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terres », pour « faire des canaux à vaisseaux non seulement au travers des isthmes, comme ceux de Suez et de Panama, mais encore dans l'intérieur des continents », pour boiser et réchauffer les régions polaires. « Comment, dit-il, nos rêveurs d'utopies n'ont-ils pas osé rêver celle-ci : une réunion de 500,000 hommes occupés à construire au lieu de détruire? »

Du reste, Fourier ne cherchait pas à défendre ses excentricités cosmogoniques; il trouvait même injuste qu'on s'en servit pour condamner tout son système, puisque Newton, auquel il aimait à se comparer, n'en avait pas, disait-il, moins de partisans de l'attraction pour avoir écrit des rêveries sur l'Apocalypse 1. Mais au fond, il devait y tenir; car ces excentricités étaient encore la conséquence logique de toutes ses hypothèses: l'harmonie matérielle qui eût mis les baleines et les hippopotames au service de la navigation, n'était pas plus invraisemblable que l'harmonie morale mettant le travail et la paix dans le phalanstère 2.

Fourier eut, jusqu'en 1830, moins de disciples encore que SaintSimon 3. Il avait écrit son premier et principal ouvrage en 1808; il passa une partie de sa vie à chercher un capitaliste qui voulût bien, à l'aide de son argent, donner au monde le modèle d'un phalanstère : c'est ce qu'il appelait « son candidat de fondation » . Il avait aussi cherché un omniarque, et songé un instant à Napoléon . Il trouva

1. M. L. REYBAUD, Études sur les réformes contemporaines, t. I, p. 174.

2. Voici par exemple, une de ces idées exprimées à près de trente ans de distance. En 1809, peu de temps après la publication de la Théorie des quatre mouvements, un article relatif à un sixième sens ayant paru dans le Bulletin de Lyon, FOURIER répondit par un article dans lequel il exposait comme quoi l'homme avait besoin non d'un sixième sens, mais d'un cinquième membre que possèdent les habitants des soleils et qui leur permet de voler comme un oiseau, de nager comme un poisson, d'être plus forts que tous les animaux, etc. (Voir HATIN, Bibliographie de la Presse périodique, année 1809.)

En 1836, dans son dernier ouvrage, la Fausse industrie (t. II, p. 5), il s'exprime ainsi : « J'ai dit que la supériorité des solariens tient principalement à un membre dont nous sommes privés et qui comporte l'échelle des propriétés suivantes : garantie en chute, arme puissante... »

3. Cependant vers la fin de la Restauration quelques disciples distingués s'étaient groupés autour du maître, Victor Considérant, Godin, Muiron, Mme Vigoureux. 4. La Théorie des quatre mouvements.

5. « Au fait je suppose un roi ennuyé de la stérilité des philosophes et qui se dirait Voyons si avec le secours du sens commun je saurai atteindre aux divers biens d'où nous éloignent les controverses philosophiques, prévenir l'indigence, éteindre les dettes publiques, réprimer la banqueroute et l'agiotage, établir la vérité dans le commerce à la place du mensonge. » — - Nouv. monde industriel, p. 428. 6.« Déjà le nouvel Hercule a paru ses immenses travaux... », dit-il dans sa Théorie des quatre mouvements; plus tard il mit en note: « Cet article fut composé pour me conformer aux usages de 1808 qui exigeaient dans tout ouvrage une bouffée d'encens pour l'empereur. » Edition de 1851, p. 150.

enfin, au commencement de la Restauration, un fidèle qui lui fournit les fonds nécessaires pour publier, en 1822, son Traité de l'Association domestique et agricole; on a réédité après sa mort ce traité en trois volumes sous le nom de Théorie de l'Unité universelle (1838). Puis vint, en 1829, le Nouveau monde industriel et commercial. Sous le règne de Louis-Philippe, en 1835-1836, il publia la Fausse industrie. Après sa mort ses disciples ont publié dans le journal la Phalange une partie des nombreux manuscrits qu'il avait laissés et dans lesquels il reproduit constamment les mêmes idées.

Il y promettait de rapides merveilles à qui voudrait l'aider dans la régénération du monde. En 1822, préparation d'un canton d'essai, dans lequel devait être établi le premier phalanstère; en 1823, instalation définitive de ce phalanstère; en 1824, imitation générale par tous les peuples civilisés; en 1825, adhésion des sauvages et des barbares; en 1826, organisation de la hiérarchie sphérique, c'est-à-dire de l'empire unitaire; en 1827, versements d'essaims coloniaux dans les contrées inhabitées et distribution des souverainetés des régions à coloniser. Malgré la magnificence et la promptitude des résultats annoncés, les capitaux ne s'engagèrent pas. Un nouvel appel fait, en 1829, par la publication du Nouveau monde industriel à l'époque même où les Saint-simoniens exposaient publiquement leur doctrine, ne fut pas plus heureux 2, et la Restauration passa sans que le monde fût régénéré.

1. En 1829, quand il publia le Nouveau monde industriel et sociétaire, ou invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées par C. FOURIER (1 vol. in-8° de 576 pages, chez Bossange et chez Mongie aîné), ouvrage dans lequel il résume toute sa doctrine, il promit, comme effet immédiat de la fondation du phalanstère d'essai, les quatre résultats suivants qu'on lit au verso de la première page:

RÉSULTATS DE L'INVENTION

« Moyen de quadrupler subitement le produit effectif et de vingtupler le relatif, la somme de jouissance;

« D'opérer l'affranchissement des nègres et esclaves, convenu de plein gré avec les maîtres;

« L'accession générale des sauvages à l'agriculture, et des barbares aux mœurs policées;

« L'établissement universel des unités de relations, en langage, monnaies, mesures, typographie, etc. »

L'installation de cette phalange d'essai «ne laissera aucun doute sur la chute prochaine de la civilisation » (p. 104). « On réservera des places aux enfants que les princes et les grands offriront en foule » (p. 107).

2. C'est en 1829 que Fourier, pour mieux faire adopter sa théorie, l'exposa de nouveau, en la résumant avec plus de clarté et de ménagements, dans le Nouveau monde industriel. Il cherchait encore son capitaliste. « Les avantages assurés à ce fondateur sont si immenses qu'il faut différer à les faire connaître... J'insiste sur la pauvreté des chances actuelles de célébrité et de bénéfice »,et il cite l'exemple du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, qui,malgré ses efforts,n'a réussi ni à faire du bénéfice,

Les disciples de Saint-Simon ont constitué le Saint-simonisme à l'état de doctrine coordonnée après la mort du maître. Les disciples de Fourier ont trouvé l'édifice construit de toutes pièces; ils ont eu non à ajouter, mais à retrancher ou à reléguer dans l'ombre certaines hardiesses de construction qui pouvaient effaroucher des civilisés.

Les utopies sociales. Les utopies sociales n'étaient pas une nouveauté dans le monde. Pythagore, Platon, Campanella, Morus ne sont que les noms les plus illustres de la liste des faiseurs de systèmes. Mais, à l'exception de Pythagore et de quelques sectes religieuses, ces réformateurs n'avaient été que des philosophes de cabinet et n'avaient guère eu que des philosophes pour disciples. Au xvIIIe siècle, Rousseau avait exercé une grande influence sur les sentiments de ses contemporains et sur la politique de la Révolution sans proposer une organisation du travail. Sous la Révolution, Babeuf avait été plus un révolutionnaire qu'un penseur. Saint-Simon et Fourier eurent la prétention d'être des politiques, d'exercer une action immédiate sur la société dans laquelle ils vivaient. Leurs doctrines, qui se proposaient la suppression de la misère, se propagèrent principalement dans les masses; elles trouvèrent dans les classes ouvrières leurs plus fervents adeptes, qui y crurent comme à une foi nouvelle et qui s'y attachèrent comme à l'espérance de leur bonheur sur la terre.

C'est que les utopies du XIXe siècle avaient un caractère nouveau. Le bonheur avait toujours été le but de ces rêveries; mais les uns le cherchaient dans la justice sociale et dans la vertu des citoyens, d'autres dans la simplicité de la vie, d'autres dans une combinaison politique. Dans la première moitié du XIXe siècle, les Saint-simoniens et les fouriéristes le cherchèrent dans l'abondance de la production d'où devait résulter l'abondance des jouissances pour tous et dans une répartition de la richesse plus avantageuse aux classes les moins favorisées

ni à améliorer le sort des classes ouvrières, et celui d'un banquier qui a échoué, en 1827, à créer une grande compagnie industrielle en commandite au capital de 100 millions et à réunir toutes les brasseries de Paris dans une exploitation commune. Il est donc avéré par les faits qu'il ne reste aux gens riches aucune carrière d'illustration facile, profitable et exempte de contrariété. Celle qui s'ouvre aujourd'hui pour eux réunit tous les avantages et ne présente aucun obstacle. Elle sert les intérêts des gouvernements et des peuples, des riches et des pauvres; elle garantit la rapidité d'opération; en moins de deux mois d'exercice, la question sera décidée sans nulle incertitude; en deux mois, le fondateur aura déterminé le changement de sort du monde entier, l'abandon de trois sociétés, civilisée, barbare et sauvage, et l'avènement du genre humain à l'unité sociétaire, qui est sa destinée. » Et pour un si grand résultat, Fourier ne demandait à son fondateur que 300,000 francs.

Un peu après la Révolution, en 1832, Baudet-Dulary fonda une société par actions pour exploiter un domaine de 500 hectares, à Condé-sur-Vesgres, et y fonder un phalanstère. L'entreprise échoua avant même que le phalanstère fût établi Fourier lui-même la désavouait.

de la fortune dans la société actuelle : c'était la glorification de l'industrie conduisant au bien-être.

Par là ces systèmes obtinrent une certaine faveur dans une société dont l'industrie prenait possession et qui marchait à la poursuite du bien-être. Le spectacle du développement manufacturier avait inspiré leurs auteurs; la réflexion ou l'imagination, appliquée à cet ordre particulier de phénomènes sociaux, leur suggéra, à son tour plus d'une idée et d'une combinaison que la logique des faits semblait appeler, mais que le temps n'avait pas encore mis en pleine lumière. A ce titre, Saint-Simon et Fourier doivent être considérés comme des précurseurs. Ce ne sont pas, comme certains conventionnels ou comme Babeuf, des niveleurs et des révolutionnaires. Ce sont des pacifiques qui offrent à la société un système social chimérique sans doute, mais complet et logiquement construit, qui doit dans leur pensée accroître la richesse et faire le bonheur de tous.

Le Saint-simonisme et le fouriérisme étaient cependant aux antipodes l'un de l'autre par leur mode d'organisation du travail. Le premier créait une autorité souveraine qu'il remettait surtout aux mains des industriels. Le second dénonçait la féodalité industrielle de son temps et repoussait toute entrave à la liberté individuelle. Le premier concevait une aristocratie viagère et maîtresse absolue des personnes et des choses; le second, une démocratie non une démocratie égalitaire sans gouvernement effectif. Et pourtant tous deux appartiennent à la même catégorie de systèmes sociaux, celle qu'on a désignée plus tard sous le nom de socialisme. Elle a pour caractéristique commune non la similitude de l'organisation future du travail, mais la critique de l'organisation actuelle à laquelle chaque système propose de substituer un mode nouveau d'appropriation, de production et de répartition de la richesse. Ils sont même dans cette catégorie les deux premiers systèmes concrets, liés dans toutes leurs parties, et nous n'en voyons pas d'autres après eux qui l'aient été au même degré.

Les disciples de Fourier, peu nombreux sous la Restauration, le regardaient comme un révélateur; des critiques l'ont considéré comme un fou; c'est, de part et d'autre, une exagération. Sans doute, l'absorption dans l'idée fixe qui le possédait donne à ses écrits le caractère de l'illuminisme : c'est un rêveur; mais dans ce rêveur, il y avait des vues qui prouvaient qu'il connaissait, quoiqu'il en jugeât souvent mal, certains ressorts de la vie économique et particulièrement la puissance de l'association.

Les disciples de Saint-Simon, hommes actifs et intelligents, qui créèrent le système que le maître n'avait fait qu'entrevoir, ouvrirent des aperçus larges et ingénieux sur les banques, sur les commandites, montrèrent les avantages que pouvait procurer l'association des capitaux, concurent de grandes entreprises, en étudièrent plusieurs, s'ap

pliquèrent, dans leurs publications, à développer l'essor du génie commercial et donnèrent aux producteurs et aux négociants des leçons dont plusieurs étaient excellentes et qui ne furent pas perdues. Nous en trouverons dans les rangs des grands entrepreneurs et des grands conducteurs d'hommes sous le règne de Louis-Philippe et surtout sous celui de Napoléon III.

Fourier propagea le goût de l'association; il fit voir quelles ressources elle apportait dans la vie, comment, par elle, le bien-être des classes aisées et celui des classes pauvres pouvaient s'accroître; l'industrie, le commerce, l'édilité des grandes villes lui ont emprunté plus d'un modèle ; il a eu, à cet égard, des visions d'avenir. Ses disciples, plus démocrates que ceux de Saint-Simon, se tinrent plus éloignés du pouvoir et ne parurent quelques instants sur le devant de la scène qu'après la Révolution de 1848.

Mais malgré la justesse de certaines vues de détail et l'intuition de certaines directions générales du progrès et des arrangements sociaux, les deux systèmes n'étaient pas moins radicalement faux au point de vue philosophique, parce qu'ils méconnaissaient, l'un la liberté, l'autre la discipline du devoir; ils étaient détestables ou impossibles au point de vue pratique, parce que l'un étouffait la société sous le despotisme et que l'autre la ruinait par l'anarchie. La répartition de la richesse par le despotisme Saint-simonien ou par l'anarchie fouriériste aurait abouti fatalement à un amoindrissement de la productivité.

Les disciples les plus éclairés, ceux qui devinrent les chefs, se firent illusion, parce que la doctrine parlait de progrès, qu'elle prétendait en avoir trouvé la formule et posséder les moyens de régénérer la société par une réforme complète, tandis que les conservateurs se contentaient, disait-on, d'en préconiser les abus,et les libéraux d'en saper les fondements 1. La masse de ceux qui les suivirent fut séduite, parce que la doctrine s'élevait avec violence contre les maux présents, déclamait contre la concurrence et promettait aux travailleurs et aux classes pauvres des capitaux et des jouissances. De là, la persistance de ces systèmes et la place étendue que nous avons donnée à leur analyse: ils étaient un signe des temps. Si le mot de socialisme n'était pas encore créé, la chose existait; les doctrines socialistes allaient se succéder, souvent se contredire, puis se répandre et devenir, vers la fin du siècle, une des graves préoccupations de la société et de la politique en France.

Résumé de la politique de la Restauration à l'égard des classes ouvrières. La Restauration ne s'en inquiéta nullement et ne connut pour

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1. FOURIER parle à cet égard comme Saint-Simon. « Partout la fortune se déclare contre le libéralisme; avis à lui de quitter sa position qui n'est plus tenable, et de recourir aux inventions de progrès réel qui lui sont apportées. »>> Nouveau Monde industriel, p. 417.

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