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partie considérable de la grande propriété de la noblesse aux roturiers par petites fractions. C'est de cette manière qu'elle pensa compléter la Révolution, et qu'elle contribua en effet à enraciner la démocratie sur notre sol, comme dans nos institutions. La Constituante avait donné la liberté à la terre, la Convention donna la terre à de moyens et petits propriétaires 1. La première des deux réformes l'emporte par la justice du principe; l'emporte-t-elle par la supériorité des effets économiques?

Par l'impôt progressif dont elle vota le principe le 18 mars, à l'imitation de la commune de Paris, et qu'elle appliqua pour l'assiette de l'emprunt de un milliard sur le revenu (décrets du 20 mai et du 3 septembre 1793), elle attribua à l'État tous les revenus de l'année au-dessus de 9.000 livres (non compris le minimum exempt d'impôt) 2.

La Convention porta d'autres atteintes, graves aussi, au droit de propriété. Le 13 ventôse an II, la Convention, sur la motion de SaintJust, vota que chaque commune dresserait un état des patriotes indigents, et qu'on aviserait ensuite à indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. Saint-Just s'exprime ainsi dans son rapport : « La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n'avions point pensé. L'opulence est entre les mains d'un assez grand nombre d'ennemis. Concevez-vous qu'un empire puisse exister, si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à sa forme de gouvernement ? Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que creuser un tombeau. La Révolution nous a conduits à reconnaître ce principe que celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire. Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l'affranchir. Abolissez la mendicité qui

1. Voici comment s'exprimait à ce sujet quelques années plus tard le préfet de l'Indre dans son rapport de l'an IX: « Par l'exclusion de la loi ou par la force des circonstances, on s'est affranchi des droits même qui n'étaient que des prix de concessions, et qui dès lors, en les dégageant de ce qu'ils avaient de féodal, auraient dû être respectés par la bonne foi. Mais dans les convulsions politiques, tout s'obscurcit, tout se dénature, tout se confond, jusqu'aux plus simples notions du juste et de l'injuste. » La Convention aurait porté une bien plus grave atteinte encore au droit de propriété si le décret voté le 3 mai 1794, sur la proposition de Saint-Just,avait pu être appliqué: « Les propriétés des patriotes sont inviolables et sacrées; les biens des personnes ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République. » Quelques jours plus tard, Saint-Just disait dans un rapport: « Toutes les communes de la République dresseront un état des patriotes indigents; lorsque le Comité de salut public l'aura reçu, il proposera d'indemniser tous les malheureux avec les biens de la République. »><

2. L'assiette était ainsi établie: exempt le revenu jusqu'à 1.000 livres pour les célibataires, jusqu'à 1,500 pour les hommes mariés, en outre 1.000 pour la femme ou pour chacun des enfants ou parents à la charge de la famille; au delà le revenu payait un impôt croissant de un dixième par 1,000 livres à neuf dixièmes pour 8,000 à 9,000, et l'impôt prenait la totalité au-dessus de 9,000.

déshonore un État libre; les propriétés des patriotes sont sacrées; mais les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. » — « L'indigence malheureuse, écrivait le Comité de salut public aux députés en mission en leur expédiant le décret du 13 ventòse, devait rentrer dans la propriété que le crime avait usurpée sur elle la Convention a proclamé ses droits. » Ce droit, elle l'appliqua à Lyon en décrétant (12octobre 1793) que les biens des riches seraient affectés à l'indemnité des patriotes'.

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La liberté de l'industrie. En matière d'industrie, la Convention, comme la Constituante, proclamait le principe de la liberté. Nous avons déjà cité l'article 16. Les articles 18 et 19 de la Déclaration des droits de l'homme portent : « ART. 18. Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut lui être interdit: il peut fabriquer, vendre et transporter toutes espèces de productions .- ART. 19. Tout homme peut engager ses services, son temps; mais il ne peut se vendre luimême; sa personne n'est pas une propriété aliénable. » La Constitution de l'an III n'est pas moins explicite: « Il n'y a ni privilège, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation à la liberté de la presse, du commerce, et à l'exercice de l'industrie et des arts de toute espèce 3.

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Cependant, en l'an III, les conventionnels, instruits par leur propre expérience, jugèrent utile de prévoir certaines restrictions à cette liberté. « Toute loi prohibitive en ce genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire, et n'a d'effet que pendant un an ab plus, à moins qu'elle ne soit formellement renouvelée. »« ART. 356. La loi surveille particulièrement les professions. qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens; mais on ne peut faire dépendre l'admission à l'exercice de ces profes

1. Les représentants en mission (Albette, Collot d'Herbois et Fouché) décidèrent en conséquence (24 brumaire an II) que tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins, indigents seraient logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leur canton; que tout mendiant ou oisif serait incarcéré; qu'il serait fourni aux citoyens valides du travail et les objets nécessaires à l'exercice de leur industrie, qu'on lèverait à cet effet dans chaque commune une taxe révolutionnaire sur les riches. La propriété, comme la vie des citoyens, était à la merci du gouvernement révolutionnaire. M. AULARD (op. cit., p. 457) cite, comme un exemple, rare il est vrai, la lettre suivante de Laplanche,député en mission à Bourges. Laplanche écrit de Bourges (4 octobre 1793): « J'ai partout taxé moi-même révolutionnairement les riches et les aristocrates. J'ai pareillement donné l'ordre à mes délégués d'imiter mon exemple pour acheter des subsistances et soulager les pauvres sans-culottes... Convient-il sous le règne de l'égalité que les nobles, les marchands, les prêtres, les gens à châteaux et à parchemins nagent dans l'opulence, tandis que les patriotes manquent de tout, et n'ont point de subsistances parce que les riches les accaparent? »

2. Art. 17, 18 et 19. Le texte de la Constitution reproduisait encore ce principe. « ART. 17. Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens. »

3. Art. 355.

sions d'aucune prestation pécuniaire. » Préoccupés du salut public, qui en effet importe avant tout, mais que le parti dominant est toujours porté à confondre, quand on l'érige en maxime d'État, avec ses passions et ses propres intérêts, ils n'avaient pas eux-mêmes toujours respecté la liberté.

Les grandes compagnies leur paraissaient être des privilèges propres à nourrir l'agiotage; ils crurent faire acte d'égalité en les supprimant. D'après un décret du 21-24 avril 1793, « les associations connues sous le nom de Caisse d'escompte de compagnies d'assurances à vie, et généralement toutes celles dont le fonds capital repose sur des actions au porteur, ou sur des effets négociables, ou sur des inscriptions sur un livre transmissibles à volonté sont supprimées... A l'avenir il ne pourra être établi, formé et conservé de pareilles associations ou compagnies sans une autorisation des Corps législatifs. » Un an après, en supprimant la Compagnie des Indes, ils abrogeaient ce décret, mais pour l'aggraver. « Les compagnies financières sont et demeurent supprimées. Il est défendu à tous banquiers, négociants et autres personnes quelconques de former aucun établissement de ce genre, sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit. » Ils ne se doutaient pas qu'ils entravaient ainsi une des formes les plus démocratiques de l'association et une des plus profitables à la formation et à l'emploi des petits capitaux; l'expérience du xix* siècle devait montrer la grossièreté de l'erreur qu'ils commettaient. Sous l'ancien régime, les communautés d'arts et métiers avaient eu des défiances de même nature contre l'association et l'accaparement.

La guerre avait éclaté, et la jeunesse s'enrôlait en masse pour aller défendre contre l'étranger la patrie et la Révolution. Les ouvriers étaient au nombre des plus ardents; l'oisiveté des villes, où le travail devenait de jour en jour plus rare, secondait leur patriotisme et les poussait à la frontière. Mais la République avait besoin, dans l'intérêt même de la défense, que tous les ateliers ne demeurassent pas vides. Pendant que Paris se transformait en une vaste manufacture d'armes et de charpie, l'Assemblée autorisa tous les ouvriers armuriers qui avaient pris du service depuis le 4 août 1789, à rentrer dans les fabriques et leur paya leurs frais de route rien de plus légitime. Mais elle avait besoin aussi que les papeteries ne chômassent pas, et les ouvriers, toujours remuants, quittaient leurs patrons malgré l'abondance du travail. La Législative fit défense aux ouvriers des fabriques

1. Art. 1er du décret du 15-18 avril 1794 (26-29 germinal an II). Déjà la Législative (décret du 27 août 1792) et la Convention (décret du 29 novembre 1792) avaient pris des mesures en vue de gêner la circulation des actions, dans l'espérance de contenir l'agiotage.

2. Décret du 9-11 octobre 1792.

de papier de Courtalain, du Marais, d'Essonnes de s'enrôler 1. La Constituante avait réprimé leurs coalitions, croyant qu'elles portaient atteinte à la liberté ; la Législative gênait leur liberté au nom du salut public.

La Convention réquisitionna des ouvriers comme elle réquisitionnait des marchandises. Aussi, quand furent dressés les tableaux du maximum, le Comité de salut public autorisa-t-il les agents nationaux près les districts << à mettre en réquisition, pendant le temps nécessaire à l'impression, les imprimeurs qu'ils seront dans le cas d'employer à cet ouvrage, ainsi que tous les ouvriers qui travaillent dans ces imprimeries ».

L'Angle

L'acte de navigation et le commerce avec l'Angleterre. terre s'était rangée parmi les ennemis de la France et avait commencé les hostilités le 1er février 1793. La Convention riposta le 1er mars par | l'interdiction du commerce. Elle pensait que ruiner les marchands de la Grande-Bretagne, c'était frapper son ennemie au cœur.

Par le seul fait des hostilités le traité d'Éden, que la Constituante avait respecté, était déchiré. La guerre de tarifs commençait. Les Anglais avaient, comme du temps de Louis XVI, saisi sous pavillon neutre des marchandises françaises. La Convention, en protestant contre cette << inhumanité », autorisa aussitôt par représailles « les bâtiments de guerre et corsaires français à arrêter et amener dans les ports de la République les navires neutres qui se trouveront chargés, en tout ou en partie, soit de comestibles appartenant à des neutres et destinés pour les ports ennemis, soit de marchandises appartenant aux ennemis + ».

«

Quelques mois après, sur la proposition d'un représentant du Finistère, elle vota le fameux acte de navigation, imité de celui dont Crom-!·

1. Décret du 21 septembre 1793. Même défense fut faite aux ouvriers en fer et en bois. La Convention défendit aussi (23 nivôse an II) les coalitions d'ouvriers papetiers.

2. L'extrait du registre du Comité de salut public est reproduit en fac-similé dans Cent ans de numismatique française (t. I, p. 109), par Dewaymin,

3. Décret du 1er mars 1793. Ce décret prohibait l'entrée en France des marchandises du genre de celles que fabriquait l'Angleterre et ne permettait l'introduction des autres marchandises qu'avec un certificat prouvant qu'elles provenaient des fabriques de pays avec lesquels la France était en paix. Un décret du 19 mai 1793 adoucit un peu cette rigueur insoutenable; on cessa d'exiger le certificat d'origine pour certaines marchandises qui étaient nécessaires à la consommation française et on réduisit plusieurs droits d'entrée.

4. « Considérant... que dans une pareille circonstance tous les droits des gens étant violés, il n'est plus permis au peuple français de remplir vis-à-vis de toutes les puissances neutres en général le vœu qu'il a si souvent manifesté, et qu'il formera constamment pour la pleine et entière liberté du commerce et de la navigation... Décret du 9-12 mai 1793, confirmé par décret du 27 juillet 1793.

5. Proposition de Marec, 3 juillet 1793. L'acte de navigation fut voté le 21 sep. tembre 1793.

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well avait armé sa patrie, et destiné comme lui à réserver à la marine nationale le monopole presque absolu du commerce par mer. Pour être réputé français, un bâtiment devait désormais avoir été construit sur la terre de France. ou pris sur l'ennemi, et être monté par un équi2. page composé d'officiers français et de matelots aux trois quarts français pour le moins. Le cabotage était entièrement interdit aux bâtiments étrangers, et dans le commerce international, ceux-ci n'étaient 3. admis à apporter, dans les ports français, que les productions de leur propre pays; encore eurent-ils à payer un droit de cinquante sous par tonneau dont les bâtiments français étaient exempts 2.

4.

Dans la crainte que les produits anglais ne parvinssent à franchir la frontière, par terre ou par mer, sous le couvert d'une nation neutre, la Convention prohiba les étoffes de laine et de coton, la bonneterie, les ouvrages d'acier poli, les faïences, et généralement toutes les marchandises de la Grande-Bretagne et de ses possessions. Elle punit de vingt ans de fers tout importateur de marchandises prohibées, voire même tout marchand annonçant par affiche ou autrement des marchandises, anglaises, et déclara « suspects » les consommateurs euxmêmes. (Ce qui n'empêcha pas qu'on fit entrer une certaine quantité de marchandises anglaises par contrebande ou sous forme de prises de corsaires.)

Que devenait le droit de « fabriquer, vendre et transporter toutes espèces de productions»? La République pensait que, dans la lutte à mort qu'elle soutenait contre l'Europe conjurée, pendant que ses enfants allaient en masse verser leur sang pour la patrie, ses manufacturiers ne devaient pas reculer devant un sacrifice capable de nuire à ceux qui menaçaient la liberté. C'était encore la raison du salut public; mais celle-ci était légitime ".

1. « ART. 3. Aucunes denrées, productions ou marchandises étrangères ne pourront être importées en France, dans les colonies et possessions de France, que directement par des bâtiments français, ou appartenant aux habitants des pays des crus, produits ou manufactures, ou des ports ordinaires de vente et première exportation, les officiers et les trois quarts des équipages étrangers étant du pays dont le bâtiment porte le pavillon; le tout sous peine de confiscation des bâtiments et cargaison, et de 3,000 livres d'amende, solidairement par corps, contre les propriétaires, consignataires et agents des bâtiments et cargaison, capitaines et lieutenants. >> - Loi contenant l'acte de navigation, 21 septembre 1793.

2. Décret du 27 vendémiaire an II (18 octobre 1793), qui régla l'exécution de l'acte de navigation (art. 32 et 33).

3. Décret du 18 vendémiaire an II (9 octobre 1793).

4. Dans une discussion au Conseil des Cinq-Cents, le 16 brumaire an V, il fut dit que depuis 1793 il était entré pour 40 millions de marchandises anglaises.

5. Cependant la Convention, vers la fin, voulut revenir à une politique libérale pour tout ce qui ne touchait pas au commerce avec l'Angleterre. Elle rendit le décret du 31 janvier 1795, qui diminuait les droits d'importation établis par le tarif de 1791. Le Directoire releva les droits par la loi du 23 novembre 1796.

6. Le Directoire demandait aussi de proscrire, jusqu'à la paix, le débit et la con

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