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« 1° Qu'il soit dit, avant la proclamation projetée par le comité, que 7 les représentants de la nation ont décidé que l'impôt sera payé par tous les individus du royaume dans la proportion de leurs revenus; «< 2° Que toutes les charges publiques seront à l'avenir supportées par tous ;

« 3° Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés en argent, ou échangés sur le prix d'une juste estimation, c'està-dire d'après le revenu d'une année commune, prise sur dix années de revenu;

« 4o Que les corvées seigneuriales, les mainmortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. »

Le duc d'Aiguillon prend la parole à son tour pour appuyer la motion, et déclare que «< cette insurrection, quoique criminelle, peut trouver son excuse dans les vexations dont le peuple est la victime ».

Un autre lui succède et déroule un tableau assombri des oppressions féodales; puis un autre : « Hâtez-vous, s'écrie-t-il, vous n'avez pas un moment à perdre; un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements. La chute des empires est annoncée avec moins de fracas; ne voulez-vous donner des lois qu'à la France dévastée ? »

A ces mots, que l'Assemblée couvre de ses applaudissements, tous se précipitent, jaloux de signaler les abus et de faire au repos de la patrie le sacrifice de leurs privilèges. C'est le marquis de Foucault qui dénonce la multiplicité des pensions militaires, l'évêque de Nancy qui proclame l'iniquité des droits féodaux, l'évêque de Chartres qui condamne le privilège exclusif de la chasse et déclare y renoncer pour lui-même. Nul ne veut se laisser vaincre en générosité; nobles et clercs s'écrient à l'envi qu'eux aussi veulent avoir l'honneur d'un semblable renoncement, et l'empressement devient si tumultueux que la séance doit être quelques instants suspendue. Bientôt elle reprend, et les degrés de la tribune sont encore une fois envahis par la foule de ceux qui viennent déposer leur offrande, les curés renonçant à la dîme, les députés des pays d'Etat à leurs constitutions particulières, les députés des grandes villes à leurs franchises, les magistrats à leurs immunités. Parmi eux, le député du Beaujolais «< se rapproche du bureau pour stipuler la réforme des lois relatives aux corporations d'arts et de métiers dans lesquelles les maîtrises sont établies ».

Le sacrifice est complet, et l'armée des privilégiés, qui comptait presque autant de têtes qu'il y avait de députés, est venue déposer volontairement ses armes aux pieds de l'égalité. La Rochefoucauld demande qu'une médaille perpétue le souvenir de cette nuit mémorable, Lally-Tollendal que Louis XVI soit surnommé le Restaurateur de la liberté française. Leur proposition est accueillie par les acclamations. de l'Assemblée entière, et avant de se séparer, les députés résument

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dans un arrêté général les grands principes de la réformation sociale dont ils ont posé les fondements:

<«<< Abolition de la qualité de serf et de la mainmorte, sous quelque dénomination qu'elle existe.

<<< Faculté de rembourser les droits seigneuriaux.

« Abolition des juridictions seigneuriales.

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Suppression du droit exclusif de la chasse, des colombiers, des

garennes.

<< Taxe en argent représentative de la dime. Rachat possible de toutes les dîmes de quelque espèce que ce soit.

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Abolition de tous les privilèges et immunités pécuniaires.

Egalité des impôts, de quelque espèce que ce soit, à compter du commencement de l'année 1789, suivant ce qui sera réglé par les assemblées provinciales.

<«< Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires.

« Déclaration de l'établissement prochain d'une justice gratuite et de la suppression de la vénalité des offices.

<«< Abandon du privilège particulier des provinces et des villes. Déclaration des députés qui ont des mandats impératifs qu'ils vont écrire à leurs commettants pour solliciter leur adresse.

<< Abandon des privilèges de plusieurs villes, Paris, Lyon, Bordeaux, etc.

<< Suppression du droit de départ et de vacat, des annates, de la pluralité des bénéfices.

<< Destruction des pensions obtenues sans titre.

« Réformation des jurandes 1. »>

Les arrêtés de la nuit du 4 août ont préparé la société nouvelle en faisant table rase des privilèges de l'ancienne : ils marquent le véritable commencement de la Révolution française.

« Hæc nox est... C'est cette nuit, s'écriait avec enthousiasme un jeune publiciste en annonçant à ses lecteurs cette grande nouvelle, c'est cette nuit qui a supprimé les maîtrises et les privilèges exclusifs. Ira commercer aux Indes qui voudra. Aura une boutique qui pourra. Le maître tailleur, le maître cordonnier, le maître perruquier pleureront; mais les garçons se réjouiront, et il y aura illumination dans les mansardes! O nuit désastreuse pour tous les gens de rapine! Mais ô nuit charmante, o vere beata nox, ô nuit heureuse pour le commerçant à qui la liberté du commerce est assurée ! Heureuse pour l'artisan dont l'industrie est libre ! 2 »

Abolition du régime féodal et liberté des personnes et de la terre. La semaine suivante, le 11 août 1789, l'Assemblée rendit le premier

1. Séance du mardi 4 août au soir, publiée par le Moniteur du 5 août 1789. 2. Extrait d'un article de CAMILLE DESMOULINS dans le Vieux Cordelier.

décret par lequel elle prononçait solennellement la destruction entière du régime féodal, l'admission de tous les citoyens à tous les emplois, et proclamait Louis XVI le RESTAURATEUR DE LA LIBERTÉ FRANÇAISE 1. Ces arrêtés avaient besoin de la sanction royale. Mais à la cour on les considérait comme une spoliation, et Louis XVI lui-même écrivait dans une lettre confidentielle à l'archevêque d'Arles : « Le sacrifice est beau; mais je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse... Je ne donnerai point ma sanction... » Il la donna néanmoins pour calmer la légitime impatience de l'Assemblée; mais il la donna. tardivement, et les lettres patentes concernant l'envoi des arrêtés ne furent expédiées aux tribunaux du royaume que le 3 novembre 1789 2.La féodalité était détruite, en principe. Restait à déblayer le terrain ainsi jonché de ruines, à démêler l'abus du droit, à rejeter les pierres vermoulues et à conserver ou à poser les assises sur lesquelles devait être reconstruit l'édifice. C'était l'œuvre des législateurs, œuvre d'une étendue immense et d'une subtile délicatesse, qui embrassait toutes les questions de propriété, toutes les parties de la vie civile, tous les droits politiques. L'Assemblée déploya une activité égale à la grandeur de la tâche; mais du moins la tâche, impossible pour les ministres réformateurs du règne de Louis XVI, était devenue désormais possible.

De nombreux comités avaient été institués, comité de Constitution, comité féodal, comité des dîmes, comité des contributions, comité des finances, comité des domaines, comité d'agriculture et de commerce,

1. a ART. 1er. L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal. Elle décrète que tous les droits et devoirs, tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les représentent sont abolis sans indemnité; tous les autres sont déclarés rachetables, et le prix et le mode du rachat seront fixés par l'Assemblée nationale. Ceux desdits droits qui ne sont point supprimés par ce décret continueront néanmoins à être perçus jusqu'au remboursement. »

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L'Assemblée nationale proclame solennellement Louis XVI
Restaurateur de la liberté française . . .

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(Hist. parlem., t. II, p. 259. — Voir aussi les décrets des 6, 7, 8 avril.) 2. Laferrière, Essai sur l'histoire du droit français, t. II, p. 90. Voir pour la rédaction définitive le décret en dix-neuf articles du 21 septembre 1789.

comité de liquidation, comité de mendicité, etc. Ils travaillèrent sans relâche pendant les derniers mois de 1789 et la première partie de l'année 17901, apportant successivement à la tribune leurs rapports et leurs projets, dont la discussion souvent orageuse se mêlait aux incidents de chaque jour et à la multiplicité indéfinie de toutes les affaires politiques ou administratives dont l'Assemblée était devenue le

centre.

Après le comité de Constitution, qui porta en séance publique la Déclaration des droits de l'homme dès le mois d'août 1789, mais dont l'acte constitutif, remanié plusieurs fois, ne fut définitivement voté que le 3 septembre 1791, celui qui avait à traiter les matières les plus graves était le comité féodal. Merlin et Tronchet en étaient les principaux membres. Merlin fut chargé du premier rapport. Il s'appliqua, en montrant la grandeur de la réforme, à marquer la distinction radicale entre la propriété qu'on respectait et l'usurpation de la force qu'on condamnait.

<«< En détruisant le régime féodal, en renversant le chêne antique dont les branches couvraient toute la surface de l'empire, en faisant par ce grand acte de vigueur et de puissance, non une loi, mais un article de Constitution, vous avez rendu à la nation un inestimable service. Ces usages antiques et barbares ne pouvaient se lier ni avec l'autorité qui émane de la nation, ni avec l'égalité... En détruisant le régime féodal, vous n'avez pas entendu anéantir les propriétés, mais changer leur nature; elles ont cessé d'être des fiefs et sont devenues. de véritables alleux.

<< Il n'existe plus de fiefs, donc il ne peut plus y avoir lieu à la foi et hommage, car l'objet de cette formalité est de reconnaître un seigneur dominant. Il n'existe plus de fiefs, donc il faut abolir toute charge qui ne servait qu'à manifester la supériorité de celui-ci et l'infériorité de celui-là 2... »

En conséquence, tous les droits et usages qui dérivaient de la souveraineté, mainmorte personnelle et réelle, servitude et corvée personnelles, taille à volonté, guet de garde, permissions diverses pour des choses naturellement libres, banalités n'ayant pas pour origine un contrat et autres monopoles, droits de justice, tombèrent avec la souveraineté. D'autre part, les cens, surcens, rentes foncières, champarts, droits casuels, lods et ventes, les corvées et banalités représentant ou étant censés représenter le prix d'un service ou d'un louage, tout ce qui directement ou indirectement était une conséquence du droit de propriété, subsista. Les usurpations commises par les seigneurs dans les trente dernières années, contrairement à l'ordonnance de 1669,

1. Voir, entre autres, les rapports du 17 août 1789, du 2 octobre 1789, du 31 mars 1790.

2. Séance du 8 février 1790.

furent abolies. Le comité faisait ainsi le départ de deux choses distinctes par essence, qu'il désignait sous les noms de féodalité dominante et de féodalité contractante. Il considérait l'une comme un empiétement sur les droits imprescriptibles de la liberté humaine et il exerçait la revendication; il voulait au contraire ne porter aucune atteinte à l'autre, parce qu'il regardait la propriété comme aussi sacrée que la liberté dont elle est une émanation.

« La propriété, dit l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme, étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité 1. » Le comité avait un tel respect du droit de propriété que, peu partisan du régime féodal, il protégeait néanmoins les propriétaires féodaux contre les renonciations que des menaces auraient pu leur arracher 2. Mais en respectant la propriété, il considérait comme nécessaire de la transformer, de libérer à la fois l'homme et la terre en les dégageant de la perpétuité et de la diversité des redevances qui gênaient la transmission du fonds et la culture, et il décidait que tous les droits seraient appréciés en argent et rachetables.

Les discussions furent vives et longues. La droite défendait la forteresse féodale. « Lorsque vous proposâtes, disait le baron de Juigné, à la noblesse de donner au peuple des preuves de son attachement, elle décréta qu'elle payerait les impôts et que les droits qui asservissaient le peuple seraient détruits. Le 4 août, vous avez aboli ces droits. Pourquoi abolir le régime féodal qui ne fait pas de mal au peuple ? Mais vous faites le malheur des habitants des campagnes. J'ai l'honneur de vous avertir que pour rendre le peuple français heureux, il faut qu'il soit propriétaire; et comment les paysans seront-ils propriétaires, si vous ne permettez pas les baux à cens?3» Argument qui ne serait plus de mise aujourd'hui après un siècle d'expérience, mais qui pouvait alors paraître spécieux.

La distinction d'ailleurs entre la féodalité dominante et la féodalité contractante, c'est-à-dire entre les redevances et servitudes qui provenaient de l'autorité d'un maître ou d'un contrat avec un propriétaire, était, dans beaucoup de cas, plus théorique que pratique et très difficile souvent à établir en fait.

1. Plus tard le Code civil a confirmé cette Déclaration (art. 345): « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. » Des lois postérieures (16 septembre 1807, 8 mars 1810, 7 juillet 1833 et 21 mai 1836, surtout loi du 3 mai 1841, lois du 6 mars 1852 et du 27 déc. 1858 pour Paris) ont réglé les formes de l'expropriation. 2. Art. 6 du projet : « Les propriétaires de fiefs qui, dans les troubles de l'année 1789, auraient renoncé par la contrainte à des droits qui ne sont point abolis par le présent décret, pourront obtenir la nullité de la renonciation. >>

3. Séance du 24 décembre 1790.

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