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Néanmoins l'expérience prouva combien il est imprudent de faire taire, même pour un jour, les droits de la liberté devant un intérêt d'Etat. Les prohibitions ne furent sans doute jamais complètes; il fallut, la guerre se prolongeant, déroger au principe en faveur de la plupart des nations neutres et tolérer l'introduction, plus ou moins frauduleuse, des produits anglais provenant de prises faites par des corsaires ou déclarées comme telles. Mais le principe subsista. Les restrictions commerciales devaient cesser avec la paix: la paix ne vint pas, ou dura trop peu, et le décret du 1er mars 1793, simple mesure de représailles, inaugura un système commercial qui, aggravé par les événements et énergiquement défendu par des intérêts privés, a pesé pendant plus de soixante ans sur le commerce national.

La Convention d'ailleurs n'inventait pas un principe nouveau; il existait dans le mercantilisme, et plusieurs États, l'Angleterre notamment, avaient donné des exemples de son application. La Convention ne faisait qu'en aggraver la rigueur.

Unité nationale. liberté, égalité, solidarité sociale, tels avaient été les grands principes qui avaient inspiré l'œuvre économique de la Constituante; ils avaient pu quelquefois entraîner à quelques exagérations des législateurs novices; mais ils étaient essentiellement des principes d'ordre et de progrès.

Le salut public fut la principale devise de la Convention. Les circonstances l'ont exigé dans certains cas, expliqué, sinon excusé, dans d'autres; mais c'est un principe révolutionnaire qui est toujours à redouter, parce qu'il peut servir à autoriser tous les excès. Les hommes qui occupent le pouvoir, surtout dans des temps difficiles, se croient volontiers appelés à sauver la société, et sont portés avec un pareil principe à faire violence à cette société et à altérer son développement normal pour la façonner à leur guise.

sommation des marchandises. La loi du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) prohiba l'importation des marchandises provenant des fabriques ou du commerce anglais.

CHAPITRE V

ÉDUCATION ET BIENFAISANCE NATIONALES

SOMMAIRE.

Le plan d'instruction publique de Condorcet (90). Rapport de Lanthenas (93). - Les idées de Robespierre et de Saint-Just sur l'éducation (93). Succession de projets et de lois sur l'instruction primaire (96). Fondations pédagogiques (100). - Les beaux-arts (102). Mendicité et secours publics (103). — Le livre de la bienfaisance nationale (106). — L'œuvre de la Convention (109).

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avait considéré les secours à donner aux malheureux et l'instruction aux enfants comme une dette de la société qu'elle laissait à ses successeurs le soin d'acquitter. Ceux-ci, plus disposés à exagérer le rôle de l'État qu'à l'atténuer, ne l'oublièrent pas.

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Le 20 avril 1792, Condorcet lut à la Législative un grand rapport sur l'instruction publique. Son plan rappelait, sur plusieurs points, celui de Talleyrand: au premier degré, une école primaire pour «< toute collection de maisons renfermant 400 habitants », dans laquelle on enseignerait la lecture, l'écriture, le calcul, la connaissance sommaire des productions du pays, des procédés de l'agriculture et des arts, et on développerait les idées morales de l'enfance; au second degré, une école secondaire, c'est-à-dire primaire supérieure, pour chaque district et pour chaque ville de 4,000 âmes, où l'enfant recevrait «< quelques notions de mathématiques, d'histoire naturelle, de chimie nécessaire aux arts, des développements plus étendus des principes de la morale et de la science sociale, des leçons élémentaires de commerce »; au 3. troisième degré, des instituts au nombre de 114, sortes d'écoles professionnelles dans lesquelles on ferait un peu de latin et beaucoup de sciences; au quatrième degré, neuf lycées où l'on enseignerait les 7 . sciences « dans toute leur étendue », et enfin, au sommet, la Société nationale des sciences et des arts, divisée en quatre sections: sciences mathématiques et physiques, sciences morales et politiques, sciences

1. Condorcet avait été nommé rapporteur du comité de l'instruction publique créé le 14 octobre 1791.

2. Une école pour chaque village de 400 habitants et une pour chaque hameau situé à plus de 1,000 toises d'un village de 400 habitants.

appliquées aux arts, littérature et beaux-arts, chargée de donner l'impulsion et de veiller au progrès de toutes les connaissances humaines et ayant ses ramifications dans toute la France.Les membres de chaque degré devaient nommer les maîtres du degré inférieur; les maitres primaires devaient être choisis par les pères de famille.

Sur plusieurs points, ce plan se distinguait de celui de la Constituante les conférences publiques; la gratuité absolue; l'égalité presque complète de l'instruction pour les deux sexes, le transfert de l'enseignement religieux de l'école dans l'église.

Condorcet demandait que les instituteurs primaires fissent tous les dimanches une instruction sur la morale et sur les principales lois nationales; que les maîtres des écoles supérieures donnassent également, une fois par semaine ou une fois par mois, des leçons pour les adultes sur les diverses parties de la science. Il espérait qu'en « continuant ainsi l'instruction toute la vie, on empêcherait les connaissances acquises dans les écoles de s'effacer trop promptement de la mémoire 3». « Si la seule curiosité attire d'abord l'artisan, disait-il, bientôt l'intérêt le retiendra 3. >>

Condorcet se faisait une idée juste de la solidarité morale qui peut résulter de l'éducation d'un peuple, et il avait raison d'instituer des cours d'adultes afin de prolonger cette éducation par delà l'enfance. Mais il embrassait trop à la fois pour que son plan fût exécutable au lendemain de la Révolution; il ne pouvait, à plusieurs titres, que déposer des vœux que l'avenir devait recueillir et en partie réaliser.

L'égalité était l'idole du jour. Ce principe, fondement de toute démocratie, est la légitime aspiration d'un peuple éclairé,quand il signifie égalité des droits; il recèle des dangers quand il veut dire égalité des jouissances et nivellement des fortunes. On commençait, dès la Législative, à l'adorer sous cette seconde forme. Condorcet, qui se croyait obligé à excuser auprès des paysans l'établissement des écoles secondaires dans les villes, déclarait, au nom de l'égalité, l'instruction totalement gratuite à tous les degrés.

« L'acte constitutionnel le prononce pour le premier degré; et le second, qui peut aussi être regardé comme général, ne pourrait cesser d'être gratuit sans établir une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paye les contributions à proportion de ses facultés, et ne payerait l'enseignement qu'à raison du nombre d'enfants qu'elle fournirait aux écoles secondaires.

« Quant aux autres degrés, il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres, qui sont les plus nombreux, la possibilité de développer leurs talents; c'est un moyen non seule.

1. Hist. parlem., t. XXII, p. 190 et suiv,

2. Ibid., t. XXII, p. 195.

3. Ibid., t. XXII, p. 201.

ment d'assurer à la patrie plus de citoyens en état de la servir, aux sciences plus d'hommes capables de contribuer à leurs progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer 1. »

Ouvrir gratuitement toutes les écoles à tous n'aurait pas été encore supprimer l'inégalité; car tous les enfants n'ont pas des parents assez fortunés pour les entretenir dans des loisirs studieux, et si l'on veut que le bienfait puisse être versé sur toutes les têtes, il faut que l'État, réparant les inégalités du sort, nourrisse les écoliers pauvres ; de là le système des « élèves de la patrie »*, c'est-à-dire des boursiers qui, par un concours ouvert à la sortie des écoles primaires, étaient admis dans les écoles secondaires, puis, en moindre nombre, à la suite d'un nouveau concours, dans les instituts, et de là, en nombre moindre encore, dans les lycées 3.

A la fin d'avril, la Législative était tout occupée de la guerre avec l'Autriche; elle ordonna l'impression du rapport sans le discuter, et quoiqu'elle eût décidé de consacrer deux séances à l'instruction populaire, les événements l'entrainèrent ailleurs.

Les écoles, dont les unes subsistaient et dont les autres avaient été désorganisées par le nouveau régime, furent atteintes par le décret du 17 août 1792,qui déclara « détruites et supprimées toutes les corporations séculières et ecclésiastiques, et généralement toutes les corporations religieuses et congrégations séculières d'hommes et de femmes. ecclésiastiques ou laïques, même celles qui étaient vouées à l'enseignement »; le décret portait qu'«< aucune partie de l'enseignement public ne continuerait d'être confiée aux membres des ci-devant congrégations. »

Ce système, conçu par un philosophe moraliste, était logique, et les parties en étaient fortement liées. Mais il était ambitieux par son ordonnance systématique, s'imposant à toute la France qui n'avait pas alors les moyens de créer de toutes pièces un tel organisme. De plus,

1. Hist. parlem., t. XXII, p. 219.

2. Il paraît qu'il n'y eut pas immédiatement d'organisation régulière de ce système. Exemple à l'hospice des Enfants de la patrie du faubourg Saint-Antoine, on avait projeté d'établir un atelier de fabrication de limes (approuvé par le Comité de salut public le 22 ventôse an II); on espérait ainsi occuper les enfants, en faire d'utiles ouvriers, fournir à l'industrie des instruments de travail, et par là « remporter une nouvelle victoire sur nos ennemis en fabriquant avec autant d'abondance que de supériorité ». Mais quoiqu'on eût fait des dépenses d'appropriation, l'école n'existait pas encore six mois plus tard (Arch. nationales, F12, 25073).

3. Hist. parlem., t. XXII, p. 221 et suiv.

4. Condorcet évaluait à 24,400,000 livres la dépense totale pour 31.000 écoles primaires, 110 instituts, etc. et la Société nationale des sciences et arts. Il n'allouait que 400 livres aux maîtres primaires.

il omettait entièrement l'enseignement libre et les nombreux établissements qui fonctionnaient encore.

Rapport de Lanthenas. Le plan de Condorcet eut le sort du plan de Talleyrand : il resta à l'état de projet. Avant d'être organisé, l'enseignement populaire devait encore fournir matière à plus d'un système. Ce n'est pas qu'on en méconnut l'importance. La province réclamait des écoles. « N'oubliez pas de faire promptement organiser les écoles nationales », écrivait le 27 septembre 1792 le tribunal de commerce d'Issoudun. Le 10 octobre, les sections permanentes de Besançon demandaient «<l'établissement au moins provisoire pour la rentrée prochaine des écoles primaires et secondaires »; il faut «< organiser enfin l'instruction publique », disait en novembre l'assemblée électorale du Var. Les administrateurs du district de Savenay déclaraient que « si le plan d'éducation nationale est adopté aujourd'hui, il est nécessaire qu'il soit exécuté demain. Le mal est à son comble. Les collèges sont déserts. La jeunesse languit depuis quatre ans dans l'oisiveté1. »

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La Convention ne fit pas attendre. Un mois et demi après le commencement de ses travaux, elle entendait à ce sujet le rapport rédigé par Lanthenas au nom du comité d'instruction publique. « La Convention nationale, disait le rapporteur, a montré le plus vif empressement à organiser l'instruction publique, cette première dette de l'État envers tous les citoyens. » Lanthenas rédigea un nouveau rapport sur l'instruction, consacré exclusivement à l'enseignement primaire qu'il comprenait à peu près comme Condorcet, et au sujet duquel il ajoutait un trait gravé par l'esprit du temps et qui n'était pas une amélioration: l'élection des instituteurs par les pères et mères de famille 3.

C'est le 18 novembre 1792 que Lanthenas lut à l'Assemblée ce rapport. Six jours auparavant, un article (art. 13) du projet de loi préparé par le comité fut voté et le titre d'instituteur fut donné aux maîtres des écoles publiques; la discussion des autres articles ne fut pas reprise en séance.

Les idées de Robespierre et de Saint-Just sur l'éducation. - C'est que déjà les idées d'égalité des fortunes et des conditions commen

1. L'Ecole sous la Révolution française, par M. VICTOR PIERRE, p. 49. 2. Condorcet faisait partie de ce comité.

3. Sous l'ancien régime d'ailleurs, ce système existait. Le maître d'école était en général (surtout dans l'Est) élu par les habitants avec approbation du curé. Ce mode est défectueux : il expose l'instituteur à être l'homme d'une coterie. Les instituteurs devaient apprendre à lire, à écrire, à compter et enseigner les premières connaissances morales, naturelles et physiques; faire toutes les semaines une instruction publique; réunir une petite bibliothèque dans chaque école. Les instituteurs recevaient un traitement de 600 à 1,400 livres; les institutrices, un traitement de 500 à 1,200 livres. Hist. parlem., t. XXII, p. 246.

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