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çaient à dominer l'Assemblée,que les plans de Condorcet ou de Lanthenas ne contentaient plus. Le Girondin Rabaut Saint-Etienne demanda (16 décembre 1792) que « l'instruction nationale »> primât « l'instruction publique ». Il s'appuyait sur l'exemple des Crétois, mais en avouant modestement que « trop de différence avec les temps et avec les peuples nous défendait de porter nos vues aussi haut ». C'est pourquoi il se contentait de proposer l'érection, dans chaque canton, d'un temple national où l'on pratiquerait tous les exercices du corps et où chaque dimanche on ferait une leçon de morale sociale. « Il sera déterminé, ajoutait-il, par le Corps législatif quel mode de vêtement doit être donné aux enfants des différents âges, depuis la naissance jusqu'à l'adolescence'. » On se croyait au temps de Lycurgue, dont on comprenait d'ailleurs fort mal l'histoire; les réminiscences de l'antiquité troublaient alors et devaient troubler jusque sous l'empire bien des cerveaux.

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Après la chute des Girondins, Robespierre se chargea de développer le plan rêvé par Rabaut Saint-Etienne. Il professait en cette matière, avec beaucoup de députés, les théories de Rousseau sur la souveraineté absolue de l'État. Selon lui tout ce qu'on avait imaginé jusque-là était insuffisant; il était regrettable que jusqu'à six ans l'enfant échappât à la vigilance du législateur », et qu'après six ans l'instruction ne fût que « partielle, momentanée » ; il était non moins regrettable que le pauvre eût la charge de nourrir ses enfants pendant leur présence à l'école atteinte grave au principe d'égalité. « Je demande, disaitil en conséquence, que vous décrétiez que depuis cinq ans jusqu'à douze pour les garçons, jusqu'à onze pour les filles, tous les enfants, sans distinction et sans exception, seront élevés en commun, aux dépens de la République ; et que tous, sous la sainte loi de l'égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins 2. >>

1. Voir la discussion dans les séances des 12, 14, 18, 20, 21, 24 décembre 1792. - Hist. parlem., t. XXII, p. 274.- Rabaut demandait qu'on créât des ateliers de travail pour tous les âges, et qu'à vingt et un ans quiconque ne saurait pas un métier ne pût être ni citoyen, ni soldat, ni fonctionnaire.

2. Hist. parlem., t. XXIV,p. 57.- Extraits des œuvres de J.-J. ROUSSEAU : « Les clauses du contrat social se réduisent à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté. » Contrat social, I, 6. « L'État, à l'égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social... Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public. Ibid., I, 9. — « Par nature le droit de propriété ne s'étend pas au delà de la vie du propriétaire. » Disc. sur l'économie polit., 368.— « Le souverain peut légitimement s'emparer des biens de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue. » Emile, liv. V, 175. - «On doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux pré. jugés des pères l'éducation des enfants qu'elle importe à l'État encore plus qu'aux pères. » Disc, sur l'économie polit., 302. « C'est l'éducation publique qui doit

Toutefois Robespierre regrettait encore quelque chose. S'il avait été possible de maintenir les générations sous celte douce loi de la communauté jusqu'à l'âge viril! « Quelquefois nous l'avons rêvé délicieusement avec Platon. » Mais il fallait bien accommoder un peu les lois aux infirmités du siècle !

<< L'institution publique « devait être non seulement gratuite, mais obligatoire. C'était par condescendance aux faiblesses du temps que l'organisateur consentait à laisser un délai de quatre ans avant de punir les délinquants de la privation des droits de citoyen et d'une double contribution à la taxe des enfants. Robespierre pensait que cette institution serait peu onéreuse, et voici les rais ons qu'il donnait : d'abord la taxe, proportionnelle aux contributions directes, porterait sur les riches; en second lieu, les revenus personnels des enfants appartiendraient à l'institution pendant toute la durée de leur éducation; enfin les enfants astreints à travailler la terre, gagneraient dès l'âge de huit ans leur nourriture. Quel triomphe pour le principe de l'égalité dans les jouissances! « Ici, disait victorieusement l'orateur, est la révolution des pauvres.... La féodalité est détruite; mais ce n'est pas pour eux, car ils ne possèdent rien dans les campagnes affranchies. Là traités tous également, nourris également, vêtus également, enseignés également, l'égalité sera pour les jeunes élèves non une spécieuse théorie, mais une pratique continuellement effective 2. »

Robespierre ajoutait un dernier trait à ce tableau enchanteur. Les vieillards et les infirmes, logés dans le bâtiment de l'école, « partageraient une nourriture frugale;... les enfants les plus âgés et les plus

donner aux âmes la forme nationale. Les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être guerriers, citoyens, hommes quand il le veut, populace, canaille quand il lui plaît. » Emile, liv.I (Citations faites par TAINE, les Origines

de la France contemp., L'ancien régime, t. II, p. 68 et suiv.) 1. Ici s'élève une question bien importante:

L'institution publique des enfants sera-t-elle d'obligation pour les parents, ou les parents auront-ils seulement la faculté de profiter de ce bienfait national?

<< D'après les principes, tous doivent y être obligés: Dans peu d'années, tous doivent y être obligés. >> Hist. parlem., t. XXIV, p. 61.

Vers la même époque (25 août 1793) une députation d'instituteurs vint demander que l'éducation nationale fût « forcée et gratuite ». Un instituteur demanda qu'au lieu de les prêcher au nom d'un soi-disant Dieu, on les instruisît des principes de l'égalité. Ibid., t. XXVIII, p. 502. Il est vrai que Rabaut Saint-Etienne était, quoique Girondin, un des utopistes qui prétendaient mêler les conditions et supprimer l'inégalité des fortunes. « Le législateur rendra par des lois précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder ou par des lois qui en règlent l'usage de manière à rendre le superflu inutile à celui qui le possède... Le législateur peut encore établir des lois précises sur le maximum de fortune qu'un homme peut posséder et au delà duquel la société prend sa place. » Chronique de Paris. V. Hist. parlem., t. XXIII, et BAUDRILLART, Hist. du luxe, t. IV, p. 455. 2. Hist. parlem., t. XXIV, p. 81.

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forts seraient successivement appelés à l'honneur de les servir 1 ». « Quelle leçon vivante des devoirs sociaux! » s'écriait il. Ne serait on pas plutôt tenté de dire: Quelle école de dépravation! en songeant au mélange corrupteur des enfants avec les vagabonds retraités.

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Le champ de l'utopie est sans limites, et le réformateur qui s'y aventure trouve toujours un réformateur qui le dépasse. Si Saint-Just avait pu réaliser un rêve qu'il avait formé et dont on a retrouvé la formule dans ses papiers, la France n'aurait plus eu rien à envier à la république de Platon. Le jeune puritain du communisme écrivait : « L'enfant, le citoyen appartiennent à la patrie. L'instruction commune est nécessaire. La discipline de l'enfance est rigoureuse. On ne peut frapper ni caresser les enfants. On leur apprend le bien, on les laisse à la nature. Celui qui frappe un enfant est banni. Les enfants sont vêtus de toile dans toutes les saisons. Ils couchent sur des nattes et dorment huit heures. Ils sont nourris en commun el ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de laitage, de pain et d'eau. Tous les enfants conservent le même costume jusqu'à seize ans ; depuis seize jusqu'à vingt et un ans ils auront le costume d'ouvrier, depuis vingt et un jusqu'à vingt-six, celui de soldat, s'ils ne sont pas magistrats. - Ils ne peuvent prendre le costume des arts qu'après avoir traversé, aux yeux du peuple, un fleuve à la nage, le jour de la fête de la Jeunesse...? »

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La gratuité de Talleyrand, qui n'était qu'une idée politique applicable, avait conduit à l'idée plus contestable de la gratuité générale et des pensions de Condorcet, et cette dernière aboutissait, sous prétexte d'égalité, dans quelques cerveaux, à la conception utopique de la communauté obligatoire de Robespierre et du couvent de Saint-Just.

Succession de projets et de lois sur l'instruction primaire. Le plan de Saint-Just et le plan de Robespierre étaient des conceptions personnelles, qui sont restées, comme celui de Platon, dans le domaine des rêveries philosophiques 3. Il n'en était pas de même du projet de loi dont Lanthenas fut le rapporteur (novembre 1792).

Cependant ce projet ne fut pas voté. Barère, au nom du Comité de salut public (et non au nom du comité d'instruction publique). en présenta un autre en cinq articles empruntés à Condorcet,qui fut voté sans discussion et qui devint le décret du 30 mai 1793: les propositions émanées du Comité de salut public s'imposaient d'elles-mêmes. Puis, après les événements du 30 mai, le comité d'instruction publique présenta un

1. Hist. parlem., t. XXIV, p. 79.

2. Ibid., t. XXXV, p. 300.

3. Quelques orateurs protestaient contre la manie de refaire la société à l'image de la Grèce et de Rome. « Je ne sais, disait Chénier à propos de la loi sur l'instruction, pourquoi l'on nous cite encore si souvent leurs institutions... Elles nous sont absolument inapplicables. » Réimpression du Moniteur, t. XVIII, p. 351.

second projet d'éducation nationale qui était l'œuvre principalement de Siéyès et de Daunou et dont Lakanal fut le rapporteur (26 juin 1793). Ce projet fut écarté comme trop modéré et la Convention confia à une autre commission de six membres le soin d'en préparer un. Cette commission se contenta de recommander le plan de Lepelletier de SaintFargeau. Lepelletier, critiquant l'insuffisance des plans antérieurs, voulait acquitter « la dette de la République envers tous en créant une éducation vraiment et universellement nationale »,qui consistait dans une communauté obligatoire de la vie et qui devait avoir pour résultat de faire disparaître, sous la surveillance des pères de famille et à leurs frais, proportionnellement à leur revenu, les inégalités. Le projet, présenté par un rapport de Bourdon, défendu à la tribune par Robespierre, modifié à la suite d'un discours de Danton relativement à l'obligation de la vie commune, devint la loi du 13 août 1793. Cette loi ne fut pas la dernière. Suivant les influences qui dominaient successivement la Convention, on envisageait d'une manière ou d'une autre le grand problème de l'éducation nationale, qui devait préparer un peuple de citoyens.

Sur un rapport que Romme présenta au nom de la Commission d'éducation nationale, composée de neuf membres, la Convention substitua au décret du 13 août un plan nouveau et vota les décrets des 29 et 30 vendémiaire an II (20 et 21 octobre 1793), complétés par ceux des 5, 7 et 9 brumaire an II (26-30 octobre 1793).

L'Église, qu'elle fût catholique ou protestante, pensait avoir le droit et le devoir de façonner les âmes par l'école et l'éducation pour en faire des fidèles. Le jacobinisme eut la même prétention pour en faire des républicains égalitaires. Il est certain que l'école est un moule dans lequel le cerveau malléable des enfants d'une nation peut recevoir une empreinte commune. Mais à quel degré de pétrissage la formation nationale devient-elle une déformation sectaire ?

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L'ensemble des décrets de la Convention constituait le système des écoles nationales, écoles de l'enfance (de deux degrés, dont le premier devait consister en leçons de choses et en anecdotes de la Révolution) et écoles de l'adolescence, instituées dans toutes les communes en 2. proportion du nombre des habitants et dirigées par des instituteurs, fonctionnaires publics qui ne pouvaient exercer aucune fonction religieuse et qui recevaient un traitement de 1,000 à 2,400 livres (un cinquième en moins pour les institutrices). Les ci-devant nobles et les ministres d'un culte quelconque ne pouvaient pas être leurs institu

teurs.

1. Lepelletier de Saint-Fargeau avait été assassiné le soir de la condamnation de Louis XVI.

2. Ce payement était fixé en assignals, fort dépréciés alors.

Les enfants y étaient admis dès l'âge de six ans, gratuitement, et devaient y recevoir la première éducation physique, morale et intellectuelle, propre à développer en eux les mœurs républicaines, l'amour de la patrie et le goût du travail. L'enseignement durait jusqu'à la quatorzième année. Dans chaque commune les chefs de famille devaient nommer les instituteurs en les choisissant parmi les personnes (non ecclésiastiques ou ci-devant nobles) qui auraient subi avec succès l'examen devant une commission de district. Un jury d'examen devait s'assurer que les enfants avaient reçu, dans les écoles publiques ou ailleurs, l'instruction.

Ce plan de Romme, que Robespierre avait vu sans doute avec regret se substituer à celui de Lepelletier de Saint-Fargeau, ne fut pas appliqué. A la suite d'un discours de Chénier qui le critiqua, la Convention nomma une nouvelle commission de six membres chargée de préparer un autre plan. Bouquier le présenta comme rapporteur et l'Assemblée en adopta la partie relative aux écoles primaires, qui devint la loi du 29 frimaire an II (29 frimaire-2 nivòse an II, 19 décembre 1793). « ART. 1. L'enseignement primaire est libre. - ART. 2. Il sera fait publiquement. » Mais il fallait un certificat de civisme et de bonnes mœurs moyennant lequel toute personne pouvait ouvrir une école et recevait de la République une rémunération à raison de 20 livres par garçon et de 15 par fille; dans les communes où aucune école ne serait établie par des particuliers, la municipalité choisirait un instituteur auquel la République accorderait un traitement de 500 livres. Les instituteurs et institutrices étaient placés sous la surveillance immédiate de la municipalité et des sociétés populaires; au premier degré d'instruction, comprenant la lecture, l'écriture et les éléments du calcul, ils étaient tenus de suivre les livres élémentaires adoptés et publiés par la représentation nationale. L'instruction était gratuite; un article ajouté par amendement porte qu'elle est obligatoire. Les pères et mères qui étaient punis pour n'avoir pas envoyé leurs enfants à l'école étaient, en cas de récidive, privés des droits de citoyen pendant dix ans, et les jeunes gens qui, à vingt ans, n'auraient pas appris une science, art ou métier utile à la société, seraient privés aussi pendant dix ans des droits de citoyen. Ce plan ne fut pas plus appliqué que les précédents.

1. Fourcroy, qui fut plus tard un des organisateurs de l'Université impériale, loua à la tribune ce système de liberté d'enseignement.

2. C'est à propos de la discussion de ces lois que Danton avait dit : « Il est temps de rétablir ce grand principe qu'on semble trop méconnaître : que les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents... Et que doit donc nous importer la raison d'un individu devant la raison nationale? Qui de nous ignore les dangers que peut produire l'isolement perpétuel ? C'est dans les écoles nationales que l'enfant doit sucer le lait républicain. La République est une et indivisible. » Réimpression du Moniteur, t. XVIII, p. 654.

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