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depuis trois siècles, d'édifier une société logiquement fondée sur la liberté des personnes et sur l'égalité des droits.

Les sentiments de la majorité et le courant de l'opinion ne pouvaient laisser aucun doute sur ce point. On ne songeait ni au bouleversement des fortunes, ni au renversement de la royauté; mais on voulait une révolution sociale, accomplie pacifiquement par la puissance de la raison, et on la voulait avec la sincérité et l'enthousiasme dont les rudes avertissements de l'expérience n'avaient pas encore comprimé les élans. Du jour où la convocation ayant été décidée, la liberté fut donnée à la presse, jusqu'au jour de la première séance, c'est-à-dire dans l'espace de quelques mois, il parut plus de dix-sept cents pamphlets politiques dans un pays qui passait auparavant pour se repaître surtout de chansons et de petits vers. Le Tiers Etat avait conscience de sa force et de son droit, et il eut la certitude de l'importance du rôle qu'il lui était donné de jouer dès que le roi eut consenti à lui accorder un nombre de députés égal à celui des députés des deux autres ordres réunis. Siéyès, dont les idées ont laissé leur empreinte dans notre organisation politique et administrative, eut le bonheur de saluer le premier l'avènement de cette nouvelle souveraineté. « Qu'est-ce que Me Tiers Etat? demandait-il.Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique? - Rien. - Que demande-t-il? A devenir quelque chose », et il s'appliquait à prouver que sans avoir besoin du concours du clergé et de la noblesse, le Tiers Etat suffisait à former << une nation complète

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Importance du Tiers Etat. Les espérances de la bourgeoisie, en effet, s'étendaient jusque-là. Celle-ci avait, elle aussi, des privilèges et n'était pas exempte des sentiments égoïstes que leur défense suggère. Mais comme c'était surtout sur elle que retombait, ici ou là, le poids des charges publiques et des inégalités sociales, c'était elle qui, frappée de l'injustice qu'elle subissait, avait l'honneur de parler plus haut que les autres ordres au nom de l'égalité, et l'avantage de joindre l'autorité de la raison à la force du nombre.

Il ne manquait pas sans doute, dans le clergé et dans la noblesse, d'esprits généreux qui s'élevassent à la hauteur de la révolution imminente. En général même, les deux ordres supérieurs étaient disposés à subir l'impôt comme les autres citoyens ; dans plusieurs bailliages, ils allaient jusqu'au renoncement à leurs privilèges pécuniaires; mais nulle part, l'assemblée des clercs ou des nobles ne renonçait à ses distinctions honorifiques; elle ne poussait pas le désintéressement au point de croire que leur suppression fût profitable à l'Etat et de consentir à s'absorber par un suicide volontaire dans le grand corps de la nation.

1. Brochure publiée par Siéyès en 1789.

Le Tiers Etat au contraire traçait nettement les grandes lignes de la société nouvelle. Si l'esprit mesquin des corporations perçait parfois, si telle ville demandait le maintien des communautés d'arts et métiers, telle autre la prohibition de marchandises étrangères ou la conservation de ses franchises privées, ces réclamations isolées ne nuisaient pas sensiblement à l'harmonie de l'ensemble. Plus de lettres de cachet, plus de confiscations, garantie complète de la liberté individuelle, de la liberté du travail, de la liberté de la presse, inviolabilité de la propriété, suppression absolue du régime féodal et rachat des droits qui en dérivaient, abrogation de tout privilège pécuniaire, égale réparti tion de l'impôt et vote des contributions par l'Assemblée nationale, responsabilité des agents du pouvoir exécutif: lels étaient les vœux à peu près unanimes du Tiers Etat et tel devait être l'esprit de la Constitution que pour la première fois la France consultée allait se donner elle-même.

Mais les électeurs du Tiers Etat étaient loin de représenter toute la population roturière de la France. Dans les villes où les élections s'étaient faites par corps de métiers, les ouvriers n'avaient pas pris part au vote; à Lyon même, la seule ville où les maîtres ouvriers, c'est-à-dire les artisans à façon, avaient évincé les fabricants, les compagnons étaient restés à l'écart. Pour les élections primaires de Paris, le règlement, qui avait été accueilli par de vives critiques, n'admettait que les gradués, les maîtres pourvus de lettre de maîtrise, les personnes payant au moins 6 livres d'imposition. « Nos députés ne seront pas nos députés. On s'est arrangé de façon que nous ne pourrons avoir aucune influence sur i leur choix; et la ville de Paris, divisée en soixante districts de gens qui ne se connaîtront pas, sera en tous points semblable à soixante troupeaux de moutons..... Peut-on ainsi se jouer de la crédulité d'un peuple libre..... Pourquoi faut-il que 150.000 individus utiles à leurs concitoyens soient repoussés de leurs bras? Pourquoi nous oublier, nous pauvres artisans ? » La Constituante a été en réalité, par sa majorité, une assemblée bourgeoise, composée de bourgeois des villes et de bourgeois des campagnes, propriétaires, négociants, surtout gens de robe. L'exclusion de ceux qu'un pamphlet nommait le « quatrième Etal » devait avoir une influence marquée sur son œuvre législative.

Pour arriver à son but, le Tiers Etat eut des combats nombreux à livrer, des orages à essuyer. Il lui fallut près de deux mois avant d'amener le clergé et la noblesse à se joindre à lui et à former une Assemblée nationale. Il lui fallut vaincre la résistance de la royauté qui,

1. Pétition des 150.000 ouvriers et artisans de Paris, citée par CHASSIN, le Génie de la Révolution, p. 283. — Voir aussi les Elections et cahiers de Paris en 1789, par CHASSIN, t. I.

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mal conseillée, prétendit non seulement interdire la réunion des ordres, mais prendre sous sa sauvegarde « les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres et aux fiefs, ou appartenant aux personnes », c'est-à-dire empêcher la révolution.

Agitations populaires. Cependant il fallait répondre à l'impatience irréfléchie du peuple qui avait nommé l'Assemblée, et qui ne voyait ni tomber ses chaînes ni cesser ses misères. Les petites gens souffraient; car les préoccupations politiques avaient paralysé le travail et fait fermer des ateliers. La récolte avait été mauvaise, l'hiver rigoureux, et les privations de la disette avaient aggravé les privations du chômage. Les boutiques des boulangers étaient assiégées par une foule famélique et soupçonneuse. Les pouvoirs publics, à leur dernière heure, n'avaient plus l'énergie de se faire obéir et ne savaient plus exactement ce qui était licite et ce qui ne l'était pas. « Quand tous les pouvoirs sont confondus, disait tristement la commission intermédiaire du Poitou, anéantis, quand la force publique est nulle, quand tous les liens sont rompus, quand tout individu se croit affranchi de toute espèce de devoirs, quand l'autorité n'ose plus se montrer et que c'est un crime d'en avoir été revêtu, quel effet peut-on attendre de nos efforts pour rétablir l'ordre ? » Les grandes villes étaient en émoi; on vivait sur la place publique, causant, discutant, interrogeant; des orateurs improvisés haranguaient le peuple. Depuis la prise de la Bastille, le mouvement se communiqua de Paris aux provinces et une fiévreuse agitation succédait à l'apathie qui semblait y régner quelques mois auparavant. Dans les campagnes, on lisait moins, mais on discourait aussi, et on était plus inquiet. Les paysans refusaient de payer les redevances; ils mettaient obstacle à la circulation des grains dans la crainte d'être affamés, et ils aggravaient ainsi la disette. Les misérables,

1. Déclaration des intentions du roi du 23 juin 1789, art. 12.

2. « Plus on approchait du 14 juillet, plus la disette augmentait; chaque boutique de boulanger était environnée d'une foule à qui on distribuait le pain avec la plus grande parcimonic, et la distribution était toujours accompagnée de craintes sur l'approvisionnement du lendemain. Les craintes redoublaient par les plaintes de ceux qui, ayant passé une journée entière à la porte d'un boulanger, n'avaient cependant rien pu obtenir. Souvent la place était ensanglantée; on s'arrachait l'aliment, on se battait. Les ateliers étaient déserts; les ouvriers, les artisans perdaient leur temps à disputer, à conquérir une légère portion de nourriture, et par cette perte de temps se mettaient dans l'impossibilité de payer celle du lendemain. Ce pain était noirâtre, terreux, amer, donnait des inflammations à la gorge et causait des douleurs d'entrailles..... » (Tiré de l'Ami du Roi, 3° cahier, p. 30. - Hist. parlementaire, t. II, p. 40.) · Voir aussi TAINE, les Origines de la France con✓ temporaine, L'Anarchie, t. I, p. 10 et suiv.

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3. L. DE LAVERGNE, Les Assemblées provinciales sous Louis XVI, p. 197. 4. Voir le témoignage d'ARTHUR YOUNG, Voyages en France, t. I, p. 160.

qui dans tous les temps ne sont contenus que par la crainte du châtiment, avaient beau jeu en l'absence d'une autorité reconnue ; des incendiaires portaient la terreur dans les châteaux et des bandes de pillards profitaient de cette subite désorganisation pour s'abattre sur le pays. Déjà, quinze jours avant l'ouverture des États, le commandant des provinces du Centre écrivait au ministre : « Je renouvelle à M. Necker un tableau de l'affreuse situation de la Touraine et de l'Orléanais; chaque lettre que je reçois de ces deux provinces est le détail de trois ou quatre émeutes à grand peine contenues par les troupes et la maréchaussée. » Taine affirme que pendant les quatre mois qui précédèrent la prise de la Bastille, on peut compter plus de trois cents émeutes 2.

Triste spectacle que donnent souvent les grandes commotions populaires et qui était alors un signe de l'effondrement de la vieille société ! Il persista pendant presque toute la période révolutionnaire. Sans porter dans ce chapitre nos regards au delà de la Constituante, nous voyons nombre de témoins qui le signalent: Arthur Young dans ses Voyages, Bailly et d'autres dans leurs discours, le comte de Fersen, qui écrit le 2 avril 1790: « La plupart des ouvriers et des artistes sont à la mendicité. Les marchands ne gagnent rien, car personne n'achète. Les meilleurs ouvriers sortent du royaume, et les rues sont remplies de pauvres. L'argent a disparu; tout le monde le garde; on ne voit plus que des billets de la Caisse d'escompte, qui perdent 6 p. 100 quand on veut les réaliser. >>

Les contemporains et plus tard les historiens ont diversement jugé ce premier éclat des passions démagogiques, se montrant sévères avec raison quand ils ne regardaient que le fait même, et indulgents quand ils envisageaient l'état général de la révolution. Quoi qu'on en pensât, puisque la nation se proposait d'établir sur de meilleurs fondements l'organisation sociale, il fallait se håter, afin de prévenir de plus vastes ruines.

Chaque jour le bruit de ces désordres parvenait aux oreilles de l'Assemblée et la troublait dans le travail de la Constitution qu'elle

1. On les avait vues dès le mois de juin en Brie, en Normandie, en Bretagne, en Languedoc, en Provence (Hist. parlem., t. I, p. 326). Après le 14 juillet, il y eut des troubles graves dans le Mâconnais, le Beaujolais (Hist. parlem., t. II, p. 244). Voir plus loin p. 36.

2. TAINE, op. cit., t. I, p. 15.

3. BAILLY, le 16 avril 1790, s'exprimait ainsi : « Le retard du payement des rentes a produit à Paris une grande gêne dans les fortunes et une grande diminution dans les consommations. Le peuple qui vit du travail de ses mains est réduit à la dernière extrémité. » Cité par M. GOMEL, Hist. financière de l'Assemblée constituante, t. II, P. 155.

4. GOMEL, ibid.

5. C'est ce côté que TAINE s'est appliqué à mettre en lumière, il fournit en abondance des témoignages contemporains. — Voir les Origines de la France contemp., L'Anarchie, III, La Constitution appliquée.

commençait à élaborer. Malouet monta à la tribune pour représenter << la diminution du travail et de l'industrie dans les classes productives faisant des progrès effrayants, plusieurs manufactures et un grand nombre de métiers abandonnés dans plusieurs provinces, des milliers d'ouvriers sans emploi, la mendicité sensiblement accrue dans les villes et dans les campagnes1», et il proposa de créer des bureaux de charité. L'Assemblée, diversement agitée par ce discours, renvoya la proposition à l'examen d'un de ses comités, et ajourna l'affaire au lendemain.

La séance et les décrets de la nuit du 4 août. Le mardi 4 août 1789, au sortir de leurs bureaux, les députés entrèrent en séance à huit heures du soir, et la parole fut donnée à Target pour lire son rapport: « L'Assemblée nationale, considérant que, tandis qu'elle est uniquement occupée d'affermir le bonheur du peuple sur les bases d'une Constitution libre, les troubles et les violences qui affligent diverses provinces répandent l'alarme dans les esprits... » Puis venait le texte de la déclaration, commandant de réprimer les désordres, de faire exécuter les lois et de payer exactement les cens, redevances et autres droits. Ainsi devait parler la justice; mais la politique pouvait s'inquiéter de savoir si la voix de cette justice se ferait écouter, et s'il n'était pas plus humain d'enlever au désordre son prétexte, en coupant par la suppression des privilèges féodaux les racines du mal.

Le vicomte de Noailles monte à la tribune. « Le but du projet d'arrêté que l'Assemblée vient d'entendre, dit-il, est d'arrêter l'efferves cence des provinces, d'assurer la liberté publique et de confirmer les propriétaires dans leurs véritables droits; mais comment peut-on espérer d'y parvenir sans connaître quelle est la cause de l'insurrection qui se manifeste dans le royaume, et comment y remédier sans appliquer le remède au mal qui l'agite?» L'orateur explique comment les communautés, c'est-à-dire les paroisses, ont demandé l'allégement des droits seigneuriaux, comment depuis trois mois elles attendent, ne sachant des délibérations de l'Assemblée qu'une seule chose, c'est qu'on discute leur délivrance.

« Qu'est-il arrivé de cet état de choses? Elles ont cru devoir s'armer contre la force, et aujourd'hui elles ne connaissent plus de frein; aussi résulte-t-il de cette disposition que le royaume flotte dans ce moment entre l'alternative de la destruction de la société ou d'un gouvernement qui sera admiré et suivi de toute l'Europe.

<< Comment l'établir, ce gouvernement? Par la tranquillité publique Comment l'espérer, cette tranquillité? En calmant le peuple, en lui montrant qu'on ne lui résiste pas dans ce qu'il est intéressant pour lui de conserver. Pour parvenir à cette tranquillité si nécessaire, je pro

pose:

1. Séance du lundi 3 août au soir.

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