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vrage, etc. Ces documents sont pour la plupart imprimés ; quelques-uns sont rares cependant; plusieurs sont des pièces d'archives (Archives nationales, archives départementales, archives de la Chambre des députés).

Quelque peine que j'aie prise pour rassembler les matériaux avant de commencer à écrire un chapitre, je ne me flatte pas d'avoir tout vu. Si, pour les premiers siècles du moyen âge, l'histoire économique s'arrête souvent faute de documents, au XIXe siècle elle est submergée en quelque sorte sous la masse des publications et souvent embarrassée par leur diversité; un érudit épuiserait sa vie avant de s'être formé un dossier complet. J'espère au moins n'avoir rien omis d'indispensable.

Les documents ont une valeur inégale. Les textes de loi sont chose précise; mais leur application ne l'est pas toujours. En donnant place aux systèmes sociaux qui se sont heurtés dans le champ de la pensée et de la politique, j'ai essayé de la proportionner moins à leur valeur réelle qu'à l'influence, durable ou momentanée, qu'ils ont exercée sur les esprits.

Dans une de ses préfaces Tolstoï', comparant deux récits de la campagne de Russie, celui de Thiers et celui de MiklaïlovskyDanidevsky, traite dédaigneusement l'histoire, dont il montre les contradictions et qu'il estime impuissante à représenter la réalité des faits parce qu'elle s'appuie sur des rapports officiels et des mémoires privés, toujours, dit-il, intéressés et incomplets, souvent mensongers, et il conclut que le romancier bien informé est plus capable que l'historien de faire revivre une époque. Sans doute, les historiens sont sujets à commettre des erreurs. Mais pourquoi les romanciers seraient-ils mieux préparés et pourquoi leur imagination, qui cherche à créer un type, inspirerait-elle plus de confiance que la critique raisonnée de l'histoire ? Quelque part de vérité que contiennent des romans comme l'Assommoir ou Germinal, le lecteur concevrait une idée fausse et bien triste de l'ouvrier français s'il en tirait la conception d'un type normal. Il en est de même des monographies de tout genre; elles sont

1. C'est une préface, longtemps inédite, de Guerre el paix dont la Revue bleue a donné la traduction dans son numéro du 3 janvier 1903.

des matériaux utiles pour construire l'histoire; elles ne sont pas l'histoire.

L'historien a un champ plus vaste à explorer que le romancier et le monographe; il ne se cantonne pas dans un coin; il faut, bien ou mal, qu'il tente d'embrasser l'ensemble du tableau. Pour cela, quelque sujet qu'il traite, soit politique ou économique, il lui faut rassembler beaucoup de documents officiels et privés, peser les opinions et ne mettre les uns et les autres en œuvre qu'après examen. Il le fait sous sa responsabilité; le lecteur le juge.

Pour que l'historien ne soit pas un sec chroniqueur et suggère des idées, il importe qu'il ait lui-même des principes généraux qui lui servent de fil directeur à travers le dédale des faits. Celui qui m'a principalement guidé est le libéralisme que je professe dans ma vieillesse comme je le professais dans ma jeunesse, en philosophie, en politique et en économie politique. Ce n'est pas un libéralisme théorique, absolu et étroit, qui n'admettrait aucun droit hormis le droit individuel; c'est un libéralisme éclairé et tempéré par l'histoire, qui sait que les besoins d'un peuple et ses institutions changent et dans une certaine mesure doivent changer avec l'état de sa civilisation. J'estime que, d'une part, l'individu est, par son travail, sa science et ses capitaux, le créateur essentiel de la richesse, et qu'il importe de lui faciliter un libre développement ; que l'Etat, d'autre part, a la mission, variable dans ses applications suivant les temps, mais toujours grande, non seulement d'assurer l'essor des activités individuelles par la sécurité, mais de les aider, stimuler, protéger, coordonner dans certains cas à l'aide des ressources de la communauté et des prescriptions de la loi. Je dois au lecteur cette déclaration préalable libre à lui de me suivre ou de ne pas me suivre.

Comme l'écrivain ne peut pas se dégager de sa personnalité, et puisque même, suivant moi, il ne le doit pas, son œuvre ne saurait être le calque d'une autre œuvre. Si quelque jour un économiste historien entreprend de refaire dans son ensemble l'histoire des classes ouvrières en France au XIXe siècle, il y apportera probablement une autre méthode et un autre esprit que moi. Il jugera peut-être différemment les situations et les hommes. Cependant il y a des points qui resteront fixes: tels sont les textes de loi, par

exemple. J'ai cherché à établir aussi bien que j'ai pu ces points fixes en traitant non seulement des lois et des institutions, mais des faits et spécialement de la production industrielle. Cette production, je ne l'ai pas analysée dans tous ses détails, parce que tous les matériaux n'existent pas et parce qu'il me suffisait de marquer les traits propres à en faire connaître l'état et le progrès. Pour la condition des personnes, j'ai fait aussi un choix, m'appliquant à mettre en relief les aspects les plus caractéristiques; la condition de millions d'individus, qu'on l'envisage par le côté matériel ou le côté moral, est diverse suivant les temps, les lieux, les professions, les personnes; une synthèse générale, même par grandes catégories, a nécessairement quelque chose d'hypothétique. L'historien est obligé de se contenter de certaines esquisses; il essaye de les tracer conformément au type le plus apparent, tout en n'ignorant pas qu'on peut toujours lui opposer des cas dissemblables.

J'ai souvent cité des chiffres, particulièrement sur la production industrielle et sur les salaires. La plupart de ces chiffres doivent être considérés moins comme des constatations précises que comme des évaluations approximatives. La statistique est une méthode d'investigation numérique 1; certains disent même une science qui a ses lois. Sous l'ancien régime, il avait été dressé très peu de véritables statistiques en France. Sous le premier Empire, à part les deux recensements de la population qui d'ailleurs ont été imparfaits, il y a encore eu peu de véritables enquêtes statistiques; les tableaux que les ministres fournissaient à l'empereur sur l'état industriel n'étaient souvent que des indications rassemblées à la hate. A partir de la Restauration, les finances et le commerce extérieur ont été l'objet de relevés périodiques. Sous le règne de Louis-Philippe, plusieurs enquêtes ont été entreprises par le gouvernement, particulièrement celle de 18401845, qui est restée inachevée. Sous le second Empire, les publications de la statistique ont pris plus d'importance, sans qu'on y trouve cependant tous les éléments désirables pour une description de l'économie industrielle.

Relativement aux salaires, peu de statistiques générales ont

1. J'ai fait connaître cette méthode dans l'introduction de mon ouvrage sur la Population française.

été dressées de 1789 à 1870; pour Paris, celles de 1826 et 1829 sous la Restauration, celles de 1818 et de 1860; pour la France, les tableaux du maximum sous la Convention, l'enquête de 18401845, celle qui a été dressée par cantons en 1848 par ordre de l'Assemblée constituante. La statistique des salaires est assurément une des plus difficiles à faire, à cause de la complexité et de la diversité des cas; si cette difficulté est grande pour le salaire nominal, elle l'est beaucoup plus encore pour le salaire réel, L'enquêteur est exposé à trouver pour la même profession une évaluation supérieure quand le renseignement émane des patrons et inférieure quand il émane des ouvriers. Je n'ai cependant pas hésité à citer des spécimens de salaires et même, quand les renseignements paraissaient suffisants, à proposer des moyennes approximatives.

En somme,quelque réserve qu'on fasse sur leur valeur absolue, les nombres concernant la production et les salaires, quand ils ont été soumis à une critique suffisante, suggèrent une idée relative des quantités qui est instructive; il ne faut ni en dédaigner ni en exagérer l'importance.

L'histoire n'est pas un théorème de mathématiques, quoi qu'en pense le déterminisme. Quand l'historien a, par l'exposition des faits, montré approximativement leur relation et leur enchaînement probable, il a fait son devoir et il a atteint son but qui n'est pas le même que celui des romanciers.

Les six périodes de la présente histoire forment une chaîne dont on pourrait dire que les maillons sont de même métal, sans pourtant être semblables. Le métal, c'est le peuple français avec son génie propre qui s'est formé peu à peu dans la suite des siècles, avec ses institutions civiles fondées sur la liberté et l'égalité depuis la Révolution. La politique a donné à chaque maillon une forme particulière : c'est ainsi que les intérêts économiques n'ont pas été dirigés par le gouvernement de la Restauration dans le même sens que par Napoléon III, et que dans l'intervalle, un changement considérable s'est produit sinon dans l'essence de ces intérêts, au moins dans leur importance relative.

Il y a en effet dans l'histoire d'un peuple une constante et une variable. Le déterminisme ne voit que la première; le chroniqueur

se borne à constater la seconde. L'historien philosophe doit chercher à montrer comment les deux se combinent et s'expliquent par une évolution qui est logique, quoique semée d'accidents. Le passé, lui dit-on, enfante l'avenir; il répond que c'est incontestable, mais que l'enfant n'est pas toujours le portrait de sa mère. Le progrès de la démocratie est une conséquence du développement de la richesse et de l'instruction; toutefois l'avènement de la seconde et de la troisième République qui l'ont hâté sont dus à des faits accidentels.

La vie d'une nation est un ensemble très complexe de phénomènes qui sont dans une étroite dépendance les uns des autres. Pendant longtemps les historiens n'en ont envisagé que le mouvement politique. Ce mouvement, quelque importance qu'il ait, n'est pourtant que de surface. Les institutions civiles, les rela tions économiques, le développement moral et intellectuel, qui souvent commandent la politique et qui l'expliquent, tiennent davantage aux entrailles de la nation; ce sont des côtés de l'histoire que les siècles passés négligeaient et sur lesquels aujourd'hui maint écrivain travaille à porter la lumière. J'ai essayé de le faire dans le présent ouvrage pour les classes ouvrières en France, après l'avoir fait durant plusieurs années dans mon cours du Collège de France : les leçons ont préparé le livre 1.

Karl Marx est au nombre des écrivains qui ont signalé l'importance capitale de cet ordre de faits. Sans aller jusqu'à dire avec lui que les intérêts économiques sont l'unique cause des luttes de classes et de peuples et le pivot sur lequel roule toute la politique du monde, il est certain qu'ils exercent sur cette politique une influence de plus en plus prépondérante, et que si l'on comprend mal l'histoire du travail lorsqu'elle est isolée de l'histoire générale, on n'a qu'une connaissance imparfaite et superficielle de l'histoire générale, surtout de celle du XIXe siècle, quand on néglige le côté économique.

1. J'avais fait antérieurement de la première partie de cette histoire, celle qui s'arrête à 1789, le sujet de mon Cours de géographie, histoire et statistique économique au Collège de France pendant trois ans. Cette année, où le premier volume de la seconde partie est publié, mon enseignement a porté et il portera encore l'année prochaine (1903-1904) sur l'histoire des classes ouvrières depuis 1789.

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