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à-dire aux travaux réputés immondes ou répugnants, mais indispensables au bon ordre de la communauté, tels que le transport des fumiers, le curage des égouts, l'entretien même des routes. Les Petites Hordes, « foyer de toutes vertus civiques, pratiquent l'abnégation de soi-même et le mépris des richesses », et c'est pourquoi, dans toutes les cérémonies, elles ont le pas sur les autres groupes. Leurs membres jouissent seuls du privilège de pouvoir sacrifier, dès l'âge de neuf ans, <«< un huitième de leur fortune au service de Dieu, ou de l'unité1». Car Dieu et l'unité sont deux termes synonymes et parmi les passions les plus vives des Harmoniens sera l'« unitéisme », c'est-à-dire l'amour de l'unité, de l'ordre, de l'harmonie générale. Cette passion, dont Fourier fait le lien le plus solide de sa société nouvelle, sera satisfaite par l'intelligence des lois générales de l'univers et par la pratique constante de ces lois dans la vie phalanstérienne. Les Petites Hordes, qui se dévoueront à cette harmonie, formeront sans contredit le groupe le plus moral. En leur donnant un rôle si élevé dans l'accomplissement réfléchi des destinées sociales, Fourier s'est-il bien rappelé qu'il les composait d'enfants de neuf ans?

Critique du fouriérisme. Le système de Fourier était au fond un sensualisme pur, embelli par l'imagination et habillé de formules économiques, avec des perspectives parfois lumineuses sur les services que l'association et la science peuvent rendre. Ce n'était pas un sensualisme grossier, car il cherchait à faire place aux sentiments les plus nobles et les plus désintéressés, comme aux appétits vulgaires. Il s'imaginait qu'en autorisant toutes les passions et en leur donnant ample satisfaction, il avait posé les bases d'une organisation nouvelle ; il n'avait constitué que l'anarchie. Sans le devoir et sans la loi, il n'y a ni morale, ni société organisée. Supprimez-les, le désordre est sans frein. La passion est sans doute une force qu'il faut bien se garder de négliger. Telle que l'entend Fourier, elle est le mobile de toutes nos actions; mais sans direction supérieure, celte force est celle du torrent qui ravage; modérée par la raison et l'intérêt, elle devient le cours d'eau qui fertilise les champs ou qui conduit le commerce. Si toutes les passions étaient également justifiées, ce seraient, dans certaines âmes, les plus violentes qui triompheraient; dans d'autres, les plus nonchalantes; dans toutes probablement, les plus faciles à satisfaire. Or, ce n'est pas avec de tels instruments que s'accomplissent les travaux continus et pénibles qui font vivre et qui enrichissent les sociétés ; c'est avec la volonté, et la volonté elle-même est stimulée par l'aiguillon du besoin ou par le sentiment du devoir; mais besoin et devoir étaient des chaînes dont Fourier prétendait délivrer les hommes dans son phalanstère.

1. Le Nouveau monde industriel, cité par M. GIDE, p. 126.

Les séristères seront sans aucun doute très fréquentés; le jardin d'hiver trouvera peut-être des amateurs qui lui donneront leurs soins. Mais l'atelier dans lequel le tisserand travaille péniblement penché sur son métier, la boulangerie dans laquelle le mitron geint avec effort sur la pâte qu'il pétrit, la verrerie où l'ouvrier, brûlé par les ardeurs du four, abrège sa vie, mille autres métiers trouveront-ils autant de partisans empressés ? C'est une plaisanterie de dire que l'attraction passionnée résout ces questions, et que chacun se livrera à la fabrication des objets dont il désire la possession. On peut aimer les poires sans avoir ni le goût, ni la patience de tailler et d'écheniller des arbres. Tout le monde aime le pain et la viande qui sont le fond de l'alimentation; tout le monde a-t-il le goût de devenir boulanger ou écorcheur, la passion de garder des bœufs au pâturage ou de semer du blé dans un sillon? Qu'arrivera-t-il? C'est que chacun voudra bien manger du pain et de la viande, mais se reposera sur les huit cent neuf autres caractères du soin de cultiver la terre et d'élever les bestiaux. Suffit-il d'être gourmet pour se plaire au feu de la cuisine? Suffit-il de désirer des vêtements légers ou chauds pour se plaire à tisser du calicot ou à fouler du drap? La passion de consommer n'est pas la passion de travailler et de produire.

La plupart des passions poussent directement aux jouissances; ce n'est que par une contrainte réfléchie, mais antipathique aux Harmoniens, qu'elles peuvent amener au travail comme au véritable moyen de conquérir les jouissances. Fourier pense qu'il ne se commettrait pas de délit dans le phalanstère; si pourtant il se rencontrait par hasard un criminel, on ne lui infligerait qu'un seul supplice, le repos. Il serait fort à craindre que ce châtiment ne parût pas aussi terrible au condamné qu'au législateur. On a souvent, et avec raison, reproché à Fourier, qui bâtit son système sur les passions, d'en avoir oublié une des plus ordinaires et des plus puissantes: la paresse. Elle pèse pourtant dans la balance de nos déterminations; car toute action est une fatigue, et la crainte de la fatigue l'emporte souvent sur le désir de posséder l'objet que l'action procurerait. Cette crainte semble dominer d'autant plus les hommes qu'ils sont moins intelligents; elle forme un des grands obstacles au progrès; c'est elle qui retient des peuples entiers dans l'apathie et dans la misère. Elle y plongerait les Harmoniens; car on en verrait un grand nombre se reposer sur le phalanstère qui assure à tous ses membres le gîte, le vêtement et la nourriture, et comme les lazzaroni qu'échauffait et que nourrissait presque le soleil de Naples, se contenter des cinq repas gratuits par jour, sans prétendre à une meilleure table achetée par des labeurs quelque mécanisés et engrenés qu'ils fussent 1.

1. FOURIER ne méconnaissait pas la difficulté; mais il comptait sur la transformation de l'âme humaine par le phalanstère pour la résoudre. « La première condi

La communauté aurait à sa charge non seulement les «< infirmes, fardeau bien léger », mais une masse de fainéants d'autant plus grande que le vagabondage des enfants aurait moins formé d'hommes capables d'une activité soutenue'. Le peu d'âmes fortement trempées qui auraient résisté à une pareille éducation, seraient sans doute peu disposées à donner à leur « papillonne » la satisfaction nécessaire pour organiser le mouvement du phalanstère. Elles dirigeraient leur activité vers un nombre très restreint d'occupations; l'équilibre manquerait, et une partie des fonctions sociales, particulièrement parmi les plus nécessaires, seraient délaissées.

Combien est préférable l'organisation sociale qui se fonde sur la liberté, malgré ses froissements et même malgré les injustices du sort et des hommes ! Ce n'est pas par plaisir pur, c'est par nécessité et par intérêt que la grande majorité des membres d'une telle société y travaillent. Mais par cette raison même, chacun cherche, autant que possible, dans la mesure de ses moyens, le métier pour lequel il se sent du goût, parce que c'est en même temps celui où il réussira le mieux; il n'embrasse pas une foule de métiers à la fois afin de se perfectionner davantage dans celui auquel il s'adonne, mais il en embrasse nécessairement un, sous peine de s'exposer à mourir de faim. S'il a été dirigé par les circonstances dans une voie qui ne lui plait pas, il s'efforce d'en changer, et en fait, quoique la transition ne soit pas facile, beaucoup en changent. Sous le régime de la liberté, les citoyens inutiles, âgés de vingt à soixante ans, ne sont qu'une très petite minorité, et la société, qui ne leur assure pas la subsistance, ne donne ses secours aux valides qu'avec réserve dans la crainte d'encourager la paresse. Y a-t-il des métiers répugnants, rudes? Si peu de gens se portent de ce côté, le salaire, se proportionnant d'ordinaire à la rareté des bras ou à la difficulté du travail, y appellera vraisemblablement des travailleurs, et l'équilibre se maintiendra de lui-même, sans artifice. Pourquoi ima

tion est d'inventer et organiser un régime d'attraction industrielle. Sans cette précaution, comment songer à garantir au pauvre un minimum ? Ce serait l'habituer à la fainéantise; il se persuade aisément que le minimum est une dette plutôt qu'un secours et il en conclut à rester dans l'oisiveté....... Il faudrait au peuple non pas des aumônes, mais un travail assez attrayant pour que la multitude voulut y donner même les jours et heures affectés à l'oisiveté. Si la politique savait mettre en jeu ce levier, le minimum serait assurable de fait par la cessation absolue de l'oisiveté. » — Le Nouveau monde industriel, cité par M. GIDE, p. 206.

1. FOURIER, comme nous l'avons dit plus haut, suppose, mais bien à tort, que les moeurs phanérogames préviendront le paupérisme. « Les phalanges sociétaires ne procréeront pas autant d'enfants que les civilisés. La terre, quoique donnant quadruple et même décuple produit, serait bientôt jonchée de misérables, comme aujourd'hui, si l'état sociétaire n'avait pas la faculté d'équilibre en population comme en toutes les branches de mécanique sociale. »> Nouv. monde industriel, préface, p. 25 (éd. de 1829).

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giner des combinaisons péniblement échafaudées pour suppléer si mal au fonctionnement automatique de la liberté ?

Le phalanstère est un exemple de l'inanité de ces rêveries. Avec tout son luxe d'analyses psychologiques et de constructions sociales, il réussirait surtout à faire des paresseux et des débauchés, à autoriser tous les désordres de la passion; à peine installé, il croulerait. On pourrait peut-être, pour le malheur des affiliés, organiser une société. peu nombreuse, comme un couvent, sur le modèle Saint-simonien; on ne parviendrait pas à en maintenir longtemps une sur le plan de Fourier.

Fourier respecte beaucoup plus que Saint-Simon la liberté ; il semble même en faire son idéal, bien qu'il ne sache pas sur quel fondement elle repose dans l'âme humaine. Et pourtant tel est l'entraînement fatal des systèmes artificiels qu'il est obligé de lui faire de singulières violences. Il détermine d'avance, de son autorité privée, la part du travail, celle du capital et celle du talent; il fixe la proportion à établir entre les différents travaux. Sans doute, il faudra bien que les Harmoniens s'en contentent; les capitalistes pour lesquels il n'existera pas d'autre placement seront obligés d'accepter, dans un phalanstère ou dans un autre, les quatre douzièmes, et ils n'auront plus d'autre propriété que des actions et d'autre revenu que des dividendes, en supposant que l'entreprise en donne 2. En seront-ils plus libres? Les capitaux eux-mêmes seront-ils plus productifs pour n'avoir qu'un seul emploi, et pour ne pouvoir, en aucun cas, être utilisés directement par leur propriétaire qui a cependant le plus grand intérêt à les faire fructifier?

Les rêves cosmogoniques de Fourier et de ses disciples.— Fourier au reste discutait peu : il croyait. Il vivait dans le monde idéal qu'il s'était créé; il s'y complaisait. Il en connaissait les moindres détails, comme il en réglait les plus petits mouvements, quoiqu'il n'en ait jamais fait une exposition complète et suivie. Il ne souffrait pas qu'on y voulût introduire les moindres changements. Il pensait avoir régénéré le monde par la découverte de l'attraction passionnée. J'ai marché seul au but, écrivait-il en commençant son premier ouvrage, sans moyens acquis, sans chemins frayés. Moi seul j'aurai convaincu vingt siècles d'imbécillité politique, et c'est à moi seul que les générations présentes et futures devront l'initiative de leur immense bonheur ! 3 »

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1. FOURIER affirme du reste, par suite d'une observation psychologique dans laquelle on retrouve, comme presque toujours chez lui, un mélange d'erreur et de vérité, que plus les plaisirs seront variés, moins on en abusera. - Nouv. monde industriel, p. 284.

2. Dans ses écrits il cherche à attirer des capitaux en leur promettant 18 à 36 p. 100 d'intérêt.

3. Théorie des quatre mouvements, p. 285.

Une fois lancé dans le rêve, il s'y était donné libre carrière, et il avait étayé son système sur une cosmogonie nouvelle. Le monde, formé ou perfectionné par des créations successives, devait durer en tout 80.000 ans, « chiffre calculé à un huitième près, comme toutes les évaluations qui tiennent au mouvement social » 1. Nous avons déjà vécu 5,000 ans, et nous avons traversé, par une suite de progressions s'engrenant les unes dans les autres, les périodes de « séries confuses d'édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation >> qui composent l'enfance du globe (périodes antérieures à l'industrie et périodes d'industrie répugnante); la civilisation, période dans laquelle nous sommes, est caractérisée par la grande industrie et comprend, comme chaque période d'ailleurs, cinq sous-périodes : la nôtre est celle de la féodalité industrielle. Nous touchons à la seconde phase, celle de l'accroissement ascendant qui doit durer 35,000 ans, et nous entrerons d'abord, guidés par Fourier, dans la période du garantisme,suivie du socialisme et de l'harmonisme (périodes, sociétaires attrayantes), de laquelle nous passerons enfin en pleine Harmonie. Des signes précurseurs de ce second âge de la création se font déjà voir 2.En pleine Harmonie, quand le globe ne sera plus « encroûté de civilisation », on pourra voir la mer se transformer en «< une sorte de limonade », des antibaleines s'atteler aux vaisseaux pour les remorquer avec une vitesse dont n'approche pas la vapeur, des antihippopotames « servir de pilotes à l'entrée des fleuves », des « antilions » et autres « porteurs élastiques » servir de montures à l'homme, une « couronne boréale permanente » réchauffer les pôles,et mille autres merveilles dont les civilisés ne peuvent pas avoir la moindre idée. Dans des limites très restreintes, cette proposition n'eût pas été tout à fait déraisonnable; car les travaux de l'homme exercent sur les climats une certaine influence. Fourier ne connaissait pas de limites. Il supprimait, bien entendu, la guerre. Mais comme il fallait satisfaire toutes les passions, il conservait les armées, armées pacifiques. Fortes de cinq à six cent mille hommes, tantôt elles iraient dans les plaines de Babylone lutter pour la détermination d'une série de petits pâtés en orthodoxie hygiénique », c'est-à-dire jouter, dans un immense concours de tous les peuples du globe, à qui ferait les meilleurs petits pâtés; tantôt elles se répandraient dans le monde pour <«< restaurer les climatures altérées par la civilisation », pour « planter et boiser de proche en proche le Sahara en l'attaquant sur divers points par 10 ou 20 millions de bras s'il est nécessaire et en rapportant des

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1. Théorie des quatre mouvements, p. 28.

2. « Cependant la terre est violemment agitée du besoin de créer; on s'en aperçoit à la fréquence des aurores boréales, qui sont un symptôme du rut de la planète.» Ibid., p. 60.

3. FOURIER, Traité de l'Association domestique et agricole, t. V, p. 353.

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