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prêt à la dépenser tout entière dans l'accomplissement de sa tâche nouvelle, comme il la mit au service de la révolution au jour où elle dut trouver son premier soldat. - L'autre, que ses concitoyens citaient avec orgueil, esprit sérieux et cultivé, qui avait étudié le mécanisme des sociétés européennes et médité l'histoire de son pays, avec moins d'abnégation personnelle, entre dans la carrière avec la même confiance, avec le même besoin de succès........ La moitié d'une année ne s'est pas écoulée, que ces deux hommes, la tête et le bras de la révolution, proclamés la veille les sauveurs de la patrie, les restaurateurs de la liberté, sont balayés du sol, emportés par un revirement aussi subit qu'hétéroclitement consommé....

Faut-il ne demander aucun enseignement à cette succession du même fait qui se reproduit sous des formes diverses? Faut-il ne voir, d'un côté, que marasme et dégoût sceptique de la vie, impéritie et allanguissement d'une nature bornée et paresseuse; de l'autre, un simple effet de cette mobilité populaire dont la vulgarité proverbiale est de toutes les latitudes?

Nous croyons que ce rapprochement a une tout autre portée; nous croyons qu'il est le symptôme

d'une situation assez caractéristique pour être étudiée.

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Pétion jeta le premier la semence républicaine sur le sol haïtien. Or, si la démocratie forme un extrême et l'absolutisme un autre, il est rare qu'en matière de révolution ces deux extrêmes ne se touchent. L'excès de l'un sera toujours la mesure de l'excès de l'autre : on comprend comment le germe déposé par Pétion dans la constitution de 1806 se développa rapidement chez des hommes qui venaient de s'affranchir de la domination la plus absolue de l'esclavage corporel et de l'ilotisme politique. Aussi, tandis que de sa main de fer Christophe, séquestrant ses États de tout contact avec le Sud, maintenait dans le Nord l'absolutisme le plus énergiquement constitué qui fût jamais, les idées démocratiques se propageaient rapidement parmi les gouvernés de Pétion, favorisées qu'elles étaient d'ailleurs par les perpétuelles concessions que sa lutte avec le roi noir imposait au chef mulâtre. Lorsque, délivré des appréhensions que lui inspiraient les projets de conquête de son rival, et affriandé par l'exercice du pouvoir, Pétion voulut resserrer un peu les rênes et s'arrêter sur la pente qu'il sentait devenir chaque jour plus rapide, it

éprouva, même au milieu de son entourage le plus intime, une résistance qui dut lui révéler combien son peuple avait progressé. On le vit un jour envoyer des canons chargés à mitraille au sénat qui le mandait à sa barre, et un écrivain contemporain nous l'a représenté faisant «baïonnetter, pour cause d'opposition,» ses amis naguère les plus dévoués, ceux qui l'avaient aidé à monter au pouvoir. En vain parvint-il, à force d'intrigues et d'intimidation, à reprendre en 1816 par les modifications qu'il fit introduire dans la constitution, une partie de ce qu'en d'autres temps il avait laissé tomber de démocratie dans la charte de son pays; en vain son successeur Boyer, fidèle sectateur de son école, marcha-t-il constamment dans la même voie le fait même de l'unité territoriale qu'il parvint à réaliser, lui créa

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« Pétión se trouva trop à l'étroit dans ce pacte fondamental, auquel il « avait travaillé, lorsqu'il le croyait destiné à enchaîner un autre que lui. « Il lutta d'abord contre le sénat, qui voulait, après l'avoir nommé, le con« tenir dans les limites de ses fonctions; et deux ans s'étaient à peine ‹écoulés, que le sénat était dispersé et Pétion maître de la république. La plupart de ses anciens amis, Lacroix, Daumec, Lys, Peslasges, Bonnet, << et d'autres encore, tous des mieux famés et des plus haut placés, devin<<< rent ses ennemis : quelques-uns même périrent. Son complice Gérin, qui ‹ s'indignait de ses usurpations, fut bayonnetté par une compagnie de gre<< nadiers envoyés soi-disant pour l'arrêter...» (Colonies étrangères et Haïti, par V. Schoelcher, t. II, p. 148.) Quoique les accusations de M. Schoelcher ne soient pas toujours paroles d'Évangile lorsqu'il s'agit des hommes de couleur, nous devons dire que cet écrivain est ici dans le

une résistance plus dangereuse, en inoculant aux anciens sujets de Christophe des idées au-devant desquelles ils se précipitèrent avec cette ardeur qui naît de la loi des extrêmes dont nous parlions tout à l'heure.

Cette situation glissa longtemps inaperçue aux yeux de l'Europe. L'interdit, parfois sanglant, dont Boyer frappa l'expression de toute doctrine politique, a dû laisser croire à l'existence d'une quiétude parfaite dans les esprits. Et, sous ce rapport, nous ne savons rien de plus curieux que les allures de la presse haïtienne, au moment où éclatait la révolution de 1843. Aussitôt que le président avait soupçonné l'existence d'un complot contre son autorité, il avait envoyé un de ses officiers prévenir les rédacteurs des journaux du Port-au-Prince qu'il n'entendait pas qu'il y fut fait la moindre allusion. Ainsi, tandis que tous les esprits bouillonnaient du mouvement qui allait éclater, tandis que le manifeste de Praslin circulait de main en main,

la

presse se livrait aux plus transcendantes discussions sur le droit des gens: à l'heure suprême où la fusillade, après avoir grondé à Pestel et à Jéré– mie, se faisait entendre à quelques lieues du Port

au-Prince, on en était à l'examen approfondi du système financier.

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Cette situation dura jusqu'au jour où les journaux purent écrire en tête de leur première colonne RESPIRONS... . Dès ce moment, ce fut un torrent, un flux d'autant plus impétueux que la compression avait été plus étrangement abusive. Certes, ce fut, ou jamais, le cas de le dire : La démocratie coula à pleins bords. Et quelle démocratie! il faut avoir lu pour le croire : le choc des idées les plus hétérogènes; des bribes empruntées au fédéralisme américain, et au centralisme français de 93; le principe de la souveraineté du peuple, s'émiettant pour ainsi dire dans un principe nouveau, celui de la souveraineté de la commune '; enfin, tout le dévergondage intellectuel, toute la logomachie politique d'un peuple jeune, inexpérimenté, arriéré par l'éducation, arriéré par l'intelligence, et longtemps comprimé dans la légitime manifestation de ses besoins et de ses

vœux.

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Ce fut au milieu de cette fièvre que se formè

Voy., pour tout ce qui précède, les numéros du Patriote et du Temps, qui se réfèrent à l'époque dont nous parlons.

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<< Il faut que la commune soit indépendante, il faut qu'elle soit souveraine, et elle le sera... » Voy. les articles du Patriote sur la souveraineté de la commune.

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