dans cette ruche, était l'harmonie par le développement complet des douze passions et par la satisfaction donnée aux 810 caractères. Il est difficile de suivre ici Fourier dans la subtilité des distinctions artificielles qu'il donne pour des analyses psychologiques et qu'il prend pour fondement de ses utopies; mais, tout en se trompant, il a cependant un mérite philosophique celui de penser, comme Platon, que la base des institutions sociales doit être cherchée dans une étude approfondie des facultés de l'homme.

C'est par le système des groupes et des séries qu'il résout ce problème. «En théorie des passions, l'on entend par groupe une masse liguée par identité de goût pour une fonction exercée 3... Un groupe est

1. Voir principalement le Nouveau monde industriel, p. 123 et 124. 2. Assoc. dom. agr. (cité par M. Gide, p. 214).

3. Voici l'exemple que donne Fourier (Nouv. monde industriel, p. 67, éd. 1829). « Trois hommes vont dîner ensemble; on leur sert une soupe qui plaît à deux et déplaît au troisième; en ce moment ils ne forment pas un groupe, car ils sont dis cordants sur la fonction qui les occupe. On répond: ces trois hommes... s'accordent sur l'objet essentiel de la réunion, sur l'amitié... — en ce cas, le groupe est défectueux, car il est simple, il est réduit à un lien de l'âme. Pour l'élever au composé, il faut y ajouter un lien sensuel, une soupe qui convienne à tous trois. >>

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