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Dans la suite, il ajourna à une époque indéterminée l'établissement des mœurs phanérogames. Mais c'était évidemment une concession toute politique que le réformateur faisait à regret aux préjugés de son temps; car la liberté en amour était une conséquence trop logique du système pour qu'il y renonçât volontiers 1.

Suivant Fourier, le bonheur consiste donc à satisfaire ses passions, à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire. S'il s'était borné à dire que le bonheur est le but social, il aurait parlé comme beaucoup de philosophes; mais c'est dans le plaisir surtout qu'il place le bonheur: « En Harmonie, l'aménagement des plaisirs est calcul de haute politique sociale, fonction des autorités principales. » Le phalanstère résout ce problème.qui, ainsi posé, est la quadrature du cercle pour les civilisés; au devoir il substitue l'attraction passionnée ; en mettant le plaisir à la place de la peine, il accroît prodigieusement la production; en instituant la vie commune, il évite un nombre incalculable de pertes de temps et d'argent. N'ayant plus qu'une langue, « peut-être le français, sauf à y ajouter trois à quatre mille mots dont il manque »>,tous les hommes se comprendront sans se donner la peine d'étudier les langues.

Plus de salariés; rien que des associés volontaires. La concurrence est bannie; un monopole intelligent, que les civilisés n'ont fait qu'entrevoir dans la régie du tabac et qu'ils n'ont pas su généraliser, la remplacera 3. Il n'y aura plus dans les champs ni haies ni clôtures, et par conséquent, plus de procès de limites, sans compter tout le profit que la société trouvera à s'épargner des travaux inutiles. La cui

la Fausse industrie, publiée en 1835-36, t. I, p. 566. — La richesse la plus colossale serait illusoire, si elle n'était soutenue d'un ordre distributif garantissant :

« Répartition proportionnelle et participation de la classe pauvre à cet accroisse. ment de produits;

« Equilibre de la population, dont le progrès illimité neutraliserait bientôt un quadruplement et même un décuplement de richesse effectué. » -- - Nouveau monde industriel, p. 1.

1. FOURIER Comptait même sur l'attrait de la liberté amoureuse pour séduire promptement les civilisés. Il rappelait longuement les déboires du mariage et les charges de la paternité légale. C'est plus tard qu'il a modifié sur ce point l'application de sa théorie. « Ceş libertés sont inadmissibles au début de l'Harmonie comme en civilisation.» — Nouv. monde ind., p. 283.— « Chacune de ces libertés ne sera admise qu'autant qu'elle aura été votée sur tout le globe par les pères et les maris. » 1831. « Le corps vestalique, on ne pourra le former avant la dixième année. » 1838. Voir OEuvres complètes, t. I, p. 155. Cependant dans le Nouveau monde industriel même, il s'exprime ainsi (p. 200): « Le beau zèle de certaines femmes pour le soin du marmot n'est qu'un pis-aller de désœuvrement. Si elles avaient une vingtaine d'intrigues industrielles... » Ce qui ne veut pas dire, il est vrai, intrigues amoureuses 2. Voir l'article Énormité du produit sociétaire, Nouveau monde ind., p. 1. 3. FOURIER s'élève en maints passages contre le régime commercial, contre la concurrence anarchique. « Qu'est-ce que le commerce? C'est le mensonge dans tout son attirail, banqueroute, agiotage, usure. » Théorie des quatre mouvements, p. 339.

sine, préparée pour 1,800 personnes, sera faite avec beaucoup d'économie1. «< Cent laitières qui vont perdre cent matinées à la ville seront remplacées par un petit char suspendu portant un tonneau de lait. Cent cultivateurs qui vont avec cent charrettes ou ânons, un jour de marché, perdre cent journées dans les halles ou les cabarets, seront remplacés par trois ou quatre chariots que deux hommes suftiront à conduire et servir. »

La concurrence commerciale, source de maux, disparaît ainsi comme la concurrence dans la production agricole et industrielle. Celle-ci fait place à l'émulation des groupes dans une exploitation commune; celle-là à la concentration des échanges, surtout au moyen d'un « comptoir communal actionnaire », monté par actions, faisant le prêt d'argent sur dépôt de marchandises, la consignation et la vente des denrées et des produits fabriqués, à la fois entrepôt et Bourse, chargé même de tous les achats et ventes du phalanstère dans ses relations avec les autres phalanstères. Plus d'intermédiaires. « Les légions de marchands se trouveraient ainsi décimées, comme des files d'araignées qui périssent dans leur toile, faule de moucherons quand une fermeture exacte en interdit l'entrée. Cette chute de marchands serait l'effet de la libre concurrence, car on ne les empê cherait pas de trafiquer, mais personne n'aurait confiance en parce que les fermes d'asile et leurs agences provinciales présenteraient des garanties suffisantes de vérité. »>

Fourier croit que la mauvaise organisation et le morcellement du travail et du commerce chez les civilisés occasionnent une déperdition considérable de forces; ses critiques sur ce point sont souvent fondées. Il croit que les Harmoniens du phalanstère l'éviteront; ce qui est purement un rêve, mais un rêve qui laisse entrevoir des réformes possibles la simplification des rouages économiques par l'association, el les avantages, dans certains cas, des opérations agricoles, industrielles ou commerciales faites sur une large échelle. Il pousse plus loin qu'aucun autre auteur la division du travail, mais au lieu de concentrer sur un même objet l'activité et l'expérience du travailleur, il les dissémine par un changement incessant d'occupations, en vue de donner satisfaction à la papillonne. C'est par l'augmentation de produits ainsi obtenue qu'il compte supprimer la pauvreté et nourrir ceux qui se contenteront du nécessaire.

Fourier se défend néanmoins d'être communiste. Ce qu'il prêche,

1. Le Nouvea monde industriel, cité par M. Gide, p. 126. « J'ai prouvé qu'une cuisine sociétaire épargnerait en combustibles les neuf dixièmes et en ouvrières les dix-neuf vingtièmes de ce qu'emploient les cuisines de ménages. >> Nouveau monde industriel, préface art. II. Enormité du produit sociétaire.

2. Nouveau monde ind., p. 4, etc. « Lorsque par hasard ils (les économistes. dit Fourier; on dirait aujourd'hui les socialistes) mettent la main sur quelque idée

c'est l'association, et il essaye d'en montrer les avantages. Chacun est libre de manger à une table commune (il y aura trois tables d'hôte de prix différents, sans compter les tables de malades et les tables d'enfants), ou de prendre ses repas à part, avec simplicité ou avec luxe; d'avoir un logement modeste ou un appartement somptueux : à chacun suivant ses goûts et sa bourse. Mais, en définitive, les phalanstériens vivent toujours dans une hôtellerie; ils n'ont pas le choix.

Fourier assure à tout homme un minimum de nourriture, de logement, de distractions, etc., sans mettre à cette promesse aucune condition; ce qui est une manière de communisme, c'est-à-dire d'existence aux dépens de la communauté pour les paresseux. Autre remarque; le domaine agricole est exploité en commun et les capitaux de ceux qui auront fourni les premiers fonds et de ceux qui feront ensuite des épargnes seront versés dans l'exploitation et représentés par des actions; ce qui ne laisse pas la liberté de l'emploi. Fourier attribue arbitrairement un intérêt différent aux actions de diverses provenances: 36 à 40 p. 100 aux «< actions ouvrières» pour les petites épargnes; 5 à 6 seulement aux «< actions banquières» des gros capitalistes. Dans le calcul de la répartition des produits, il tient compte des divers éléments de la production, et il les consacre d'autant plus volontiers dans son système qu'il y voit des moyens d'exciter l'émulation et de satisfaire quelques-unes des passions qui tiennent le plus au cœur de l'homme. « Le régime sociétaire, dit-il, est aussi incompatible avec l'égalité des fortunes qu'avec l'égalité des caractères... L'égalité est un poison politique en association. >>

Aussi de la production fait-il trois parts: cinq douzièmes au travail, quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au talent. Le travail est calculé d'après les listes d'ateliers de chaque série et mesuré de manière à ce que la plus forte rémunération soit aux travaux de première nécessité et la moindre aux travaux d'agrément; le talent est récompensé d'après les grades que les Harmoniens occupent dans les groupes; quant au capital, il est compté suivant les apports que chacun fait successivement à la communauté et qui sont représentés par des actions nominatives. Les mieux partagés peuvent satisfaire l'instinct de la générosité en abandonnant leur part et en faisant même des sacrifices pour leurs séries de prédilection. La répartition sera faite avec neuve, comme celle d'association industrielle, ils se hâtent de l'obscurcir et de l'embrouiller en y accolant leurs vieux sophismes et jusqu'aux plus ridicules, comme la communauté des biens, la douce fraternité. » Ibid., p. 38.

1. « Le pauvre y trouve l'avantage de travaux joyeux, produits et dividendes copieux, insouciance fondée sur la garantie du minimum que remboursera l'attraction industrielle ». Ibid., p. 72.

2. Ibid., p. 308. FOURIER n'est pas absolu sur ce point. Il indique même (p. 314) la possibilité de donner six douzièmes au capital, quatre douzièmes au travail et deux douzièmes au talent.

équité, parce que chacun appartenant à un grand nombre de séries, et par conséquent ayant des intérêts comme travailleur et le plus souvent. même comme capitaliste dans un grand nombre de branches de la production du phalanstère, tiendra à ce que la plus stricte justice soit toujours observée ', et les libéralités des riches contribueront, non moins que leur mélange dans nombre de séries avec les autres citoyens, à prévenir les haines de classes qui divisent nos sociétés.

Fourier supprime le salariat et la domesticité ; il s'en vante, et cette suppression, facile sur le papier, est un des mérites dont le socialisme. l'a loué. Il n'y a plus de salariés, puisque chacun travaille librement pour le compte de la communauté et reçoit dans la répartition le tant pour cent du travail; reste à savoir si ce tant pour cent, accru même de la part du talent, vaudrait le salaire actuel, et si la rigidité de cette combinaison aurait pour l'ouvrier les mêmes avantages que la diversité des contrats libres, individuels ou collectifs. Il n'y aurait plus de domestiques, mais « pourtant, dit Fourier, le plus pauvre des hommes aurait une cinquantaine de pages à ses ordres », parce qu'il y aurait des séries « qui se voueraient volontairement à servir collectivement >> la phalange, «< ce qui est servir Dieu » ; aucun « page » ou «pagesse » (c'est ainsi qu'on les nommerait parce que tout service sera noble) ne s'abaisserait à recevoir une rémunération de celui qu'il servirait, sans quoi il serait chassé ignominieusement; il serait remunéré par un dividende prélevé, comme les autres, sur le produit total. Les médecins, qui seraient aussi des serviteurs de la communauté, seraient rémunérés non d'après le nombre des malades qu'ils auraient soignés, mais par un dividende calculé en raison inverse du nombre des malades qu'il y aurait eu dans la phalange; les dentistes, en raison inverse du nombre des rateliers, ce qui les exciterait à surveiller attentivement les mâchoires de la phalange, surtout celles des enfants.

Ne pouvant tolérer qu'il y ait des misérables dans le phalanstère, Fourier garantit à tous ses phalanstériens un minimum - minimum confortable d'ailleurs d'existence. Il admet que l'homme en société abandonnant ses droits naturels de chasse, pèche, cueillette et pâture, on n'aura « l'équivalent de ses quatre droits cardinaux » que dans un ordre social où le pauvre pourra dire à ses compatriotes,à sa phalange natale : « Je suis né sur cette terre, je réclame l'admission à tous les

1. C'est, dit FOURIER, un « mécanisme qui sue la justice et qui transforme en soif de justice le prétendu vice nommé soif de l'or ». (P. 313.) Il a la propriété a d'absorber la cupidité individuelle dans les intérêts collectifs de chaque série de la phalange entière et d'absorber les prétentions collectives de chaque série par les intérêts individuels de chaque sociétaire dans une foule d'autres séries.» (P.315.) 2. On a rapproché cette utopie de la participation aux bénéfices, mais la participation aux bénéfices n'est qu'un supplément de rémunération qui n'exclut pas le salariat. On la rapprocherait plutôt de l'organisation bretonne des pêcheurs à la part, qui est une sorte d'association.

travaux qui s'y exercent, la garantie de jouir du fruit de mon labeur; je réclame l'avance des instruments nécessaires à exercer le travail, et de la subsistance en compensation du droit de vol que m'a donné la simple nature. » Et la phalange lui doit « la nourriture aux tables de 3o classe à cinq repas par jour, un vêtement décent, et les uniformes de travail et de parade ainsi que tout l'attirail industriel de culture et de manufacture, le logement individuel d'une chambre avec cabinet, et l'accès aux salles publiques, aux fêtes de 3o classe et aux spectacles de 3o loge ». Tout cela d'ailleurs, Fourier suppose que ce ne sont que des avances et que le phalanstère ne court aucun risque, parce que << les travaux que le pauvre exécutera excéderont en produit le montant de ses avances » 1.

L'ambition ne sera pas à craindre; car les fonctionnaires, presque tous électifs dans l'intérieur de la phalange, feront partie des divers groupes, et chefs ici, deviendront subalternes là-bas une ou deux heures après. Néanmoins il y aura place pour tous les genres d'ambition. Car les phalanges éprouveront les unes pour les autres une attraction passionnée qui les réunira en provinces ; ces provinces se réuniront en royaumes; ces royaumes se réuniront pour former « l'Empire unitaire du globe » dont Constantinople sera la capitale. Il y aura des << unarques » ou barons, des « tétrarques », des « onzarques », etc. ; en tout plus de trois millions de grands dignitaires dont on ne voit pas, il est vrai, l'emploi, mais qui transmettront leur titre à leurs héritiers, et au-dessus d'eux tous un « omniarque pivotal », qui de Constantinople présidera aux destinées du globe 2. Quelle ambition pourrait rêver plus de grandeur?

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Il n'est pas jusqu'au désintéressement lui-même, cette passion des nobies âmes, et au favoritisme, cette faiblesse du cœur, qui n'aient leur place. Dans chaque groupe il y a des postes et des avantages réservés à la faveur 3. Le dévouement y a plein essor: c'est à ce titre que le riche peut abandonner sa part, réserve faite toutefois du minimum que nul ne peut refuser afin que le pauvre ne soit pas humilié ; c'est à ce titre aussi que les vestales et vestels sont honorés ; enfin c'est sur ce principe que repose l'organisation des Petites Hordes. Les Petites Hordes, composées d'enfants que la nature pousse «< au beau par le bon », sont vouées à « l'immondicité spéculative », c'est

1. Assoc. domestique agricole (cité par M. GIDE, p. 204 et suiv.).

2 Nouveau monde industriel, p. 230, 232 et 326.

3. "

L'Harmonie aura mème des trônes donnés spécialement à la faveur. Ceux qui prétendent l'exclure sont bien ignares en matière de passion. » — Nouv. monde ind., p. 219.

4. P. 317. La répartition des produits est fondée, dit FOURIER, sur deux principes: 1o la cupidité qui ne manquera jamais ; 2o la générosité qui est inconnue aux civilisés. Ibid., p. 720.

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