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que les successeurs du grand amiral l'introduisirent dans l'ile des Caciques. Quoi qu'il en soit, l'écrivain espagnol constate qu'en 1535, on faisait déjà quelques envois de sucre dans la métropole. En 1587, on en expédia huit cent soixante-dix-huit caisses de deux cents livres chacune'. En conquérant le sol, les Français conquirent donc en même temps cette plante admirable, dont le produit forme aujourd'hui le plus puissant élément du commerce maritime. D'ailleurs ne l'eussent-ils pas trouvée rendue en quelque sorte à pied d'œuvre de leur conquête, qu'elle fût arrivée des Petites Antilles. En effet, elle était cultivée à la Martinique dès avant 1638, ainsi qu'il résulte d'un acte d'assemblée de la compagnie des îles d'Amérique, où des récompenses sont proposées pour les colons qui importeront du sucre en France 2; et dès 1660, l'impôt se payait en sucre aussi bien qu'en tabac, quand jusque-là il n'avait porté que sur ce dernier produit 3.

Mais voici un document qui peint trop bien et

1 Valverde, op. cit., p. 42, 44, 46 et 87.

'Acte d'assemblée de la Compagnie des îles d'Amérique, du 1er décembre 1638. (Voyez Collection manuscrite de Moreau de Saint-Méry, partie relative à la Guadeloupe, tome I, p. 107-181 et 211.)

3

Voyez les Annales du conseil souverain de la Martinique, tom. I,

l'enfance de cette importante industrie, et les mœurs de ceux qui l'inauguraient dans la grande île, pour que nous résistions au désir de le reproduire tout entier.

Le 26 février 1698, après uné de ces redoutables expéditions que dans leurs moments de loisir les Frères de la côte dirigeaient sur le continent espagnol, le ministre Pontchartrain écrivait au gouverneur de la nouvelle colonie :

« Le roi ayant été informé, par le compte que j'ai rendu à sa Majesté des effets qui ont été rapportés de Carthagène par M. de Pointis, qu'il s'y est trouvé des calices et autres vases destinés pour le service divin, et de l'argenterie servant à l'ornement des églises, il a pris la résolution de les y renvoyer, pour marquer plus publiquement son respect pour tout ce qui a rapport à la religion; quoiqu'il soit assez connu pour en être rempli.

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S. M. a chargé pour cela M. de Romegou d'aller à Carthagène aussitôt qu'il aura débarqué à Léogane les munitions qu'il porte pour Saint-Domingue. Comme il doit être favorablement reçu par les habitants de Carthagène, et que ce qu'il y va faire peut ôter de leur esprit les mauvaises impressions qu'on leur a données des Français sur les courses

et la conduite des Flibustiers, vous examinerez si on ne peut pas profiter de cette conjoncture pour établir avec quelques-uns d'eux des liaisons de commerce dont Saint-Domingue soit l'entrepôt ; et, en ce cas, vous ferez embarquer un homme habile et entendu, sur le rapport duquel vous puissiez compter pour les commencer; me remettant à vous, dont je connais l'expérience, pour lui donner les instructions nécessaires pour s'acquitter solidement de cette commission, vous observant seulement de concerter le tout avec M. de Romegou, en sorte qu'il entre dans les mesures dont vous jugerez qu'il aurait besoin pour réussir.

« J'ai vu, en examinant l'état de la cargaison qui m'a été envoyé du bâtiment le Dauphin, arrivé dans la rade de la Rochelle, qu'il a rapporté une quantité considérable de sucre; et il paraît, par ce qu'on écrit à M. Bégon', qu'on se propose de s'appliquer beaucoup à cette culture dans Saint-Domingue. Comme elle ne peut être que très-préjudiciable aux colonies de l'Amérique, s'en fabriquant assez considérablement dans les îles du Vent, pour juger qu'il y en aura bientôt plus qu'il ne peut s'en con

'Michel de Bégon, conseiller du roi, intendant des îles, puis des galères, l'un des hommes les plus érudits et les plus recherchés de son temps

sommer dans le royaume; et qu'ainsi, ce sera un nouvel excédant, l'intention du roi est que vous détourniez les habitants de cette vue, qui ne peut jamais leur être aussi avantageuse que la culture de l'indigo, du coton, du cacao, du tabac, et des autres denrées, qui les mettra à portée dans peu de faire un commerce auquel S. M. donnera toute la protection nécessaire. J'attends de votre application que vous y parviendrez, et je vous y exhorte, parce que je regarde la diversité des cultures dans les colonies comme la chose la plus importante à leur bien, et qui peut le mieux contribuer à les maintenir dans un état florissant '. »

Environ soixante-dix-huit ans après cette théorie économique du ministre de Louis XIV, la production en sucre, de la partie française de Saint-Domingue, s'élevait, suivant Valverde, à 1,527,750 quintaux, faisant 152,775,000 livres, dont 61,350,000 livres blanc, et 91,425,000 brut. Cette évaluation, évidemment exagérée, ainsi qu'on pourra s'en convaincre en la rapprochant des chiffres de 1790 que nous donnons dans le chapitre suivant, chiffres qu'elle dépasse à peine, n'en fait pas moins com

'Moreau de Saint-Méry, Lois et Constitutions des colonies françaises, t. I, p. 582.

prendre l'idée qu'on se faisait alors de la production sucrière de la colonie française'. A l'époque dont parle Valverde, le prix du sucre était d'environ 35 livres tournois le quintal.

Le tabac ou petun, comme on avait fini par l'appeler après plusieurs dénominations successives, avait été d'ailleurs à Saint-Domingue, comme il fut plus tard dans les autres îles, la première industrie coloniale, car il est indigène aux pays intertropicaux. Déjà, en effet, dès 1629, un droit fiscal avait atteint l'importation de cette denrée, sur un considérant où le roi disait que « depuis peu de temps on faisait venir des pays étrangers quantité de petun ou tabac, sans payer aucun droit d'entrée, sous prétexte qu'il n'a été compris dans les anciens tarifs et pancartes; ce qui aurait donné lieu d'en faire apporter grande quantité en son royaume, de sorte que ses sujets, à cause du bon marché, en prenaient à toute heure, dont ils recevaient grand préjudice et altération en leur santé 3. »

1

Voyez Valverde, op. cit., p. 136, qui la donne cependant comme lui venant d'une source certaine.

2 On sait que la valeur de la livre représentait à peu près celle du franc actuel.

3 Déclaration du roi, du 17 novembre 1629.

Lois et Constitutions, op. cit, t. I, p. 23.

Moreau de Saint-Méry,

1.

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