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l'Ange 1, et les déclamations de Rousseau et autres contre les riches et contre l'inégalité des fortunes avaient laissé leur empreinte sur beaucoup d'esprits. Même à la Constituante, on avait entendu des orateurs ébranler le fondement du droit de propriété; Mirabeau, par exemple, qui dans son discours sur les successions en ligne directe, affirmait que le partage des terres était l'origine de la vraie propriété, création sociale, que « les lois ne protègent pas, ne maintiennent pas seulement la propriété, mais qu'elles la font naître en quelque sorte »; car dans l'état originaire, « il paraît qu'il ne peut y avoir de droit exclusif sur aucun objet de la nature : ce qui appartient également à tous n'appartient réellement à personne ? ».

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Les journaux avaient commencé déjà à afficher des idées qui ne devaient pas tarder à se produire à la tribune. « Ce sont les pauvres qui ont fait la Révolution, lisait-on dès 1791 dans les Révolutions de Paris, mais ils ne l'ont pas faite à leur profit; car depuis le 14 juillet, ils sont à peu près ce qu'ils étaient avant.... Les pauvres, ces honorables indigents qui ont fait pousser le fruit révolutionnaire, rentreront un jour et peut-être bientôt dans le domaine de la nature dont ils sont les enfants bien-aimés. » Une autre fois (février 1791) ce journal demandait que chaque riche donnât une parcelle de son bien à une famille pauvre, et quelques jours plus tard il proposait la loi agraire. Un Girondin, l'abbé Fauchet, semblait se rallier à cette idée dans son journal, la Bouche de fer.

Robespierre n'était pas partisan d'une telle loi, qu'il qualifiait d' « absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des

mon titre qui détruit la possession... La propriété exclusive est un vol dans la nature. » Il oppose l'homme sauvage qu'il présente comme un idéal à « l'homme des sociétés, abâtardi par nos institutions, ne respirant plus que l'esclavage. Plongé dans les horreurs de la faim, il demande l'aumône humblement et il est aussi propriétaire que celui qui la lui donne ».

1. Dans une brochure publiée en 1790, L'ANGE démontra par une singulière argumentation que le droit du propriétaire est un « droit de brigand »: « Les fainéants qui se disent propriétaires ne peuvent recueillir que l'excédent de notre subsistance (nous fermiers); cela prouve du moins notre copropriété, si naturellement nous sommes copropriétaires, et l'unique cause de tout le revenu, le droit de borner notre subsistance et de nous priver du surplus est un droit de brigand. »>

2. Voir SUDRE, Hist. du communisme, p. 260.

3. Hist. parlem., t. VIII, p. 422.

4. Pendant que siégeait la Constituante, en novembre 1790,l'abbé Claude Fauchet, dans la Bouche de fer, disait : « Tout homme a droit à la terre. » En avril 1791, l'abbé de Cournaud, professeur au Collège de France, publiait: de la Propriété, ou la cause du pauvre plaidée au tribunal de la raison, de la justice et de la vérité, brochure dans laquelle, vu qu'il y avait 7 arpents 1/2 par habitant, il proposait de réserver un tiers des 25.000 lieues carrées qui constitueraient le fonds de l'État pour élever les enfants, et d'attribuer à chaque Français âgé de vingt-cinq ans 4 arpents 1/2. Voir Hist. polit. de la Révol. française, par M. AULARD, p. 91.

hommes pervers » ; mais il entamait fortement la jouissance de la propriété par les obligations qu'il imposait à l'Etat. « Nous voulons l'égalité des droits, écrivait-il dans un journal en juin 1792, parce que sans elle, il n'est ni liberté ni bonheur social; quant à la fortune, dès qu'une fois la société a rempli l'obligation d'assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail, ce ne sont pas des citoyens que l'opulence n'a pas corrompus, ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent 1. »

Sous le règne de la Convention ces théories se propagèrent. Les clubs, les assemblées de section et surtout les comités révolutionnaires des sections dominèrent à Paris. Danton avait fait donner (décret du 9 septembre 1793) 40 sous par jour aux citoyens pauvres qui assistaient aux assemblées; c'était à peu près le prix ordinaire de la journée de travail; la partie de la classe ouvrière la moins digne de considération en profita pour vivre d'oisiveté 2, et ce n'était pas la moins disposée aux mesures violentes. Des villes de province imitaient Paris 3. Les lois du 21 mars 1793 et du 5 septembre 1793 avaient ordonné la formation des comités révolutionnaires ou sociétés populaires: 21,500, paraît-il, s'étaient organisés; la loi du 14 frimaire an II (7 décembre 1793) confia aux municipalités l'application des lois révolutionnaires et des mesures de sûreté générale. Autant de causes qui contribuèrent à activer le courant révolutionnaire, avec la concentration extrême des pouvoirs dans la Convention, puis de la Convention dans les comités, et enfin, sous la Terreur, dans les mains du seul Comité de salut public.

Dès le mois de janvier 1793, un Girondin, Rabaut de Saint-Etienne, écrivait dans la Chronique de Paris qu'il fallait obtenir l'égalité au

1. SUDRE, Hist. du communisme, p. 263.

2. « Le peuple se plaint de ce que les personnes à qui l'on donne 40 sous pour aller aux assemblées de section ne font rien de la journée, pouvant travailler à différents métiers, et qu'ils se fient à ces 40 sous. » Rapport de police du 14 ventôse an II, cité par TAINE, Origines de la France contemp., t. VIII.

3. En Normandie, deux envoyés du pouvoir exécutif, Momoro et Dufour, rẻ. pandirent une nouvelle déclaration des droits, « La nation ne reconnaît que les propriétés industrielles; elle en assure la garantie et l'inviolabilité. La nation assure également aux citoyens la garantie et l'inviolabilité de ce qu'on appelle faussement propriétés territoriales, jusqu'au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. » L'Histoire socialiste, publiée par M. JAURÈS, qui cite ce texte, ajoute l'explication suivante que tous les lecteurs n'admettront sans doute pas : « On a dit que c'était là du socialisme; c'est une erreur. Le socialisme est né du développement industriel. C'est la propriété industrielle qui est la caractéristique de la bourgeoisie. »> 4. On pourrait aussi ajouter la désorganisation des administrations, où des hommes nouveaux, sans titre et sans expérience, remplacèrent en grande partie les anciens employés. Parmi ces nouveaux venus, il y avait des hommes convaincus et dévoués à la République, mais il y en avait beaucoup aussi qui ne cherchaient qu'à profiter du désordre pour gagner de l'argent.-Voir Arch. nationales, F12 7164, etc.

moyen des lois : 1o faire le partage le plus égal des fortunes; 2o faire des lois pour maintenir cette égalité; déterminer un maximum de fortune par lêle au delà duquel l'excédent serait dévolu à l'État. « Egalité, repartait Roederer dans le Journal de Paris, oui, mais dans la famine. » Le Père Duchesne ne se souciait pas du partage des terres, parce que chacun en aurait eu trop peu, mais il voulait qu'on fit rendre gorge aux riches.

Au moment où la Convention discutait les articles de sa Constitution, Robespierre monta à la tribune. « Je vous proposerai d'abord, dit-il, quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n'alarme personne. Ames de boue qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source! Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles; il ne fallait pas une révolution, sans doute, pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes; mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique ; il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus 2. »

Le premier des articles qu'il proposait, à la suite de ces paroles déclamatoires et ambiguës, était conçu en ces termes : « La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi3. » La Convention n'accepta pas la restriction; elle maintint intact le principe de la propriété. Danton se faisait applaudir lorsqu'il invitait l'Assemblée à « abjurer toute exagération ». « Déclarons, s'écriait-il que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles, seront éternellement maintenues *. » La Convention rédigea dans les termes suivants l'article 16 de la Constitution de 1793: « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie . » Elle se prononçait ainsi formellement, au lendemain du pillage de boutiques d'épiciers qu'un membre de la

1. Décret du 18 mars 1793.

2. Séance de la Convention du 24 avril 1793.

3. Le 22 décembre 1792, Robespierre s'était exprimé ainsi devant la Convention : Tout ce qui est indispensable pour conserver la vie est une propriété commune à la société tout entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. >>

4. Séance du 21 septembre.

5. La Constitution de l'an III confirme cette définition. « C'est, y lit-on, sur le maintien des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l'ordre social. >>

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commune, l'ex abbé Roux, avait essayé de justifier en disant que « les épiciers n'avaient fait que restituer au peuple ce qu'ils lui faisaient payer depuis longtemps ». La Convention répondit en votant à l'unanimité, le 18 mars, sur la proposition de Levasseur de la Sarthe, le décret suivant : « La Convention nationale décrète la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles. » Quelque despotisme qu'elle ait autorisé ou subi, la grande majorité de la Convention était fermement attachée au principe de la liberté,qui implique la propriété individuelle.

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Un des conventionnels les plus ardents, Saint-Just, avait mis par écrit quelques-unes de ses idées sur la Constitution civile et politique d'un peuple, qui ont été retrouvées dans ses papiers: « Pour réformer les mœurs, il faut commencer par contenter le besoin et l'intérêt... Il faut donner quelques terres à tout le monde. Je défie que la liberté s'établisse s'il est possible que l'on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre des choses; je défie qu'il n'y ait plus de malheureux, si l'on ne fait en sorte que chacun ait des terres. L'opulence ́est une infamie; elle consiste à nourrir moins d'enfants naturels ou adoptifs qu'on n'a de mille livres de revenu. Un métier s'accorde mal avec le véritable citoyen: la main de l'homme n'est faite que pour la terre ou pour les armes; tout propriétaire qui n'exerce point de métier, qui n'est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu'à cinquante ans. Nul ne peut déshériter ni tester. L'homme et la femme qui s'aiment sont époux'. » C'était là un idéal que Saint-Just croyait au-dessus de la portée de ses concitoyens et qu'il ne traduisit pas en projet de loi. Mais peut-être est-il inquiétant que les législateurs rêvent un pareil idéal ?

Aux Jacobins, la Déclaration des droits de l'homme de Robespierre trouva un contradicteur, qui prétendit exposer plus franchement que tout autre la grossière théorie du droit à la jouissance. « Robespierre vous a lu hier (21 avril 1793) la Déclaration des droits de l'homme, et moi, je vais lire la déclaration des droits des sans-culottes. Les sans-culottes de la R. F. reconnaissent que tous leurs droits dérivent de la nature, et que toutes les lois qui la contrarient ne sont point obligatoires; les droits naturels des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire (Bruit et éclats de rire)... de s'habiller et de se nourrir. Leurs droits naturels consistent: 1° dans la jouissance et l'usufruit des biens de la terre, notre mère commune ;

1. Dans le numéro du 25 février 1793 de son journal, Marat avait demandé « le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs ». 2. Voir M. AULARD, Hist. polit. de la Révol. française, p. 451.

3. Fragments sur les institutions républicaines, publiés en 1831 par CH. NODIER. 4. Hist. parlem, t. XXV, p. 296 et 315.

2o dans la résistance à l'oppression; 3° dans la résolution immuable de ne reconnaître de dépendance que celle de la nature ou de l'Être suprême. » Il fut hué, il est vrai. Dans une réunion d'hébertistes, il eût été applaudi; on lui aurait seulement reproché de rester encore encroûté dans le vieux préjugé de l'existence de Dieu.

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L'abolition de la propriété féodale et les biens des émigrés. — Aussi bien, la Convention n'eut-elle pas dans ses actes le respect absolu de la propriété qui avait caractérisé la Constituante. La Législative avait déjà, le 25 août 1792, à l'époque où elle était dominée par les Jacobins, décidé que les droits « tant féodaux que censuels, seraient purement et simplement abolis, à moins qu'ils n'aient eu pour cause une concession primitive, clairement justifiée par un acte écrit ». La Convention alla plus loin. Le décret du 17 juillet 1793 anéantit la féodalité et supprima, sans indemnité, les redevances seigneuriales de toute espèce, même celles qui provenaient d'une concession primitive; il ordonna de déposer aux municipalités et de brûler tous les « titres constitutifs ou récognitifs de droits supprimés par le présent décret ou par les décrets antérieurs ». Ainsi disparut la féodalité. La Constituante avait supprimé ses pouvoirs et ordonné le rachat de ses propriétés, au nom de la justice; la Convention consomma la destruction de ses propriétés en invoquant l'intérêt du peuple.

La Constituante, retenue par le respect de la liberté, avait longtemps refusé de prendre une mesure de rigueur contre les émigrés. Les Assemblées suivantes n'imitèrent pas sa réserve. Le décret du 9 février 1792 mit sous séquestre les biens des émigrés; celui du 9 juillet prononça la confiscation et la vente «< au profit de la nation de tous les biens mobiliers et immobiliers des émigrés ». La confiscation eut lieu en effet, et la vente dut se faire par petits lots. En 1793, on estimait à trois milliards la valeur des biens-fonds mis sous la main de l'État. La noblesse fut dépouillée de ses richesses après avoir été dépossédée de ses privilèges; elle disparut en partie du sol auquel elle tenait par des racines dix fois séculaires.

Le partage des communaux, l'aliénation d'une partie de l'ancien domaine de la couronne, la vente des biens du clergé et des émigrés eurent pour résultat de rendre la classe active et économe des petits propriétaires plus nombreuse 2. La Constituante avait déjà fait du censitaire un propriétaire: grande révolution ! La Convention ne modifia pas la propriété en droit; mais en fait, elle transporta une

1. Hist. parlem., t. XXVI, p. 107.

2. Un décret du 13 septembre 1793 autorisa les chefs de famille non propriétaires et ne payant pas d'impôt à acheter dans la commune 500 livres de biens d'émigrés, payables en vingt ans sans intérêt.

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